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Les tensions entre la France et l’Algérie se sont avivées ces derniers mois. Au-delà du contentieux bilatéral, la stratégie du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau de mettre de l’huile sur le feu pour satisfaire la droite et l’extrême droite complique la recherche de solutions des problèmes en discussion.
Le récent affrontement verbal entre Paris et Alger vient de loin. Quand Emmanuel Macron accède à l’Élysée au printemps 2017, il espère relancer des relations poussives entre les deux États grâce à une nouvelle politique — l’écriture à deux mains de la sanglante histoire commune — et enterrer définitivement un passé qui ne passe pas outre-Méditerranée chez les conservateurs, comme dans une partie de la société française plus ou moins nostalgique de la perte des colonies et de l’Empire.
Deux ans plus tard, au printemps 2019, la succession du président Abdelaziz Bouteflika se passe mal et débouche sur la prise du pouvoir d’un militaire. Le chef d’état-major, le général Salah Ahmed Gaïd, est aux prises avec un puissant mouvement populaire qui s’oppose d’abord au renouvellement du président sortant, puis inaugure un défilé hebdomadaire en faveur d’un pouvoir civil. Pendant un an , des centaines de milliers d’Algériens manifestent dans les rues de la capitale et d’autres villes de province pour dénoncer le règne des généraux. Le commandement de l’armée dénonce alors un complot ourdi par Paris pour prendre sa revanche sur la guerre d’indépendance. En termes simples — sinon simplistes — la propagande officielle condamne en permanence une prétendue revanche du harki sur le moudjahid, du traître sur le héros et transforme la France en bouc émissaire, au moins dans les médias officiels largement dominants.
Le poids des Républicains
La tectonique des plaques algériennes et françaises devient antagonique. La parade inventée par les autorités algériennes ne fait évidemment pas bon ménage avec la politique mémorielle que l’Élysée entend malgré tout sauvegarder. Le président français s’impatiente. En 2021, il met en cause publiquement le régime algérien « très dur » qui caporalise son « ami », le président algérien Abdelmajid Tebboune, bénéficiaire d’une invitation permanente à se rendre en France.
La dissolution ratée de juin-juillet 2024 prive le président Macron d’une majorité parlementaire et l’expose à un dilemme : donner le pouvoir à ses adversaires du Front populaire arrivé en tête — mais sans majorité absolue — ou bâtir un gouvernement avec des renforts chez la petite cinquantaine de députés Les Républicains qui ont survécu à la dissolution et à la division. Mais comme cela ne suffit pas, il lui faut aussi tenter au moins de neutraliser l’extrême droite de Marine Le Pen. Or, les deux tendances se retrouvent dans une amitié démonstrative avec le Maroc monarchiste et une hostilité commune à l’endroit d’Alger qui ne dispose plus d’alliés dans la classe politique française.
Avec le temps, gaullistes et communistes, favorables à une entente franco-algérienne, ont disparu de la scène. Le régime algérien a tout fait pour s’isoler de l’opinion française. Autoritaire, il s’est mis à dos la gauche qui lui reproche les poursuites contre journalistes et militants. Conservateur sur le plan social et religieux, il s’est coupé de la jeunesse et du monde de la culture. Nationaliste, il perd le contact avec la droite de gouvernement et se trouve pris de court quand, le 31 juillet 2024, le président Macron écrit une lettre de ralliement à Mohammed VI sur la question du Sahara occidental, dont le territoire est occupé pour l’essentiel par les Forces armées royales.
Fin de la neutralité sur le Sahara Occidental
Paris abandonne une position vieille de plus de trente ans en faveur de l’autodétermination des populations au profit d’une reconnaissance de la souveraineté marocaine sur cette ancienne colonie espagnole. Le moment est mal choisi pour Alger qui prépare l’élection présidentielle début septembre. C’est un moment toujours compliqué entre respect affiché des règles démocratiques et… absence totale d’incertitude sur les résultats.
L’ambassadeur à Paris est rappelé, les entreprises françaises établies en Algérie sont privées de lettres de crédit pendant une semaine, et les relations entre services de renseignement sont gelées au détriment de la lutte commune contre les djihadistes de l’organisation de l’État islamique (OEI). Le Sahara est certes une affaire d’État, mais l’opinion algérienne ne se passionne pas pour un territoire lointain, jugé coûteux pour les finances publiques. En revanche, après le revirement de Madrid, celui de Paris est vécu comme une humiliation nationale pour le régime. Pour les milieux islamistes, c’est du pain béni pour leurs discours contre l’ex-métropole et ses suppôts, sans parler des outrances de divers médias.
