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Sahara. La Tunisie coincée entre l’Algérie et le Maroc

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La crise entre le Maroc et la Tunisie provoquée par la réception à Tunis de Brahim Ghali, président du Front Polisario, n’est que le dernier épisode de la rivalité entre l’Algérie et le Maroc, aggravée par l’établissement de relations diplomatiques entre le royaume et Israël.

La photo du président Kaïs Saïed accueillant le président du Front Polisario à sa descente d’avion le 26 août 2022 a été beaucoup partagée sur les réseaux sociaux et commentée par les médias du Maghreb. Les deux hommes se sont, par la suite entretenus dans le salon présidentiel de l’aéroport de Tunis, selon le même protocole que celui réservé aux chefs d’État et de gouvernement, venus assister à la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (en anglais Tokyo International Conference on African Development, Ticad) qui se tenait dans la capitale tunisienne.

Reproduites dans un premier temps sur la page Facebook de la présidence de la République tunisienne, avant d’en être retirées, ces images allaient provoquer la colère de Rabat et susciter interrogations et étonnement auprès des Tunisiens qui n’ignorent pas la sensibilité de ce dossier au Maroc. Ce n’est pas tant la participation de Brahim Ghali à ce sommet qui interpelle, même si la Tunisie ne reconnaît ni le Front Polisario ni la République arabe sahraouie démocratique (RASD) — autoproclamée en 1976, néanmoins membre à part entière de l’Union africaine —, mais bien l’accueil qui lui a été réservé.

Les effets de la colère des Marocains sont immédiats, se traduisant par le rappel de leur ambassadeur et l’annonce de l’annulation de leur participation au sommet. Dès le lendemain, par mesure de réciprocité, la Tunisie rappelait également son ambassadeur et expliquait qu’elle agissait ainsi dans le « respect des résolutions des Nations unies et de l’Union africaine », ajoutant que « contrairement à ce qui a été dit dans la déclaration marocaine, la RASD avait reçu une invitation directe du président de la Commission africaine ».

Maladresse diplomatique tunisienne ou application d’un ordre venu d’Alger et contraignant Tunis à rompre avec sa neutralité traditionnelle ? Dans tous les cas, cet incident diplomatique montre qu’Alger et Rabat entendent bien prolonger leur conflit en y impliquant d’autres acteurs régionaux. D’autant que les deux capitales qui continuent de se disputer l’hégémonie régionale sont également en lutte pour l’influence de leurs pays sur le continent africain. Le sommet de la Ticad, que le Maroc aurait peut-être souhaité organiser, leur en donne les moyens et la visibilité.

Mais par-delà cette brouille qui pourrait être passagère, cet incident montre bien les limites et les difficultés d’un pays comme la Tunisie à conserver la distance et la neutralité dont il a fait preuve des décennies durant.

Le choix de la neutralité

Pour de nombreux Tunisiens, Kaïs Saïed a eu tort de sortir le pays de sa neutralité dans le conflit saharien. Ils se réfèrent à ses prédécesseurs qui ont fait le constat que la Tunisie n’avait rien à gagner d’une implication dans ce conflit opposant les deux grands États du Maghreb qui se disputent territoires et hégémonie régionale. Pourtant, cette comparaison avec le passé qui mérite d’être nuancée doit aussi être replacée dans le contexte actuel.

En effet, si Habib Bourguiba et Zine El-Abidine Ben Ali ont soigneusement évité de prendre position sur le conflit du Sahara occidental, il ne faut pas perdre de vue le soutien de la Tunisie aux efforts de la Mauritanie pour exister et se faire reconnaître aux plans régional et international. Ce soutien avait alors provoqué une première rupture entre Rabat et Tunis qui dura de 1961 à 1965. Dès 1956 en effet, le Maroc avait intégré la Mauritanie dans la carte du Grand Maroc, mettant en avant les « droits historiques » de Rabat sur ces territoires avec lesquels les sultans marocains avaient entretenu des liens (Sahara occidental, Mauritanie, une partie de l’ouest algérien, et une partie du Mali). Balayant cette revendication d’un revers de manche, Habib Bourguiba décida de parrainer à l’ONU la candidature de la Mauritanie qui, après le véto soviétique au Conseil de sécurité, obtint le 19 avril 1961 la majorité de l’Assemblée générale, c’est la naissance de la Mauritanie.

L’appui apporté par la Tunisie pour sa reconnaissance au plan international a créé une rupture entre Tunis et Rabat. Le Maroc accusant Tunis d’avoir failli à ses obligations d’amitié et d’assistance du traité signé le 30 mars 1957 au palais impérial de Rabat, et en présence de Habib Bourguiba, du sultan et du prince Moulay Hassan, qui stipule notamment que « la Tunisie et le Maroc s’engagent à préserver et à raffermir les liens de fraternité qui existent entre eux et à s’abstenir de tout acte de nature à porter préjudice aux intérêts de l’un ou de l’autre ». La rancune de Rabat à l’égard de Tunis ne se dissipa qu’en 1965, et le Maroc continua de nier l’existence de la Mauritanie jusqu’en 1969.

