Cette question peut surprendre tant sont nombreux les syndicalistes et dirigeants politiques qui déclarent à l’occasion de chaque grève : « le droit de grève est un droit constitutionnel ». Cette insistance est d’ailleurs étonnante. Est-il rappellé à chaque élection que le droit de vote est un droit constitutionnel ? Pourquoi faut-il le rappeler à l’occasion des grèves ?
La réponse n’est pas simple
La Constitution ne mentionne pas le droit de grève.
Certes, son préambule affirme que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’Homme […] définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ».
Or dans le préambule de la Constitution de 1946 « le peuple français proclame comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes ci-après […] : Article 7. Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ».
Un principe n’est pas une règle de droit. De plus un des « principes particulièrement nécessaires » en 1946 l’est peut-être moins aujourd’hui.
Certains ne le sont plus.
Article 13 « L’organisation de l’enseignement public gratuit […] à tous les degrés est un devoir de l’État » : l’enseignement supérieur français n’est pas gratuit.
Article 11 « La nation garantit à tous […] le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence » : le revenu universel n’est pas inscrit dans la loi.
Article 5 : « Chacun a le devoir de travailler » : ce principe n’est pas appliqué.
Tel qu’il est mentionné dans le préambule de la Constitution de 1946, le droit de grève est contestable car la condition posée pour l’exercice de ce « principe » n’a pas été remplie : les lois qui devaient le réglementer n’ont pas été votées.
Certes des lois interdisent le droit de grève à certaines catégories de fonctionnaires : magistrats du siège, militaires, CRS, personnels actifs de la police, personnel pénitentiaire. Une loi exige un préavis de cinq jours pour les fonctionnaires . La loi du 21 août 2007 crée l’obligation pour les salariés des transports de personnes d’indiquer 48 heures à l’avance leur intention de faire grève. Un service minimum a été mis en place pour l’école, la fonction publique hospitalière et les agents de la navigation aérienne. Un arrêté ministériel précise les services qui ne peuvent pas être privés d’électricité. L’article L 2511-1 du Code du travail indique que « l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail ».
Mais aucune loi générale sur le droit de grève, concernant les secteur privé et public, n’a été votée. Les juges ont donc remplacé les lois défaillantes.
La grève a été définie par la Chambre sociale de la Cour de Cassation (arrêt du 2 février 2006) :
« La grève est la cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles ».
Les revendications professionnelles concernent la rémunération et les conditions de travail. D’après cette définition les grèves politiques seraient donc illégales. Les grèves de septembre 2022 « pour le pouvoir d’achat, la justice sociale et écologique », d’octobre 2022 « contre la précarité et le chômage » et de janvier 2023 contre la réforme des retraites le seraient.
Mais pour beaucoup de syndicalistes toute grève devrait être légale.
Et la jurisprudence, qui les suit souvent, n’est pas constante. La cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé qu’une grève visant à annuler une délibération de la communauté urbaine Marseille métropole était une grève politique donc illégale. Mais la Cour de cassation a jugé que la grève organisée pour protester contre le mouvement insurrectionnel d’Alger en 1961 était légale.
La grève tournante est licite mais pas la grève perlée (ralentissement du rythme de travail) ni la grève du zèle (accélération).
Une grève de soutien à un ouvrier licencié pour avoir refusé un travail est illégale (16 novembre 1993). Mais une grève est licite si les revendications politiques sont accessoires (10 mars 1961). La défense des retraites est une revendication à caractère professionnel (15 février 2006).
La jurisprudence est particulièrement incertaine pour les réquisitions de grévistes, qui ne sont autorisées aux pouvoirs publics que pour les grèves qui « portent une atteinte suffisamment grave à la continuité du service public ou à la satisfaction des besoins de la population » et à celles qui « portent atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques ». C’est au juge de définir l’« atteinte suffisamment grave », les « besoins de la population », le « bon ordre ».
De plus la réquisition doit être limitée au personnel qui assure « le service minimum que requièrent les seules nécessités de l’ordre et de la sécurité publiques ». Comment définir ce personnel ? Devant de telles incertitudes le gouvernement s’est limité en octobre 2022 à la réquisition de six personnes qui bloquaient des dépôts pétroliers, laissant bloquer les autres dépôts.
