OBSESSION
Je sais que je suis une criminelle contre l’humanité, née en Algérie d’une famille implantée là-bas depuis 1840. C’est exactement ce que j’ai ressenti à mon arrivée en France J’évitais de dire que je venais de là-bas en 1962 alors qu’à Moissac on me disait que j’avais l’accent pointu des parisiens !!
Cela n’a pas duré longtemps les oreilles des français ont vite repéré l’accent pied noir. Mais je ne disais jamais que j’avais un fils qui s’appelait Lagaillarde. Mais l’administration de l’éducation nationale le savait. C’est un pied noir, intendant rentré en France dès le début des évènements qui est intervenu auprès du rectorat de Toulouse pour que je puisse passer le concours de secrétaire d’intendance. Je me suis présentée à ce concours sans avoir reçu la convocation. Monsieur Ranquet a eu gain de cause et j’ai été reçue très facilement et comme je ne demandais que Moissac j’ai été nommée à Montauban alors que mon rang pouvait me permettre de prétendre à un poste plus prestigieux.
Là aussi, nommée à Montauban au lycée de garçons, l’intendant a refusé de me recevoir. Conseillée par un syndicaliste je suis allé me présenter au proviseur pour qu’on ne puisse pas dire que j’étais démissionnaire. Le rectorat m’a renvoyée au lycée de fille où j’ai été reçue par la femme de l’intendant du lycée de garçons elle-même intendante du lycée de filles. Même là j’ai été poursuivie parce que je n’avais pas l’habitude de me soumettre aux mœurs de l’époque très rétrogrades par rapport à ce que j’avais vécu en Algérie.
La Directrice, sœur d’un général m’a convoquée dans son bureau pour me dire que ma façon de m’habiller n’était pas convenable. J’avais l’audace de mettre des pantalons et de venir au lycée avec un manteau de cuir rouge et un chapeau de cuir noir offerts par ma mère, il y avait aussi un manteau de fausse fourrure blanche qui déplaisait beaucoup. Il faut dire que le censeur, une femme élevée dans le lycée où ses parents étaient logés portait la même jupe bleu marine tout le temps au point que les élèves l’appelaient jupe bleu…
Dès que je me suis présentée pour établir mon dossier on m’a inscrite à la MGEN, j’ignorais totalement ce que c’était et personne ne me l’ a expliqué, j’ai cru que c’était obligatoire. Mon premier contact avec les réseaux communistes. Malgré ça je n’ai jamais pu avoir l’appui de cet organisme pour obtenir mes droits. J’ai eu la chance plusieurs fois d’être connue de pieds noirs qui m’ont protégée, seulement protégée.
Après quelques années passées au lycée Michelet, j’ai présenté le concours d’attaché d’intendance, comme j’en avais le droit, ce que j’aurais dû faire lors de mon premier concours parce que j’en avais le niveau. Mais dans le désarroi de l’exil, ni Philippe, ni moi n’avions de situation et trois enfants à charge. Je ne sais même plus si l’état nous versait de quoi ne pas mourir de faim. Philippe avait pris en main les finances de la famille, j’avais bien assez à faire pour que mes enfants vivent normalement. En étant reçue à ce premier concours j’assurais un minimum de rentrée d’argent. Je me souviens qu’un ami était venu nous voir à Moissac et avait dit que nous étions dans la misère, ce qui était presque vrai.
En arrivant en France j’ai cru que je ne pourrai pas débarquer. J’ai déjà raconté cette arrivée épouvantable. Installée à Herrebouc chez les Lagaillarde je me suis inquiété de savoir ce que devenait les Grégori et j’ai voulu les aider puisque moi je pouvais disposer d’un appartement que mes parents avaient acheté à Toulon mais qui était inhabitable parce qu’en travaux.
Ma belle-mère proposait de garder François, ma belle-sœur acceptait de se charges de Nathalie et Pierre-Jean restait à Herrebouc chez son oncle Jean. J’ai pris rendez-vous avec ma belle-mère et ma belle-sœur près de Toulon pour leur confier mes enfants et j’ai pris le train pour Toulon avec mes 2 petits.
Après avoir confié Nathalie à ma belle-sœur et François à ma belle-mère je suis allé à Toulon, à l’appartement de mes parents. Dès le lendemain j’ai acheté 4 matelas. Les moins chers possibles, j’ai vu plus tard qu’ils étaient bourrés de crin, 3 de une place un de deux places. J’ai acheté 4 couvertures j’en ai encore une, une table en formica et 4 chaises, quelques assiettes, fourchettes, couteaux, verres, une casserole, nous pouvions vivre… . J’ai débarrassé l’appartement des gravats pour le rendre un peu habitable.
Je suis allée à Marseille récupérer la voiture que Philippe encore en Algérie m’envoyait. En me faisant le plus petite possible j’ai récupéré la voiture et j’ai vu des containers en provenance d’Algérie tombés à l’eau dégoulinants sur les quais.
Je connaissais peu la 403. J’ai pris le volant et en suivant les panneaux je suis parti vers Toulon. Il y avait ce jour-là une grève des électriciens, la circulation était folle. Je me suis trouvée dans des files de voitures et à un moment j’ai pris une route qui montait et qui indiquait la direction de Toulon. Je suis arrivée dans un tournant en épingle, ébahie en me demandant si j’allais savoir arriver je n’ai pas pris le virage, j’ai enfilé la route tout droit devant sous un énorme panneau d’interdiction de passer. Je me suis aperçue de mon erreur et je me suis arrêtée au milieu d’une dizaine de CRS. Je suis descendue pour leur expliquer que j’étais perdue et qu’ils veuillent bien m’indiquer la bonne route. Ils ont été très bienveillants, m’ont rassurée et m’ont indiqué la bonne route… Je suis bien arrivée à Toulon.
Depuis que j’ai posé le pied sur le sol de France j’ai honte de dire que je suis née là-bas ainsi que mes parents et mes grands-parents, cette honte me blesse profondément, c’est comme si j’étais marquée au fer rouge sur un coin de mon corps, et qu’il fallait que je le cache absolument.
Oui, je suis obsédée par cette blessure profonde de l’exil et de ses conditions.