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Pas de Justice sans État de droit

, par  Nathalie MP Meyer , popularité : 2%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Fameux pataquès que celui déclenché le week-end dernier par le tout nouveau ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau (LR) à propos de l’État de droit. Dans un court entretien avec les journalistes du JDD dans lequel il confie d’abord son chagrin et sa colère face à l’effroyable meurtre de la jeune Philippine survenu au moment où il prenait ses nouvelles fonctions, il conclut crûment, crânement, en affirmant que :

« L’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré. (…) La source de l’État de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain. »

Dans le même article, le ministre explique qu’il s’est juré de « dire la vérité aux Français, de façon brutale, non diplomatique. » Pour ce qui est de la brutalité non diplomatique, la mission est brillamment accomplie. Mais est-ce bien « la vérité » ?

La formule « État de droit » sans plus de spécifications renvoie à deux conceptions des pouvoirs des gouvernants et de leurs rapports avec les gouvernés.

Elle peut d’abord s’entendre comme la forme d’un État qui fonctionne grâce à l’existence d’un arsenal juridique, c’est-à-dire doté de règles et de lois auxquelles les citoyens doivent impérieusement se plier, peu importe le contenu de ces lois ; il suffit de savoir que ce sont les lois en vigueur. À ce titre, on pourrait considérer que les grands totalitarismes du siècle dernier étaient des États de droit.

Notons du reste qu’en Allemagne, le régime nazi était parvenu au pouvoir tout à fait légalement suite aux élections législatives de novembre 1932 par lesquelles, sans avoir la majorité absolue (33 %) , il détenait le premier groupe de députés au Reichstag. Autrement dit, par la volonté du peuple souverain… On connaît la suite et elle ne fait pas honneur à la volonté du peuple souverain. Ni l’Allemagne nazie ni la Russie soviétique ne pourraient se voir accusées de s’être outrageusement préoccupées des libertés civiles et des droits de leurs administrés, bien au contraire.

Vient alors à l’esprit une seconde façon de concevoir l’État de droit. Une façon libérale née de l’émergence de l’individualisme face à l’absolutisme du pouvoir dont les termes ont été théorisés progressivement jusqu’à former au XVIIIe siècle la philosophie politique dominante de l’occident et dont tout l’enjeu consiste à limiter le pouvoir de l’État, éliminer son arbitraire et garantir les droits des personnes individuelles en même temps que leur égalité en droit devant la loi. L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui fait partie intégrante de notre bloc de constitutionnalité, énonce tout particulièrement que :

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »

Concrètement, cela doit se traduire dans nos sociétés par la mise en œuvre de l’indépendance de la Justice par rapport à l’exécutif et au législatif, par le respect de la présomption d’innocence et par les droits de la défense. Les démocraties libérales, lesquelles intègrent l’État de droit, ne sont pas les démocraties populaires, lesquelles haïssent l’État de droit. Ajoutons que dans les premières, le judiciaire et le pénitentiaire doivent disposer de moyens adéquats pour accomplir correctement leur mission. On sait que dans les secondes, l’environnement policier ne manque de rien.

Pour en revenir aux propos de M. Retailleau, il est toujours gênant de voir les politiciens s’appuyer sur des événements dramatiques récents qui suscitent beaucoup d’agitation médiatique et d’émotion publique pour montrer aux citoyens qu’ils agissent pour leur bien. On y sent comme un relent de clientélisme et de populisme facile qui a invariablement pour objet, si ce n’est comme effet, de restreindre le domaine du citoyen et étendre celui de l’État.

Au moment de son entrée en fonction, et alors qu’on déplore de plus en plus d’agressions sur les forces de l’ordre, le ministre s’est également prononcé pour l’instauration de la présomption de légitime défense pour les policiers ayant fait usage de leur arme de service. Une telle évolution serait incontestablement l’amorce d’un engrenage délétère vers l’impunité policière et une extension dangereuse du pouvoir de l’État. Les policiers ne sont jamais que des humains comme nous avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, et en tant qu’humains, ils sont faillibles. Ils sont indispensables pour assurer la sécurité des biens et des personnes, mais ils doivent rendre des comptes, comme tout le monde.

De même, il y a un mois, dans les circonstances dramatiques du décès d’une fillette de 7 ans renversée par un motard à Vallauris, le député Renaissance Karl Olive se prononçait de son côté pour transformer la présomption d’innocence en présomption de culpabilité ! Ce qui, en droit pénal, reviendrait à transférer la charge de la preuve de ceux qui accusent à ceux qui sont accusés. Encore une fois, on voit bien la dérive. Tout le monde pourrait être accusé de tout par n’importe qui sans que l’accusation ait l’obligation de fonder son action. Il faut dire que dans la même séquence, M. Olive proposait d’instaurer un « délit de criminalité », ce qui fait douter du sérieux de ses réflexions sur le sujet.

Imaginez maintenant qu’on veuille intégrer ces dispositions dans nos lois. Le gouvernement actuel trouverait sans doute sur sa droite une majorité pour les voter. Et voilà comment le peuple souverain nous ferait sortir de l’État de droit. Il y a fort à parier cependant qu’elles seraient retoquées par le Conseil constitutionnel. C’est bien pourquoi l’on entend beaucoup de récriminations contre « le gouvernement des juges », sous-entendu les juges du Conseil constitutionnel qui, aux yeux de l’extrême-droite en général et d’Éric Zemmour en particulier, empêchent la protection des Français et la protection des victimes au nom de la préservation d’un État de droit qualifié de pompeux :

« Est-ce qu’on choisit la protection des Français, ou est-ce qu’on choisit ce qu’on appelle pompeusement l’État de droit ? » (Éric Zemmour sur CNEWS en 2021)

Autrement dit, selon ces raisonnements, l’État de droit ferait directement obstacle à la protection des biens et des personnes. Mais supprimez-le et vous aurez arbitraire de l’État, impunité policière, tribunal médiatique, tyrannie de la majorité et esprit de vengeance ; mais pour la justice, il faudra repasser. Dans une démocratie libérale, l’État de droit est bel et bien intangible et sacré – tout en subissant déjà pas mal d’attaques à travers des mesures de type état d’urgence intégrées dans le droit commun.

À vrai dire, je pense que dans sa brutalité non-diplomatique, Bruno Retailleau a surtout voulu s’assurer le soutien du bloc d’extrême-droite de l’Assemblée nationale et signifier aux Français qu’il a entendu leur ras-le-bol face à la déconfiture trop réelle des pouvoirs publics dans leurs missions régaliennes. Il reprend certes la dialectique d’Éric Zemmour contre l’État de droit, mais les pistes d’évolution qu’il énonce sur les libérations anticipées, la réponse pénale, les remises de peine, la durée de rétention, les conditions d’expulsion, etc. donnent plutôt l’impression qu’il s’agit au fond d’améliorer nos lois en recherchant plus d’efficacité dans leur application et en éradiquant autant que possible les dramatiques erreurs qui font que des personnes reconnues dangereuses par le système judiciaire se promènent sans contrôle dans la nature.

On verra ce qu’il sera capable de faire.

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2024/1...