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A compter du 25 mai 2018, les instructions européennes sur la vie privée et le caractère personnel de vos données s’appliquent. En savoir +..

Mohamed

, par  Suzanne de Beaumont , popularité : 4%
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L’histoire de Mohamed .
60 ans après il m’arrive encore de penser à lui et de pleurer.

Je m’appelle Mohamed, j’ai à peu près trente ans. Je ne sais pas ma date de naissance parce que je suis orphelin de père et de mère. En réalité j’ai appris, par la femme qui a bien voulu s’occuper de moi quand ma mère est morte, je devais avoir trois ans, que ma mère n’était pas mariée et ne connaissait pas mon père. Elle avait trouvé refuge au près d’une femme de cinquante ans environ à laquelle elle servait de domestique à demeure. Elle était nourrie et pouvait dormir sur un tapis, sous une couverture, en échange de ses services. Quand elle s’est trouvée enceinte sa patronne a bien voulu la garder car elle n’avait pas d’enfants, tous étaient morts de maladies enfantines. Son mari avait de temps en temps un petit emploi qui leur permettait de ne pas mourir de faim.

Malheureusement ma mère est morte. Cette femme m’a gardé et dès que j’ai pu marcher et me servir de mes mains elle me donnait du travail chez elle. Elle habitait une chambre dans une cour. Plusieurs chambres s’alignaient autour de cette cour, chacune était le logement d’une famille qui pouvait être nombreuse si beaucoup d’enfants survivaient aux conditions précaire de nourriture et d’hygiène.

Au centre de la cour une fontaine et un trou d’évacuation des eaux sales servaient à tous. Dans un recoin il y avait un cabinet dont on se servait directement ou on y vidait ses excréments. Cela ne sentait pas très bon. Par chance la personne qui me gardait était attachée à la propreté. Elle se lavait et elle nettoyait sa chambre le mieux qu’elle pouvait. J’ai donc appris tout petit à être propre. Je devais passer mon temps à nettoyer la chambre. J’allais à la mosquée avec ma patronne chaque vendredi. J’apprenais à faire mes prières. En compagnie de ma patronne je pratiquais régulièrement les rites imposés aux musulmans. A partir de cinq ou six ans, le vendredi j’allais à l’école coranique pendant que ma patronne priait et écoutait l’imam à la mosquée. J’y ai appris les versets du coran que je chantais avec les autres enfants.

Parfois j’avais la permission de jouer avec les autres enfants de la cour. Mais je m’y aventurais très peu, j’étais le souffre douleur de plus grands qui se livraient contre moi à tous leurs caprices sachant que personne ne leur dirait rien. J’étais plutôt petit et maigre bien incapable de me défendre. Il arrivait que l’un de ces enfants avait besoin de quelqu’un pour jouer à la balle de chiffon en guise de ballon, alors j’étais prié de jouer avec lui et comme je n’étais pas trop maladroit j’étais le bienvenu à condition que je sache perdre chaque fois.

La plupart du temps je nettoyais la chambre, je lavais du linge, j’épluchais des légumes, je vidais les seaux d’eau sales que je trouvais très lourds et que je trainais jusqu’au milieu de la cour.

Un jour, j’avais 10 ou 11 ans, le patron d’un restaurant près de chez nous, a eu besoin de quelqu’un sachant nettoyer le sol, laver de la vaisselle et des torchons, il demanda à ma patronne si elle voulait bien que j’aille travailler chez lui. Il lui donnerait de la nourriture et à l’occasion un peu d’argent. Alléchée par cette offre ma patronne accepta, elle devait vite trouver un petit orphelin comme moi pour l’aider.

J’avais dix ou onze ans. Le patron me trouva un coin dans sa cuisine pour que j’y dorme sur une natte roulée dans la journée. Ce restaurant était une toute petite entreprise avec une maigre clientèle. Cependant j’y ai appris un métier d’aide en cuisine. En hiver le canoun me réchauffait, en été je pouvais boire de l’eau à volonté et m’asperger d’eau fraiche. Je voyais beaucoup de gens de toute sorte. Je me suis rendu compte qu’il y avait une ville autour de nous beaucoup plus grande que je l’imaginais. Nous étions dans le quartier arabe de la ville.