Mais le choix de Habib Bourguiba de venir en aide à la Mauritanie et de faire de la Tunisie le premier État arabe à reconnaître ce pays ne l’a pas incité à prendre parti pour le Front Polisario à sa création en 1973, ou deux ans plus tard lorsque l’Algérie de Houari Boumediene décida de lui venir en aide. Au contraire, selon certains de ses conseillers diplomatiques, soucieux de l’équilibre de la région et attaché au développement qu’il souhaitait initier rapidement dans ce pays, il aurait même suggéré à Boumediene d’abandonner la cause sahraouie, laissant au Maroc le contrôle de cette région, moyennant un traitement quelque peu spécifique des Sahraouis. Sa proposition fut écartée par le chef de l’État algérien qui entendait tenir tête à son voisin marocain.

1200 kilomètres de frontières communes

Les années ont passé, et la Tunisie a tenté de conserver cette neutralité, qualifiée de positive à l’égard de chacun des deux protagonistes dans cette guerre larvée entre Alger et Rabat, même si les relations sont bien plus importantes avec l’Algérie qu’avec le Maroc. La Tunisie importe en effet à l’Algérie les deux tiers du gaz qu’elle consomme, avec une demande d’augmentation de ce volume importé à des prix préférentiels et avec de très grandes facilités de paiement. En avril 2020, un nouvel accord a été conclu entre Alger et Tunis, garantissant la fourniture de gaz jusqu’en 2030. Mais l’aide algérienne s’est également opérée sous d’autres formes durant ces dix dernières années, et Alger a participé activement à la lutte contre le terrorisme, à la sécurisation de la frontière qui la sépare de la Tunisie (1200 km), et à fournir le renseignement à Tunis.

Alors que la Tunisie traverse une crise économique sans précédent et que la dette du pays est évaluée à 100 milliards de dollars (100 milliards d’euros), aussi modestes soient-elles, les aides financières de l’Algérie sont venues quelque peu soulager le voisin tunisien. Le 2 février 2020, Alger annonçait une injection de 150 millions de dollars (150 millions d’euros) dans la Banque centrale tunisienne (BCT). Et le 14 décembre 2021, Alger octroyait un prêt de 300 millions de dollars (300 millions d’euros) à la Tunisie, faisant de ce voisin l’un des rares pays à prêter de l’argent à la Tunisie.

Ces aides interviennent alors que le climat économique est des plus moroses, freinant les ardeurs des investisseurs et des bailleurs de fonds : une croissance en berne d’environ 0,6 % par an, une monnaie qui a perdu 8 % de sa valeur par rapport au dollar et 6 % d’inflation par an. La situation, qui était déjà très fragile, s’est nettement détériorée avec les effets de la pandémie de Covid 19 sur les recettes touristiques et pourrait s’aggraver encore avec l’impact de la guerre en Ukraine, compte tenu des importations de blé.

C’est dans ce contexte, et plus précisément durant la crise sanitaire de l’été 2021 , lorsque le Covid affectait une population jusque-là très peu vaccinée, que l’Algérie a fait don de plusieurs milliers de litres d’oxygène aux hôpitaux tunisiens, devançant ainsi l’aide internationale qui tardait à s’organiser. Le 15 juillet 2022, la décision algérienne d’ouvrir la frontière entre les deux pays après deux années de fermeture pour cause de pandémie a aussi été considérée comme une aubaine pour la Tunisie qui reçoit en moyenne 3 millions de touristes algériens par an.

Aider, protéger ou vassaliser ?

Cette fragilité économique et politique de la Tunisie allait en faire une proie facile pour ces deux grands États de la région qui comptabilisent les soutiens à leur positionnement sur la question du Sahara occidental. Après la révolution de 2O11, Marocains et Algériens allaient profiter du manque de stabilité institutionnelle et gouvernementale pour amener la Tunisie à s’extraire de sa traditionnelle neutralité et rejoindre leur bord sur la question du Sahara.

En juin 2017, Youssef Chahed, le jeune chef du gouvernement tunisien, se rend au Maroc pour coprésider, avec son homologue Saad Eddine Othmani, la 19e session de la Haute Commission mixte tuniso-marocaine. C’est une visite de travail, ponctuée par la signature de plusieurs accords de coopération, dont le but est « d’enrichir le cadre juridique qui organise les relations entre les deux pays, à travers des ratifications de documents juridiques ». Le climat est détendu, Tunis ayant voté quelques mois auparavant (janvier 2017) le retour du Maroc au sein de l’Union africaine (UA). Pourtant, alors qu’une rencontre avec le roi Mohamed VI est prévue au terme de la visite, elle est déprogrammée à la dernière minute au prétexte d’un malaise qu’aurait subi le roi. En réalité, ce changement dans le programme était dû à des divergences de vues entre les délégations des deux pays sur le Sahara occidental. Les Marocains ont inclus un paragraphe dans le communiqué final, stipulant que les deux parties reconnaissent la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Youssef Chahed refuse de le parapher, et opte pour le maintien du principe de neutralité cher à la Tunisie.

