Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et le siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Samedi 6 juillet 2024.
Hier, sous la tente, je parlais avec Sabah du bouleversement de notre vie, comment nous en étions arrivés à vivre sous la tente dans des conditions très dures, la chaleur, les mouches, le sable qui nous envahit… Mais ce seront un jour des souvenirs dont on pourra même rire. Je disais à Sabah que, plus tard, on se raconterait des histoires en plaisantant : « Tu te rappelles comment tu as allumé le feu et que tu avais du noir partout sur ton visage, comment tes joues étaient passées du rouge au noir ? » On dira sans doute aussi :
Tu te rappelles comment on faisait la queue pour acheter l’eau dans des citernes, comment on avait fait une piscine, comment on avait essayé de transformer notre tente en villa, que l’on appelait « El ezza », « La dignité ». C’est vrai que maintenant, c’est très dur, mais plus tard ce seront des souvenirs, et on en sourira.
Mais on parlait aussi de cette machine de guerre qui a tout détruit : les hommes, les bâtiments, les infrastructures, les arbres, les pierres, les terres agricoles, même les nappes phréatiques. Mais beaucoup de gens ne se rendent pas forcément compte que la machine détruit quelque chose de plus important encore : les souvenirs, le passé. Car démolir une maison, ce n’est pas seulement abattre des murs, c’est faire disparaître un foyer. Dans notre société, notre appartement ou notre maison, d’habitude, c’est le cœur de la famille. La majorité de la population de Gaza vit dans des « immeubles familiaux », des constructions de quelques étages où habitent le père, ses enfants, avec leurs maris ou leurs femmes et les petits-enfants. Tout le monde est là. Tout le monde a grandi dans cette maison, elle contient les souvenirs de toutes les étapes de la vie : l’enfance, les études, les diplômes, les mariages. Et surtout, les souvenirs du père, qui a travaillé toute sa vie pour arriver à construire cette maison.
« Je n’ai plus de photos de moi quand j’étais petite »
C’est le rêve traditionnel de tous les Palestiniens : travailler, construire une maison, se marier et puis avoir des enfants, et que les enfants grandissent et que chacun ait son propre appartement. Dans le chaos, j’ai essayé de préserver ce que je pouvais de cette mémoire. Avant cette guerre, il y en a eu d’autres, et nous étions toujours prêts à partir rapidement. Depuis l’attaque israélienne de 2014, quand ils ont commencé à viser les tours comme celle où nous habitions, nous avions des sacs à dos préparés pour un départ en urgence, dont un qui contenait les passeports, les papiers importants, un peu d’argent. Vraiment le strict nécessaire. Et j’ai toujours insisté pour glisser dans ce sac quelque chose qui appartenait à notre mémoire : les photos des enfants, de Walid…
Comme on évoquait tout cela, Sabah m’a raconté qu’en 2014, quand sa famille a perdu une première fois sa maison, elle avait tout perdu : « Je n’ai plus rien, plus de photos de moi quand j’étais petite, de photos de classe à l’école, j’ai perdu mes diplômes, les photos de la naissance de mes enfants, les photos de mes parents, celles de mon père quand il était jeune. Tout cela a disparu. » Les Israéliens savent très bien que détruire une maison, c’est détruire le passé d’une famille. Et pendant cette guerre-ci, l’immeuble familial de Sabah a été détruit pour la deuxième fois. Son père avait mis cinq ans à le reconstruire, et il restait un étage à achever. Dix ans de souvenirs, tous ceux des années 2014 à 2024, ont encore disparu.
Sabah avait son propre appartement dans cet immeuble, elle avait commencé à le meubler, elle y avait mis les photos qui illustraient la vie de ses fils, on les voyait dans leur chambre, au jardin d’enfants, à leurs remises de diplômes. Les diplômes, encadrés, étaient accrochés aux murs. Tout cela a été effacé par la machine de guerre.
Vendre des bijoux transmis de génération en génération
Dans nos maisons, en général, on trouve beaucoup de choses, des souvenirs rapportés de voyage, des cadeaux reçus d’amis… Et puis les bijoux. Je ne sais pas si c’est une coutume uniquement palestinienne, mais on garde toujours les bijoux de mère en fille. On voit souvent des femmes qui portent un bijou qui appartenait à leur arrière-grand-mère, transmis de génération en génération.
Un ami m’a raconté qu’un de ses amis a été obligé de vendre une bague qui avait appartenu à sa grand-mère, parce qu’il devait nourrir sa famille. Aujourd’hui la majorité des habitants de la bande de Gaza dépend de l’aide humanitaire. Depuis presque trois mois, cette aide ne passe plus. Et beaucoup de gens n’ont plus de revenus. Les fonctionnaires de l’Autorité palestinienne sont toujours payés même depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007, mais leurs salaires sont en ce moment diminués de moitié. Du coup nous avons commencé à vendre nos biens, surtout nos bijoux. Mais ils n’ont pas seulement une valeur marchande. Une bague, ce n’est pas seulement 300 ou 400 dollars, c’est quelque chose qui vient de la mère, de la grand-mère, c’est l’histoire d’une famille.