Ce très grand quartier jouxtait et même par endroit pénétrait dans la ville européenne. Il y avait une école dans la rue qui bordait notre quartier. Quelques enfants allaient à l’école communale. C’était une école de filles. Une école de garçons se trouvait dans une autre rue plus éloignée du restaurant. Bien sur je ne suis jamais allé à l’école. Je devais gagner ma vie puisque je n’avais pas de parent. J’ai réalisé que nous étions de nombreux enfants comme moi. Certains avaient la chance d’être repérés par les services communaux qui les confiaient à l’orphelinat où ils recevaient une éducation et une instruction comme les enfants européens. Ils y apprenaient aussi un métier. Souvent ces orphelins avaient une meilleure vie que leurs congénères grâce à l’instruction reçue.

Cependant je me demande si je n’ai pas préféré avoir un peu de liberté en dehors du travail plutôt que d’être soumis aux maitres et de toujours être obligé d’obéir.

J’ai donc appris à éplucher les légumes très vite et très bien, à manier les couteaux et à les aiguiser, à faire des vaisselles importantes ce qu’on appelle la plonge. Mon patron était satisfait de moi. Il lui est arrivé de me donner quelques sous pour m’acheter des vêtements et des chaussures plutôt que de les donner à mon ancienne patronne. J’avais aussi le droit d’aller voir la ville européenne, le marché et les magasins. J’ai compris que le quartier juif, autrefois moins bien équipé que le quartier arabe, s’était développé. Les commerçants avaient très vite adopté les mœurs européennes ce que leur religion leur permettait. Ils avaient construit de vrais maisons, de vrais immeubles de trois ou quatre étages Ils étaient branchés sur les réseaux d’eau potable, d’égout, d’électricité, de gaz comme les européens. Quelques uns étaient propriétaires de grands magasins de vêtements ou de chaussures, de boucheries, de charcuterie, de poissonneries. D’autre étaient médecins dentistes pharmaciens notaires. Ils avaient accédé à tous les métiers et à toutes les fonctions depuis qu’un décret appelé le décret Crémieu leur avait donné la nationalité française contrairement aux arabes qui restaient à part.

J’ai compris plus tard que ce décret avait creusé un fossé entre les arabes et les juifs. Avant la colonisation les juifs étaient en dhimmitude, c’est-à-dire qu’ils devaient pour vivre et travailler payer des droits particuliers aux responsables musulmans, qu’ils devaient respecter les musulmans et leur laisser le trottoir en baissant les yeux et la tête devant les musulmans. Avec ce décret les juifs faisaient partie du peuple colonisateur et bien que pratiquant les mêmes mœurs que les arabes ils leur devenaient supérieurs. Il faut dire que notre religion nous imposait d’autres obligations peu compatibles avec la vie moderne.

J’ai vu bien des petites filles qui allaient à l’école communale, être retirée de l’école par leurs parents. Elles avaient dix ou douze ans, il fallait les préparer pour le mariage que leur imposeraient leurs parents. Pendant ce temps les petites juives allaient à l’école, au collège, au lycée, à l’université en fonction de leur capacité. Ce qui n’empêchait pas les parents d’arranger leur mariage, mais ce qui était fait avec beaucoup de tact et de douceur et que les filles acceptaient facilement généralement.

Pour moi, je ne pouvais pas approcher une jeune fille de mon âge et il me fallait m’arranger pour satisfaire mes impulsions sexuelles. On s’arrangeait beaucoup entre garçons. J’avais vu des filles européennes avec des jeunes gens arabes mais c’étaient des enfants de gens riches et cultivés. Je n’aurais jamais pensé pouvoir parler à l’une de ces jeunes filles. Pour moi elles faisaient partie d’un autre monde.

A la mosquée, l’imam disait comment il fallait vivre. Ses paroles répondaient à toutes les questions que je pouvais me poser. Il m’est arrivé de changer de patron et j’étais apprécié parce que j’étais discret et effacé et aussi travailleur et adroit. Un jour mon patron m’a trouvé une fille à marier.

Comme moi elle était orpheline de père et de mère. Elle avait été élevée comme moi par une voisine et avait servi de domestique. Mais une fille ne pouvait pas travailler, elle n’a rien appris que le ménage et un peu de cuisine. Elle n’avait jamais vu la ville européenne. J’ai pensé qu’avec elle je n’aurai pas de problèmes et comme mon patron me disait qu’elle lui paraissait mignonne et bien faite je me suis dit que ce serait bien de me marier avec elle et d’être chez moi avec elle. Cette idée me remplissait de bonheur.