Mais le Maroc n’abandonne pas pour autant son ambition de compter la Tunisie parmi les pays qui partagent ses vues sur le Sahara. La politique du nombre d’États acquis à leur cause que se livrent Marocains et Algériens est telle que Tunis a bien du mal à rester à l’écart. Chacun des grands événements qui braquent les projecteurs sur la Tunisie est l’occasion d’afficher une proximité avec ce petit pays en proie à la mauvaise gouvernance et qui peine à ne pas sombrer dans le chaos et la faillite économique. En 2019, lorsque la Tunisie est élue par l’Assemblée générale des Nations unies membre non permanent du Conseil de sécurité pour un mandat de deux ans (1er janvier 2020-31 décembre 2021), c’est la course entre les ministres marocain et algérien des affaires étrangères pour féliciter leur homologue tunisien. Un communiqué précisera que les vœux d’Abdelaziz Belkhadem, présent à New York, ont précédé de quelques minutes ceux de Nasser Bourita…

Mais l’importance de l’aide apportée par l’Algérie donne une longueur d’avance à ce pays par rapport au Maroc. Et la coopération sécuritaire allait rapidement prendre des allures de mainmise de l’exécutif algérien sur l’exécutif tunisien. L’affaire Slimane Bouhafs devait illustrer ce glissement. Cet ancien agent de police algérien, converti au christianisme, a d’abord été jugé et condamné à trois ans de prison pour insultes à l’islam sur sa page Facebook. Il en purge deux en Algérie, avant d’être libéré. Il se réfugie en Tunisie, obtenant le statut de réfugié par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Pourtant, le 25 août 2021, il est enlevé brutalement par des agents en civil venus l’arrêter à son domicile de Tunis, avant d’être interrogé par les autorités algériennes. Pour les ONG, dont Amnesty International, il s’agit bien d’une expulsion qui constitue un précédent très grave pour la Tunisie puisqu’il est bien question d’une violation du principe de non-refoulement et plus largement du droit international relatif aux réfugiés. Ni Tunis ni Alger ne réagiront publiquement sur le cas de ce refoulé.

Si pour de nombreux Tunisiens le traitement de Slimane Bouhafs est passé inaperçu, les propos du président Tebboune dans le cadre d’une conférence de presse, et en présence de son homologue italien, lors d’une visite d’État à Rome en mai 2022 les ont beaucoup interpelés. Alors qu’il avait octroyé 300 millions de dollars (300 millions d’euros) en urgence le 31 décembre 2021, le président Tebboune n’a pas hésité à dire : « Nous sommes prêts à aider la Tunisie à sortir de la situation difficile dans laquelle elle a sombré, et à retourner à la voie démocratique, tout autant que la Libye voisine ». De toute évidence, la rareté du gaz consommé par les pays occidentaux en lien avec la guerre en Ukraine donnait des ailes à l’exécutif algérien qui entendait bien en profiter pour revenir en force sur la scène régionale et internationale. Tebboune se posait ainsi en redresseur de torts et en faiseur de démocratie. Cet élan manifesté pour un retour à l’ordre « démocratique » dans la région était bien un signal envoyé à son ennemi marocain qui caresse le même espoir de jouer un rôle de premier plan au Maghreb et en Afrique.

Pour les Tunisiens, les acteurs politiques algériens, chantres de la non-ingérence, sont capables de passer de la protection à l’immixtion dans les pays voisins lorsqu’il s’agit de leur permettre de renouer avec l’ère glorieuse de la diplomatie algérienne des années 1970.

Point de doute, ce n’est pas tant la jalousie de Tebboune vis-à-vis de l’admiration que voue Kaïs Saïed à Abdel Fattah Al-Sissi qui l’a poussée à prononcer de tels propos. Il s’agit bien d’une mainmise d’Alger sur Tunis. Des signes avaient déjà été donnés lorsqu’Alger est intervenue dans les relations entre la présidence tunisienne et le parti Ennahda, ou lorsque le président Tebboune a joué les bons offices entre Kaïs Saïed et la puissante centrale syndicale Union générale tunisienne du travail (UGTT).

Cette intervention algérienne dans les affaires tunisiennes n’est pas nouvelle, certes, mais les méthodes d’Abdelmajid Tebboune la rendent visible et audible, telle qu’elle se doit pour porter ses fruits dans la concurrence entre Alger et Rabat, mais aussi pour faire montre de la puissance algérienne sur la scène régionale et internationale. C’est un exécutif tunisien bien affaibli et beaucoup trop aux ordres d’Alger qui écoutera non sans intérêt le discours lourd de sens prononcé par le roi Mohamed VI le 20 août 2022, soit une semaine avant la Ticad : « S’agissant de certains pays comptant parmi nos partenaires traditionnels ou nouveaux, dont les positions sur l’affaire du Sahara sont ambiguës, nous attendons qu’ils changent et revoient le fond de leur positionnement, d’une manière qui ne prête à aucune équivoque1. » Quoiqu’il en soit, la faiblesse de la diplomatie tunisienne conjuguée au manque de vision politique conduira l’exécutif tunisien à tomber dans le piège tendu par Alger et Rabat.

1Discours prononcé à l’occasion du 69e anniversaire de la Révolution du roi et du peuple.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/sah...