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Le voile islamique et le « vivre-ensemble »

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Par Roseline Letteron

burka

L’arrêt de Grande Chambre S.A.S. c. France, rendu le 1er juillet 2014 par la Cour européenne des droits de l’homme était très attendu. Il porte sur la conformité à la Convention européenne des droits de l’homme de la loi du 11 octobre 2010, dont l’article premier est bien connu : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Rappelons que cette requête était l’ultime recours des opposants à ce texte, le Conseil constitutionnel l’ayant déjà déclaré conforme à la Constitution dans une décision du 7 octobre 2010.

La requête est un échec : la Cour européenne déclare la loi française conforme à la Convention, et son analyse se caractérise par une très grande fermeté.

Observons d’emblée que la requête présente un certain nombre de caractéristiques très particulières.

La « victime potentielle »

La première de ces caractéristiques est que la requête vise à ce que la Cour statue in abstracto sur la loi, c’est-à-dire en dehors de tout litige. La requérante, qui se déclare musulmane pratiquante, déclare porter la burqa et le niqab afin d’être en accord avec ses convictions personnelles. Elle ajoute qu’elle ne porte pas ces tenues de manière systématique, mais qu’elle désire les porter quand elle le souhaite, y compris dans l’espace public. Elle introduit donc un recours directement contre la loi, alors même qu’elle n’a subi aucune condamnation et n’a même pas été verbalisée sur le fondement de ce texte.

Elle se réfère ainsi à la jurisprudence de la Cour qui admet la recevabilité de recours des « victimes potentielles » contre des textes qui les concernent directement. Dans les affaires Dudgeon c. Royaume Uni du 22 octobre 2001 et Modinos c. Chypre du 22 avril 1993, la Cour avait ainsi admis la requête d’homosexuels contre des lois prévoyant des sanctions pénales pour des actes sexuels entre personnes de même sexe, alors même que ces textes n’étaient pratiquement pas appliqués. La loi plaçait en effet ces personnes dans une situation très difficile : soit elles changeaient de comportement, soit elles risquaient de subir directement les effets de la législation. La requérante, elle aussi, a le choix entre retirer son voile dans l’espace public ou encourir une condamnation pénale. Sur ce point, et c’est peut être le seul, la Cour donne raison à SAS et admet en conséquence la recevabilité de son recours.

Anonymat de la requérante

Observons, et c’est la seconde particularité de la décision, que la requérante a choisi de conserver l’anonymat devant la Cour où elle n’est pas mentionnée que par des initiales, procédure autorisée par l’article 47 § 3 du règlement de la Cour. L’impression est évidemment fâcheuse, donnant l’impression que cette femme dépourvue de visage dans l’espace public est aussi dépourvue d’identité. Ce choix présente ainsi la requérante comme un être désincarné, la simple expression d’une revendication.

Un lobbying anglo-saxon

Ceci nous conduit à la troisième particularité de cette requête, qui s’inscrit dans une offensive plus générale dirigée contre la loi de 2010. Edwige Belliard, qui défendait la France devant la Cour, mentionne ainsi qu’avant ce recours, trois autres, rédigés par le même avocat britannique et reprenant exactement les mêmes arguments juridiques dans une formulation identique, ont été considérés comme irrecevables. Alors que notre pays compte plusieurs millions de musulmans, on observe donc que la contestation de la loi a fait l’objet de seulement quatre requêtes, entièrement rédigées au Royaume Uni.

Dans la décision du 1er juillet 2014, on constate d’ailleurs que différentes ONG sont intervenues devant la Cour pour défendre le port du voile intégral. À l’appui de leur démonstration, des études « scientifiques », dont « Unveiling the Truth« , rédigée par des chercheurs anglo-saxons de la Fondation Open Society, présidée par George Soros. Après avoir interviewé trente-deux femmes portant le voile intégral, ils déduisent qu’elles ne le portent pas sous la contrainte et condamnent évidemment la loi française. On note cependant que la Belgique est aussi intervenue à l’instance, cette fois pour soutenir une loi dont sa législation s’inspire.

Ces éléments contextuels ne sont pas inutiles pour comprendre la décision, ou plus exactement pour comprendre la fermeté de la Cour, confrontée à une opération de lobbying dont elle a sans doute perçu le danger. C’est la raison pour laquelle elle a soigneusement motivé sa décision, montrant que la loi française ne porte pas atteinte aux articles 8 (droit au respect de la vie privée), 9 (liberté de conscience) combinés avec l’article 14 de la Convention qui interdit toute forme de discrimination.

Primauté de l’article 9

La Cour reconnait que « l’apparence que l’on souhaite avoir dans l’espace public comme en privé relève de l’expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée ». Dans un arrêt Popa c. Roumanie du 18 juin 2013, la Cour considère ainsi que le choix de la coiffure relève de la vie privée, comme celui des vêtements (CEDH, 22 octobre 1998, Kara c. Royaume Uni). Il n’est donc pas douteux que la loi française emporte une ingérence dans la vie privée des personnes, dès lors qu’elles ne sont pas entièrement libres du choix de leur tenue dans l’espace public.