J’avais de quoi louer une pièce dans une cour du quartier. Je me suis donc marié devant le cadi. Il n’y a pas eu de fête, je n’en avais pas les moyens. J’ai réussi à acheter quelques hardes pour mettre par terre sur la terre battue de la chambre, un canoun pour cuisiner, et mon patron m’a offert quelques objets pour manger. J’ai passé quelques années comme ça pendant lesquelles j’ai appris à mieux connaître la vie des européens. J’ai apprécié que le maire de la ville décide d’étendre le tout à l’égout au quartier araba. Ces travaux se sont faits peu à peu et ma maison en a profité l’année après que je m’y suis installé. Les européens nous disaient que nous aurions aussi bientôt l’électricité et le gaz.

Je devais avoir 25 ans quand mon dernier patron m’a dit d’aller me présenter chez le dentiste de la villa Les Iris. Il se faisait soigner les dents chez lui, il savait que ce dentiste cherchait quelqu’un pour faire le ménage de son cabinet et faire quelques courses. Il s’est permis de me recommander. Cette entrevue a illuminé ma vie.

Monsieur Durand, de mon âge à peu près, m’a traité comme un homme égal à lui. Pour moi c’était impensable, j’étais prêt à lui montrer qu’il pouvait me faire entièrement confiance et que j’étais déterminé à toujours le satisfaire de mon mieux.

J’ai commencé à travailler dès le lendemain, de7h30 à 12h et de 14h à 18h. Je percevais un salaire d’ouvrier normal. Je m’occupais donc du ménage du rez de chaussé de la villa où se trouvait le cabinet dentaire, la buanderie, l’atelier de prothèse, la cour et le garage à l’arrière de la maison. Entre temps je faisais des courses pour la femme du dentiste et d’autres tâches dont je me suis chargé. Par exemple je m’occupais de la lessive une fois par semaine. Il y avait les blouses blanches journalières du dentiste, les serviettes blanches changées chaque jour, et le linge de maison à faire bouillir. C’est moi qui recrutait une femme chargée de m’aider pour la lessive. Elle disposait le linge dans la lessiveuse, elle surveillait le feu que j’avais allumé sous la lessiveuse, elle observait bien tout afin que les opérations se déroulent sans incident. Puis je l’aidais à verser le linge encore chaud dans les grands bacs en ciment de la buanderie, tous deux alimentés en eau courante. Elle rinçait le tout à grande eau. Nous essorions le mieux possible et nous étendions le linge propre dans la cour où l’on avait tendu de longs fils de fer d’un mur à l’autre.

La cour était séparée en deux parties. L’une attenante à la maison et au garage à angle droit avec la maison, était cimentée. L’étendoir se trouvait au dessus de cette partie. L’autre moitié de la cour était restée en terre battue de sorte que l’eau de pluie était absorbée et ne stagnait jamais dans la cour. J’allais aussi chaque matin au marché faire les courses pour la famille. J’aimais beaucoup faire les courses. Je savais que quand j’achetais pour moi je payais moitié moins cher que quand c’était pour la famille.

Cependant j’avais l’ordre de n’acheter que les meilleurs produits ce qui justifiait leur prix. Ma patronne n’était regardante que sur la qualité pas sur le prix. Mon patron m’a accordé sa confiance et je ne l’ai jamais trahie. On commençait à me connaître dans la ville européenne et aussi dans le quartier arabe. Mon patron jouissait d’une grande considération de la part de toutes les communautés. Il avait la réputation d’être un excellent dentiste, assez cher mais sa clientèle augmentait toujours.

J’étais jalousé et l’objet de racontars méchants, mais comme mon patron ne prêtait jamais l’oreille à ces commentaires désobligeants je me sentais sur et bien protégé. Le matin j’épluchais régulièrement les légumes pour le repas et j’aidais ma patronne à préparer la nourriture. Une des 2 petites filles venait souvent me voir faire et me demandait de lui apprendre à éplucher les légumes. Mais je refusais, je lui disais que ce n’était pas son travail, qu’elle risquait de se blesser, et qu’il valait mieux qu’elle étudie. Les enfants même la troisième fille née en 1939 ne m’ont jamais traité comme un domestique, je faisais partie de la famille, c’était comme cela que mon patron voulait que je sois considéré. Le vendredi après midi j’allais à la mosquée j’écoutais l’imam qui nous disait que si un musulman tuait un roumi, un non croyant, il lui suffisait de poser rapidement ses pieds sur du fer rouge pour que Allah lui pardonne et qu’il irait quand même au paradis. Je l’ai répété un jour à une des petites, elle avait 7ans, elle m’a dit qu’elle ne me croyait pas. On n’en a jamais reparlé.

