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Les intellectuels surestiment l’ordre du monde

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Les intellectuels ont tendance à surestimer le caractère ordonné du monde social.

Ce préjugé de surdiplômés a des conséquences pratiques, que nous expérimentons quotidiennement : nos élites politiques, administratives et universitaires, parce qu’elles surestiment leur capacité à comprendre le monde qui les entoure, tendent à faire de l’activité de gouverner un outil de transformation sociale. La planification découle d’une trop grande confiance dans la théorie, ce que relevait déjà Friedrich Hayek dans la critique qu’il adressait aux différentes formes d’interventionnisme étatique et de socialisme.

Le sociologue Raymond Boudon (1934-2013) a toutefois apporté des compléments originaux aux critiques portées par le grand économiste, critiques étendues à l’ensemble des sciences sociales, qui, rappelons-le, constituent la base de l’éducation de nos dirigeants issus des grands corps et des grandes écoles.

Des « lois » sociales pas si inconditionnelles

Dans son essai de 1995 intitulé Le Juste et le vrai , le sociologue énumère plusieurs raisons qui font qu’économistes, historiens et sociologues surestiment les régularités et les « lois » qui gouvernent le monde des hommes.

Premièrement, construire des modèles ou des théories incluent des a priori dont le scientifique n’a pas conscience lui-même. C’est tout à fait naturel, il ne peut élaborer sa pensée à partir de rien, et s’engager dans la réflexion n’est jamais un point de départ absolu. Ce faisant, il introduit des énoncés métaconscients parfois inoffensifs, parfois des propositions qui peuvent gauchir sa réflexion, c’est-à-dire déduire des énoncés qui ne découlent pas logiquement de ses prémisses explicites :

« [Ce processus] explique en grande partie pourquoi tant de sociologues, d’économistes et d’historiens peuvent découvrir dans le monde davantage de loi et d’ordre qu’il n’y a en réalité, et pourquoi -malgré la valeur accordée par la communauté scientifique au doute méthodique- ils semblent crédibles. »

Deuxièmement, parce qu’elles s’appuient sur des paradigmes particuliers pour aborder la réalité, les sciences sociales pensent pouvoir énoncer des lois constituées à la manière d’a priori au sens kantien. Là encore, il ne s’agit pas d’une manifestation d’irrationalité mais plutôt d’une surestimation du déterminisme logique entre plusieurs évènements ou actions. On fait naturellement de X l’explication de Y, alors que la cause peut être plus complexe, ou alors, il peut ne pas y avoir pas de cause du tout, comme nous allons le voir tout de suite.

En effet, après avoir souligné le piège que peuvent constituer les a priori, Raymond Boudon se tourne vers les effets sans cause, plus connus sous le nom d’« effet Cournot ». Dans ce cas, un phénomène Y est dû à la coïncidence de certaines séries causales où Y n’est en dernière analyse qu’un accident. L’idée que la corrélation qui lie deux actions ou évènements soit purement accidentelle ne cadre pas avec la tendance à théoriser, c’est-à-dire à tout interpréter en termes de causalité forte :

« Nous acceptons facilement l’idée qu’un événement isolé puisse être le fait du hasard, plus difficilement qu’il puisse rendre compte d’une corrélation. Nous nous attendons normalement à ce que des corrélations soient l’effet de causes identifiables, de causes qui peuvent être cachées et retrouvées simplement par reconstruction ou par déduction, mais qui doivent en tout cas être réelles. »

Une leçon de prudence

Il ne faudrait pas conclure de ces remarques un scepticisme épistémologique systématique de la part de Raymond Boudon. Esprit libéral, défenseur inconditionnel de l’individualisme méthodologique au sein de l’université française, il fut également théoricien de la rationalité humaine, à équidistance des déterminismes prisés par les sociologues collectivistes et des théoriciens du choix rationnel qu’il jugeait insuffisamment explicative.

La leçon de Raymond Boudon est plutôt une leçon de prudence, et rejoint la défiance contre les croyances scientistes qui imaginent naïvement qu’appliquer les théories sociales à la réalité suffit pour la transformer et la remodeler à sa guise.

À une époque où la planification politique, économique ou encore écologique reçoit un écho favorable au sein de l’opinion publique et des médias, elle est aussi une reconsidération du sens commun.

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2022/0...