Certains livres s’imposent par leur acuité. Le dernier ouvrage de Nicolas Dufourcq sur la dette sociale française appartient à cette catégorie rare. Cette plongée dans cinquante ans de réformes, de renoncements et d’aveuglements s’avère à la fois éclairante et affligeante.
À l’heure où la dette publique française frôle les 3 500 milliards d’euros, la question centrale n’est plus de savoir si nous pouvons continuer d’emprunter (quoique), mais ce que finance réellement cet endettement. Près de 2 000 de ces 3 500 milliards proviennent de dépenses sociales réglées… à crédit. Chaque mois, trois jours de retraites, de RSA ou d’allocations chômage sur trente sont financés par l’emprunt, et non par l’impôt : une mécanique absurde et injuste envers les jeunes générations. Au début des années 1980, la dette ne finançait qu’1 % de la dépense sociale ; elle en finance désormais 10 %. En un demi-siècle, la France a inventé un État-providence sous perfusion permanente, où l’endettement n’est plus un instrument d’investissement mais le carburant du quotidien. Chaque année : 400 milliards pour les retraites, 260 milliards pour la santé, 50 milliards pour le handicap, 33 milliards pour le RSA et les aides sociales, 34 milliards pour l’assurance chômage, et 80 milliards pour les allègements de charges. Les trois quarts de la hausse de la dépense publique depuis 1975 viennent du social.
La spirale de l’endettement social
Né en 1945 dans l’élan du Conseil national de la Résistance, l’État-providence français avait une ambition fondatrice : protéger chacun contre les grands risques de la vie. Il commence par la création de la Sécurité sociale et du régime de retraite par répartition, à une époque où 5 actifs soutiennent un retraité (contre 1,7 aujourd’hui). Les décennies suivantes voient un élargissement progressif du socle, au-delà de la seule logique assurantielle. Sous De Gaulle, la généralisation des retraites complémentaires et la montée en puissance des allocations familiales consolident le modèle. Valéry Giscard d’Estaing étend massivement le périmètre de l’action sociale : création du minimum vieillesse (1974), Aide Personnalisée au Logement (APL, 1977), mise en place de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) et de l’Allocation Parent Isolé (API, 1975), posant les bases d’un bouquet de prestations qui s’élargira progressivement avec la Prestation d’Accueil du Jeune Enfant (PAJE, 2004), l’Allocation de Soutien Familial (ASF) et, plus récemment, des prestations pour les femmes sans pension alimentaire ou dont la pension est partielle.
Mais c’est sous François Mitterrand que s’opère la véritable rupture culturelle et économique. Retraite à 60 ans (1982), cinquième semaine de congés payés, hausse massive du SMIC et des minima sociaux, création du RMI (1988) : la logique d’extension devient systématique. Dans les années suivantes, la tendance se poursuit : RMI puis RSA (2001 et 2009), CMU (1999), APA (2001), puis PUMA (2016). Résultat : une société figée, ultra-égalitaire, à faible taux d’emploi (66 % contre 77 % en Allemagne), où un actif sur deux finance l’autre moitié du pays.
Aucune réforme structurelle depuis…
La dernière tentative sérieuse de remise à niveau remonte au plan Juppé de 1995-1996. Il visait à replacer la Sécurité sociale sous contrôle parlementaire, à encadrer les dépenses de santé et à isoler la dette sociale via la CADES et la CRDS. Il prévoyait également une convergence des régimes publics et privés, et un début d’épargne retraite collective. Mais la brutalité du calendrier, l’enchevêtrement avec la réforme des régimes spéciaux et l’absence de pédagogie ont provoqué l’échec.
Les grandes grèves de 1995 furent un traumatisme pour la classe politique et ont assurément bridé les velléités de réformes structurelles. Toutes les réformes « réussies » (bien que toujours insuffisantes) furent essentiellement paramétriques. En 1993, la réforme Balladur concerne uniquement le secteur privé : elle augmente la durée de cotisation et modifie le calcul du salaire de référence pour la retraite, tout en basculant l’indexation des pensions sur les prix plutôt que sur les salaires. En 2003, la réforme Fillon étend ces mesures aux régimes publics, poursuivant l’allongement progressif de la durée de cotisation et renforçant le mécanisme de décote / surcote, sans toucher à l’âge légal de départ. En 2010, la réforme Woerth-Sarkozy élargit encore le champ, incluant fonctionnaires et régimes spéciaux, relève l’âge légal de départ de 60 à 62 ans et l’âge d’obtention du taux plein de 65 à 67 ans, tout en introduisant des mécanismes pour les carrières longues et la pénibilité. Sous François Hollande, la durée de cotisation est légèrement allongée, mais la réforme reste limitée et ne remet pas en cause l’équilibre général. Surtout, les concessions accordées sur la pénibilité et les carrières longues sont tellement mal calibrées qu’elles en annulent le bénéfice.
Sortir de l’impasse ?
Pour sortir de l’impasse, il faut du courage politique et une vision intergénérationnelle claire : protéger les générations à venir plutôt que de vivre au détriment de leur avenir.
Sur les retraites, il s’agit d’assumer des décisions structurelles : porter l’âge légal à 65 ans d’ici dix ans, désindexer partiellement les pensions supérieures à 2 000 €, aligner progressivement régimes privés et publics, et introduire une dose de capitalisation, comme le réclame David Lisnard depuis des années. Pour fixer les ordres de grandeur, si la réforme Juppé avait été menée à terme, la France disposerait aujourd’hui d’un fonds de retraite supérieur à 3 000 milliards d’euros. On ne refait pas le passé, mais on peut apprendre de nos erreurs.
Sur les aides sociales, la solution ne réside pas dans l’empilement des dispositifs, mais dans la simplification. Une allocation sociale unique, multifactorielle (revenu, famille, logement, handicap), automatisée et contrôlable, redonnerait lisibilité et efficacité à l’effort national, tout en limitant les trappes à inactivité. Cette mesure, simple sur le papier, sera politiquement délicate : toute réforme sérieuse crée inévitablement des perdants. Résister aux lobbies n’est pas une mince affaire…
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