Quand la guerre de 39 a été déclarée, mon patron s’est tout de suite engagé, il n’était pas mobilisable, avec 3 enfants petits et pas d’autre soutien de famille, car sa mère et sa sœur vivaient à Toulon. Pour moi j’ai continué à travailler pour la famille et j’ai continué à être payé un peu moins généreusement. J’ai envoyé des arabes qui revendaient le lait Nestlé en boite que leur distribuait la mairie à la villa pour que le bébé puisse avoir du lait. Beaucoup d’arabes allaient déclarer des enfants à la mairie même s’ils avaient 10 ou 15 ans. Tout le monde le savait mais c’était un moyen de lutter contre la misère. Les européens qui avaient besoin de lait le leur achetaient volontiers. Ma patronne disposait de beaucoup moins d’argent et pour se procurer des produits importants elle allait en bicyclette visiter les clients de son mari dans les fermes des alentours. Pendant un mois elle est allé à Tunis rejoindre son mari qui participait à la campagne de Tunisie. Les trois filles étaient en pension dans une école catholique pour les deux plus grandes, chez une nourrice pour le bébé. Moi j’étais chargé de surveiller la maison pour un petit salaire dont je me suis contenté.

La situation financière de mon patron s’était améliorée. J’ai appris plus tard qu’il avait fait son service militaire dans la marine mais qu’il était parti en avion avec des amis aviateurs rejoindre Tunis. Cependant comme il était du corps médical, qu’il soit dans la marine ou dans l’aviation importait peu à l’état major qui avait non seulement accepté de le verser dans l’aviation mais l’avait promu au grade de capitaine.

Après la campagne de Tunisie mon patron est revenu, il a reprit son travail de dentiste. Il lui fallait finir de payer le cabinet dentaire. Il travaillait beaucoup. Au printemps 1941 la famille est partie en bicyclette à la plage de Castiglione à 25 km de là. Les filles aînées avaient des vélos d’enfant pas très pratiques ni très performants. Pour passer la colline qui sépare le littoral de la plaine tout le monde a mis pied à terre. Le bain du matin, le repas au restaurant et surtout ce jour là un coup de téléphone en fin de repas a bouleversé la vie de la famille. Le médecin voisin de la villa téléphonait à mon patron pour l’avertir que la maison avait failli brûler. Pour lui annoncer cette nouvelle il a commencé par chanter au téléphone la célèbre chanson « madame la marquise le château a brûlé ». Comme la troisième fille était restée à la maison avec une gardienne l’émotion de mon patron et de sa femme a été violente. Ils sont immédiatement rentrés en bicyclette, il n’y avait pas d’autre moyen. Il n’y avait de carburant pour les voitures que pour les professionnels et d’ailleurs la voiture neuve que mon patron venait d’acheter à brûlé avec le garage, la maison a été sauvée par l’action rapide des pompiers.

En 1942 mon patron est reparti, après l’arrivée des américains et a participé au débarquement en Provence puis il est remonté en première ligne jusqu’en Alsace où il a décidé que son pays étant libéré il lui fallait s’occuper de sa famille. Il est donc revenu en 1944 comme dentiste militaire. Il couvrait une grande région et pour cela il disposait d’un jeune dentiste adjoint, d’un chauffeur et d’une jeep, et de services d’infirmerie dans les différentes villes et villages où il intervenait.

Moi j’étais toujours au service de la maison et je continuais à entretenir les trois cabinets dentaires de la villa et à aider ma patronne. En partant un soir je lui ai dit que j’allais au cinéma ce soir . « Non Mohamed ne va pas au cinéma ce soir il va prendre feu » Elle se moquait de moi. Cependant le cinéma a bien pris feu ce soir là, j’y étais . Je me suis posé bien des questions. Mais visiblement il s’agissait d’une coïncidence tragique. Cependant depuis ce jour je me suis toujours méfié des prédictions de ma patronne.

J’ai toujours continué à fréquenter la mosquée régulièrement, plus par peur que par conviction. Ceux qui se permettaient de ne pas venir à la mosquée chaque vendredi soir étaient repérés par l’imam qui les menaçait et leur promettait d’être sévèrement punis par les arabes qui prendraient le pouvoir quand tous les européens seraient partis d’Algérie. Je ne voulais pas que Fifi, ma femme soit maltraitée par les voisins. Je pensais que si je n’attirais pas sur moi l’attention de l’imam je pourrais continuer à vivre tranquille. J’entendais parler de politique, surtout de révolution.