L’interpellation à la mi-novembre d’un écrivain franco-algérien, Boualem Sensal, à sa descente d’avion à l’aéroport Houari Boumédiène-Alger, dégrade un peu plus les relations diplomatiques entre les deux pays. Vu d’Alger, c’est un partisan du Maroc honni qui soutient qu’au XIXe siècle le Sultan contrôlait une bonne partie de l’Oranie . En un mot, il est considéré comme un traître à la cause nationale. Paris, de son côté, s’indigne, au nom de la liberté d’opinion, contre cette atteinte aux droits humains — à juste titre. Les milieux intellectuels se mobilisent, la droite et l’extrême droite également.
Bruno Retailleau, le puissant locataire du ministère de l’intérieur, se joint à l’empoignade avec d’autant plus de vigueur qu’à peine nommé début septembre, il a affiché son intention de régler des comptes avec Alger, notamment sur l’octroi difficile des laissez-passer consulaires indispensables à l’exécution des OQTF (Obligation de quitter le territoire français) délivrés par les autorités françaises.
La mairie de Montpellier lui en donne l’occasion. Quatre Algériens s’insultent et se menacent sur TikTok en darija, le dialecte algérien, peu connu, a priori, des édiles français. Ils sont interpellés et présentés à la justice. Retailleau prend les juges de vitesse et expulse entre deux gendarmes le plus vieux d’entre eux, un quinquagénaire, homme de ménage et père de famille, accusé d’avoir eu une jeunesse orageuse et d’avoir prononcé des paroles contestées.
Bruno Retailleau, ignorance et coup de menton
Pour la place Beauvau, le coup s’annonce gagnant quoiqu’il arrive. Soit Alger accepte le fait accompli sans respect des procédures et Paris a alors la martingale pour répéter l’opération et donner satisfaction à sa clientèle électorale. Soit il est renvoyé, là aussi au mépris des règles, et la campagne anti-algérienne prendra un nouvel élan.
Retour à l’envoyeur, le « tiktokeur » revient à Paris par le même avion. Retailleau monte alors sur ses grands chevaux. Il se fait valoir auprès de ses électeurs et dénonce une volonté d’Alger « d’humilier » la France. Il énumère pêle-mêle les représailles disponibles, la dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968 sur l’immigration, et la dispense de visas pour les détenteurs de passeport diplomatique. Signe d’une ignorance des réalités, il en appelle aussi à une aggravation des droits de douane sur les importations algériennes en France, compétence exclusive de Bruxelles depuis le Traité de Rome de 1957, et à une diminution du nombre de visas, une mesure que Gérald Darmanin, ministre de la justice, juge « inefficace ». La presse des deux côtés de la Méditerranée s’emballe un court moment, puis passe à autre chose.
Le moment de tension est passé. Un précédent plaide en ce sens. Coupable deux ans auparavant du même crime que le président Macron, le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a été absous en toute discrétion. Il y a quelques mois, l’ambassadeur d’Algérie a regagné Madrid et les relations commerciales ont été rétablies. Avec Paris, il y a une complication supplémentaire : la présence de centaines de milliers d’Algériens ou de Franco-algériens que le mépris des procédures de part et d’autre inquiète. Retailleau n’a pas prévenu le consulat d’Algérie de Montpellier de sa décision comme le prévoit l’accord franco-algérien. Alger a expulsé un de ses ressortissants au lieu de l’accueillir.
En attendant d’éclaircir le dossier des expulsions, l’Élysée reprend la main et dépêche à Alger un spécialiste des négociations secrètes, Nicolas Lerner, patron de la Sécurité extérieure (DGSE). Rien ne transpire, la presse algérienne ne dit mot. Cependant, le 15 janvier, devant l’Assemblée nationale puis sur RTL, le ministre français des affaires étrangères, Jean Noël Barrot, nie toute « tension » entre les deux capitales et exalte les « deux puissances voisines », avant que ne soit évoquée son éventuelle visite en Algérie. Le ministre des armées, Sébastien Lecornu, qui est intervenu dans le débat, privilégie une voie plus ambitieuse : renouveler les relations entre les deux républiques. Mais le même jour, le 22 janvier, le ministre de l’intérieur annonce l’interpellation d’un influenceur algérien, Rafik M., avant de se faire recadrer par le parquet qui précise que « rien n’est retenu à ce stade » contre l’homme, qui n’est d’ailleurs « pas en garde à vue ». La partie de ping-pong entre le président de la République et son ministre de l’intérieur continue…