C’est le rêve d’une mère de transmettre un bijou à sa fille, qui le donnera à son tour à sa propre fille. Si cette maman perd cette bague, elle perd un trésor. Malheureusement, il y a des gens qui profitent de la guerre pour acheter ces trésors à bas prix.
Un homme a dû céder une bague qui valait 500 dollars à 250. Il a perdu de l’argent, mais aussi ses souvenirs. Il était si triste qu’il en a pleuré. Il a pris le numéro de téléphone de l’acheteur et lui a dit : « Je tiens beaucoup à cette bague. Est-ce que tu peux la garder jusqu’à la fin de la guerre ? Je pourrai peut-être la racheter, même à un prix plus élevé. » Mais la réponse a été sans appel : « Non, je suis bijoutier, j’achète et je revends, je ne peux rien te garantir. »
Un autre souvenir très important, c’est la clé de la Nakba. Tous les réfugiés ont gardé la clé de la maison dont ils ont été chassés en 1948, et se la transmettent de père en fils. On l’accroche aux murs. Pour nous c’est un grand trésor. Il y a des gens qui l’ont perdue durant cette guerre, ou de celle de 2014. Pareil pour d’autres souvenirs historiques : la première carte de l’UNRWA de l’arrière-grand- père quand il est devenu un réfugié, avec sa photo et la date, des pièces de monnaie portant la mention « Palestine », qui avaient cours sous l’Empire ottoman et le mandat britannique. Ces souvenirs marquent l’attachement à la patrie, à la terre, à la famille. Perdre un souvenir, c’est comme perdre un parent.
« Je veux que mon fils soit fier du passé de sa famille »
Tout cela, c’est la tradition. Malheureusement, les relations familiales ont beaucoup, beaucoup changé à Gaza. Avant, nous étions vraiment soudés. Aujourd’hui, nos relations sont devenues comme une toile d’araignée, complexe mais fragile. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre ce que je dis. On perd nos souvenirs, on perd notre passé, on perd tout lien avec les parents et les grands-parents. Et c’est pour cela que j’ai insisté pour garder quelque chose dans nos déplacements en urgence. On ne peut pas tout prendre, on ne peut pas prendre des dizaines d’albums de photos ou quoi que ce soit d’autre. Aujourd’hui peut-être qu’on peut mettre tout cela sur un disque dur, mais il faut du temps.
Ceux qui n’ont pas vécu cette expérience pensent qu’il faut juste fuir, prendre les passeports, les papiers nécessaires, un peu d’argent, des bijoux et point à la ligne. C’est après qu’ils se rendent compte que les souvenirs sont plus précieux que l’argent, les passeports et les papiers qu’ils ont emportés. Parce que les souvenirs, pour les Palestiniens, c’est aussi une identité. Moi aussi, j’ai emporté une clé, plus récente. Quand j’ai dû quitter notre appartement de Gaza-ville après l’invasion israélienne, j’ai pris la clé, comme un réflexe. Je savais que cela ne servirait à rien de verrouiller la porte, parce que soit l’immeuble allait être bombardé, soit quelqu’un d’autre allait utiliser l’appartement. Mais j’ai voulu garder la clé pour me souvenir qu’on avait vécu là. Avant de partir, j’ai filmé tout l’appartement, et j’ai fait en sorte que Walid soit toujours dans l’image pour lui montrer les vidéos un jour. Pour le moment, je sais par les amis qui sont restés à Gaza-ville que notre appartement est toujours intact, même si les vitres ont sauté, et que les les meubles ont été renversés parce que des bombes ont touché les autres appartements de l’immeuble autour de chez nous. Mais je veux que Walid regarde cette vidéo, et je lui dirai : « C’est là où on vivait, là c’était ta chambre, là c’était le salon. » J’ai aussi filmé ses jouets. Si un jour on revient et qu’on ne trouve plus notre maison, il aura au moins ce souvenir.
Dans cet appartement, il y a des cadeaux que mon père avait reçus quand il travaillait — il a été un des fondateurs de Wafa, l’agence de presse palestinienne. Certains remontent aux années 1970, des montres, notamment de la part de chefs d’États, etc. Malheureusement, je n’ai pas pu prendre tout ça avec moi. Peut-être que notre maison sera finalement bombardée et que tout ça va partir en fumée, toutes ces choses que je voulais montrer à Walid. Je lui aurais dit : « C’est la montre de ton grand-père, elle lui a été donnée par tel président, dans tel pays », pour qu’il soit fier du passé de sa famille, de son grand-père, de son père. Je ne sais pas si je vais retrouver tout cela, ou tout perdre avant la fin de la guerre. J’espère que tout va s’arrêter et que les gens vont se refaire des souvenirs, mais cette fois-ci de bons souvenirs, et qu’il n’y aura plus que de la joie, et plus de guerre.