Le droit de grève français est un droit incertain
Chez tous nos voisins, la loi est claire. Des règles générales ont été définies. Par exemple une grève s’opposant à un vote du Parlement est illégale.
En Allemagne , les fonctionnaires n’ont pas le droit de grève. Dans le secteur privé la grève y est interdite pendant la durée d’application d’une convention collective et pendant la négociation de la suivante. Seuls les syndiqués ont le droit de faire grève.
En Suisse, le droit de grève mentionné dans la Constitution fédérale est donné aux fonctionnaires (sauf les fonctionnaires actifs de la police). Le préavis légal est de cinq jours. En 2019 une « grève des femmes » très suivie, en principe illégale car sans relation avec les conventions collectives, n’a pas été contestée. Le droit de grève y est étendu. Mais le recours à la grève est très réduit car le compromis social est dans la tradition du pays et le tribunal fédéral demande de « maintenir la paix du travail et de recourir à une conciliation ». Il exige la « proportionnalité » de la grève. Par exemple, la grève ne doit pas désorganiser l’entreprise.
Au Royaume-Uni , une grève doit avoir été votée à la majorité, à bulletins secrets, par correspondance, par le personnel concerné. Au moins 50 % des salariés concernés doivent avoir voté. Dans les services publics, 40 % d’entre eux doivent avoir voté en faveur de la grève. Les revendications doivent avoir été présentées à l’employeur au moins 30 jours à l’avance. La liste des grévistes doit lui être présentée. La durée de la grève doit être annoncée (ce qui interdit les grèves à durée illimitée). Les employeurs peuvent remplacer les grévistes par des non-grévistes. Des sanctions pécuniaires sont prévues pour les syndicats organisant une grève illégale (jusqu’à un million de livres). Cette loi de Margaret Thatcher a été gardée sans changement par les gouvernements travaillistes.
Une étude sur le service minimum dans les principaux pays européens faite par la Division des études de législation comparée du Sénat conclut :
« La notion de service essentiel est unanimement reconnue ; à l’exception du Royaume-Uni, tous les pays étudiés ont établi des règles sur l’instauration d’un service minimum en cas de grève dans les services essentiels ; partout, sauf en Espagne et au Portugal, l’organisation du service minimum est négociée avec les partenaires sociaux ».
En Espagne, une loi d’un gouvernement socialiste prévoit que « l’autorité gouvernementale » fixe les mesures indispensables au fonctionnement des services tenus pour essentiels.
En Italie, où la négociation collective est imposée par la loi, l’accord signé par les principaux syndicats des transports précise que les transports locaux garantissent un service complet pendant six heures, subdivisées en deux tranches horaires correspondant aux heures de pointe ; les transports ferroviaires assurent les déplacements des banlieusards ainsi que la plupart des liaisons sur longue distance ; dans les transports aériens, il est interdit de faire grève entre 7 h et 10 h ainsi qu’entre 18 h et 21 h.
Avant l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy, citant l’exemple de l’Italie, avait promis : la loi « garantira trois heures de transport en continu pour se rendre à son travail en cas de grève et trois heures pour en revenir ». Cet engagement n’a pas été tenu.
Quand la négociation est imposée par la loi, cette dernière exige, en cas d’échec de la négociation, l’intervention d’un médiateur qui doit garantir l’application du service minimum. A défaut la réquisition des grévistes est licite.
Au Royaume-Uni un projet de loi en cours de discussion au Parlement autorise le gouvernement à définir les services minima, y compris pour l’éducation et la santé. 56 % des Britanniques sont favorables à ce projet de loi.
Toutes ces précisions légales rendent le droit de grève mieux défini à l’étranger qu’en France. Si bien que les grèves, et notamment les grèves politiques, y sont moins fréquentes que sans notre pays.
Les gouvernements de nos voisins n’ont pas craint les réactions syndicales en faisant voter ces précisions. Les gouvernements français auraient pu s’inspirer de ces exemples étrangers. Ils n’ont pas eu ce courage.
Quand ils l’auront, le droit de grève français ne sera plus un droit incertain et la France deviendra réformable.