Certains pensaient s’entendre avec les européens pour obtenir l’égalité de tous devant la loi, surtout des avocats des médecins, des bourgeois convertis au mode de vie des européens. Beaucoup d’autre complotaient pour s’engager dans ce que les européens appelaient la rébellion. On leur promettait qu’ils pourraient prendre les maisons, les appartements des européens, et tout ce qu’il y avait dedans. Et puis les attentats, les meurtres, les assassinats se sont multipliés. Je me gardais bien de me mêler de ces histoires. Je devais tout à mon patron et je n’envisageais pas de pouvoir lui faire le moindre mal. La deuxième fille s’est mariée et a eu un petit garçon. Ses parents ont fait venir une jeune fille de la campagne pour s’occuper de lui pendant que sa mère reprenait des études. Cette fille ne parlait pas français, cependant elle a très vite appris et s’est parfaitement adaptée au mode de vie de la maison. En été la famille partait pendant les vacances scolaires au Chenoua, une belle plage encore peu fréquentée. Ourida suivait la famille. Un jour mon patron s’est rendu compte qu’un jeune homme, un arabe venait souvent voir Ourida. Il a fait venir ce garçon et à la place du père d’Ourida il lui a demandé d’avoir une conduite honnête avec elle. Ce jeune, épaté par l’attitude de mon patron qui le traitait comme un égal, s’est conduit le mieux qu’il a pu pour la famille. Il venait voir Ourida et passer quelques moments avec elle et il a fini par l’installer dans une chambre et à lui faire trois enfants et à l’épouser par la suite malgré l’opposition de sa mère. Il faut dire qu’Ourida était une très jolie fille et risquait d’attirer bien des malfrats, c’est pourquoi mon patron s’est inquiété de savoir qui était ce garçon qui venait la voir et qui plaisait visiblement à Ourida.

J’appris que ce garçon s’était engagé dans la rébellion et qu’il était intervenu pour que personne ne touche à la famille de mon patron même au Chenoua où s’est produit un horrible massacre.

Mais l’Algérie est devenue indépendante. Tous les européens ou presque sont partis. La famille Durand aussi. Cependant mon patron après avoir regagné la France n’est resté là-bas que trois semaines. Il a été si mal reçu par ces français pour qui il avait fait des années de guerre qu’il a préféré revenir dans son pays et traiter avec les arabes qu’il avait toujours fréquenté. Pendant qu’il était à Toulon il m’avait chargé de surveiller la maison et de m’occuper de ses chiens de chasse. Ces trois animaux étaient cantonnés dans la cour, cependant un matin en arrivant à la maison j’ai trouvé la porte arrière de l’appartement ouverte. La vieille chienne qui avait l’habitude de dormir sur le tapis au pied du lit de mon patron a réussi à monter l’escalier qui arrivait de la cour devant la porte arrière de l’appartement, elle a réussi à ouvrir la porte qui n’était que poussée et elle est allée mourir sur le tapis où elle avait l’habitude de dormir. Quelques instants après cette découverte j’ai reçu un coup de téléphone de mon patron qui me demandait des nouvelles des chiens. Il avait senti que quelque chose de tragique se produisait.

Enfin mon patron était revenu. Malgré les menaces que je recevais parce que je travaillais pour un européen, j’ai continué, de toute façon il n’y avait pas de travail, et j’étais un privilégié de pouvoir me nourrir et vivre à peu près bien. Malheureusement cela n’a pas duré. Quatre ans après l’indépendance mon patron s’est tué dans un accident de voiture. J’ai voulu continuer à m’occuper de la maison où ma patronne était restée. Mais ma patronne ne me faisait plus confiance J’étais un arabe qui allait à la mosquée. Elle n’a plus voulu m’employer et je suis tombé peu à peu dans la misère. Ma patronne n’a pas tardé à partir elle aussi en France sans s’occuper de ce qui pouvait m’arriver. La faim, la mauvaise nourriture ont fini par venir à bout de ma femme Fifi, elle est morte et je me suis retrouvé seul, désespéré. Une des filles m’a envoyé des petits mandats pour m’aider à vivre. Mais on me convoquait à la poste et quand j’avais signé le reçu pour le mandat on me renvoyait sans rien me donner. J’ai pu le faire savoir à celle qui voulait m’aider. Ce n’était pas la peine qu’elle se prive ou qu’elle prive ses enfants pour remplir les poches de ceux qui l’avaient mise dehors de son pays. J’étais devenu d’une maigreur cadavérique, je ne pouvais plus me lever de ma paillasse et le monde s’est éteint je devais avoir près de 60 ans.

De la part de Mohamed Durand comme on m’appelait..