En mai 2019, Nemo publiait la tribune qui suit. Après les moments sanglants que nous venons de vivre, il parait plus qu’opportun de la publier à nouveau.
Chaque fois qu’on s’énerve d’entendre le pape nous enjoindre d’« accueillir » ou de « pardonner », il y a une bonne âme pour vous rétorquer qu’il ne peut pas faire autrement, que c’est l’enseignement de Jésus Christ, que c’est le devoir de tout bon chrétien. Bullshit !
Levons en préambule une ambiguïté. Je ne suis pas théologien, tout juste athée de culture et de valeurs catholiques, et je n’ai donc aucune autorité pour interpréter ici les écritures. Mais quand même. Permettez qu’il y ait des choses qui me fassent bouillir : chaque fois qu’il y a un « problème » (je vous laisse deviner de quelle nature), la hiérarchie catholique, pape compris, ne manque pas de nous exhiber l’injonction à tendre la joue gauche lorsque quelqu’un nous frappe sur la joue droite, et à accueillir sans distinction toute la misère qui se présenterait à notre porte - tout bon chrétien (en fait tout vrai chrétien, un vrai chrétien ne pouvant être que bon) se devrait d’être intégralement pacifiste, généreux et ouvrir sa porte à tous, surtout à ceux qui ne lui veulent pas du bien, selon l’autre formule consacrée : « quel serait le mérite d’être chrétien si l’on n’aimait que ses amis ? Les païens aussi aiment leurs amis ».
Admettons, messieurs les prêcheurs au grand cœur, mais pourrait-on quand même apporter un petit bémol à la musique de vos augustes sainteté et éminences ?
Ne serait-ce qu’une première évidence : Jésus parlait il y a 2000 ans, dans un contexte qui n’a strictement rien à voir avec la situation contemporaine sur au moins deux points. A l’époque, il n’y avait pas de chrétiens, ça parait idiot de le faire remarquer, mais comme disait Martin Luther : « Avant de vouloir gouverner le monde chrétiennement, veille à le peupler de chrétiens ». Pour créer et développer une clientèle, il fallait proposer un produit nouveau. Le pacifisme, la générosité, l’amour du prochain, l’œcuménisme étaient une façon d’apporter du changement et de la nouveauté par rapport aux cultes existants – des arguments marketing, en quelque sorte. Lorsque Jésus préconise de tendre l’autre joue, il a un objectif : faire en sorte que le païen gifleur, surpris et impressionné par une attitude « révolutionnaire », reconnaisse la supériorité du dieu du chrétien giflé et se convertisse… Quant au deuxième point, il n’échappera pas aux lecteurs les plus perspicaces que la concurrence n’était pas comparable. Il n’y avait pas en particulier une autre religion monothéiste particulièrement agressive dont l’ambition aurait été, entre autres, de remplacer Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit par Allah, et pas en mettant seulement des baffes aux chrétiens.
Et puis, si le « haut » clergé voulait se donner la peine de s’intéresser à ses propres ouailles plutôt que de tordre les écritures pour complaire aux clients des concurrents (et qui ne changeront pas pour autant de crèmerie), il reconnaîtrait que Jésus Christ, s’il donne lui-même l’exemple de la charité et de la paix, ne confond jamais sphère publique et sphère privée, la première étant du domaine de César, et la seconde de Dieu. Que le chrétien tende l’autre joue, qu’il accueille l’étranger, qu’il se dépouille de ses richesses au profit des pauvres, c’est son droit et sa liberté personnelle, à condition qu’ils n’engagent que lui. Mais que pour réaliser une ambition égoïste d’accès à la sainteté, il mette en danger ses proches, sa famille, son pays, ou se refuse à les défendre ou à les protéger, il n’en a jamais été question dans les évangiles et ce serait un contresens. Quant à pardonner à un agresseur qui sera de toutes façons puni par la justice séculière, c’est beau, mais sans conséquence pratique.
Bref, il n’y a pas la moindre raison pour que, aujourd’hui, le monde étant ce qu’il est et les chrétiens bien plus victimes que prédateurs, ils accueillent et tendent l’autre joue à des agresseurs qui n’ont pas la moindre intention ni de se convertir, ni même d’arrêter de frapper. Être pacifiste dans un monde belliqueux n’a pas de sens.