Ceci étant, la Cour considère que l’ingérence dans la vie privée n’est, en l’espèce, que la conséquence d’une autre ingérence, celle dans la liberté de manifester sa religion. Pour la requérante, sa religion lui dicte de revêtir la burqa ou le niqab. Peu importe que cette pratique soit minoritaire chez les musulmans français, l’important est le sentiment de la requérante d’agir conformément aux préceptes de l’Islam.

La Cour examine donc la requête essentiellement au regard de la liberté religieuse, dont elle considère qu’elle s’étend au culte, à l’enseignement, aux pratiques et à l’accomplissement des rites (par exemple : CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie). La liberté religieuse n’est cependant pas absolue et la Cour reconnaît que les États peuvent définir certainement restrictions, dans le but notamment d’assurer un équilibre au sein de leur société entre les différentes religions. Encore faut-il que l’ingérence soit « prévue par la loi », qu’elle ait un « but légitime » et qu’elle soit « nécessaire dans une société démocratique » à la « sûreté publique ou la sécurité publique ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

La condition fondée sur l’existence d’une loi est évidemment remplie. Personne ne conteste que la loi de 2010 a été votée dans des conditions régulières, et d’ailleurs avec une très large majorité, par le Parlement français.

But légitime et « Vivre-ensemble »

Le contrôle du « but légitime » permet à la Cour d’affirmer que la liberté religieuse n’a rien d’absolu. Elle peut céder devant les nécessités de la sécurité publique, en l’occurrence la nécessité d’identifier les individus afin de prévenir d’éventuelles atteintes aux personnes ou aux biens. Elle peut aussi céder devant le « respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte », formule employée par le gouvernement français dans son mémoire en défense. Parmi ces valeurs, il mentionne l’égalité entre les hommes et les femmes, la dignité des personnes et le respect des exigences minimales de la vie en société.

C’est sur ce dernier élément que s’appuie la Cour pour apprécier la finalité poursuivie par le législateur. Et elle précise clairement que l’interdiction de se couvrir le visage « peut être considérée comme justifiée dans son principe, dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre-ensemble ».

La « nécessité dans une société démocratique »

Il appartient donc à l’État d’être un « organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions ». Cette formulation peut sembler un peu surprenante, dans la mesure où la laïcité française repose plutôt sur l’idée que l’État est un régulateur, et non pas un organisateur, formule qui pourrait par exemple laisser entendre que les pouvoir publics doivent financer les cultes. Or le principe de laïcité « à la française » repose sur l’idée que les religions doivent être protégées dans l’espace privé et ne pas déborder dans l’espace public. Quoi qu’il en soit, ce choix terminologique n’a pas beaucoup de conséquences en l’espèce, dès lors que la Cour européenne reconnaît finalement le principe de laïcité.

Cette impartialité à l’égard des religions a pour objet d’assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance, toutes finalités également « nécessaires dans une société démocratique », et qui peuvent justifier que l’État soit contraint de limiter l’exercice de certaines libertés. Cette recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux est précisément l’un des éléments de la « société démocratique » qu’évoque la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour fait observer que cette recherche de l’équilibre appartient à l’État qui conserve une grande latitude dans ce domaine. Les juges européens considèrent qu’un État peut interdire le port de signes religieux aux enseignants. Dans l’affaire Kurtulmus c. Turquie du 24 juin 2006, la Cour déclare ainsi irrecevable, car manifestement infondée, une requête dirigée contre une loi interdisant le port du voile islamique dans les universités, au motif que le droit turc est libre d’imposer une obligation de neutralité aux fonctionnaires. Une solution identique est adoptée concernant cette fois les étudiantes, censées savoir, au moment où elles entrent à l’Université, que le droit turc y interdit le port du voile (CEDH, 10 novembre 2005, Leila Sahin c. Turquie).

D’une manière générale, la Cour rappelle qu’elle « se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle (…) dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause ». Agissant dans un but légitime que la Cour contrôle, chaque État est libre d’organiser librement les règles du « vivre-ensemble ». Le choix d’une société laïque implique certes quelques contraintes mais il constitue l’un des moyens d’assurer cet équilibre.

Cette décision va être largement commentée. Derrière l’analyse juridique, on peut se demander s’il ne s’agit pas aussi d’une mise en cause de la vision communautariste de la société civile, vision très répandue notamment au Royaume Uni. Pour les avocats britanniques de la requérante, la religion est un instrument de clivage qui doit affirmer un droit à la différence, y compris dans la vie publique. Pour la Cour européenne, il est tout aussi légitime de considérer que la religion doit demeurer un élément de la vie privée, afin d’assurer l’harmonie de la vie en société. Chaque État est libre de choisir son « vivre-ensemble », et c’est exactement ce qu’affirme la Cour européenne des droits de l’homme.


Sur le web.

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Voir en ligne : http://www.contrepoints.org/2014/07...