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15 août 1811 par Charles-Eloi Vial

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Archiviste paléographe, docteur en histoire, Charles-Eloi Vial est conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Il a publié en 2018 La Famille royale au Temple ainsi que Napoléon à Sainte-Hélène. Sa biographie de Marie-Louise a reçu en 2017 le prix Premier-Empire de la Fondation Napoléon. Dans son dernier opus, sous-titré l’Apogée de l’Empire, il revient, entre autres, sur cette fameuse journée du 15 août 1811, jour de liesse nationale dans tout l’Empire, mais qui en réalité n’annonçait pas des lendemains particulièrement heureux.

Les passionnés de la période napoléonienne savent que Pie VII a dit au sujet de Napoléon : « Commediante ! Tragediante !  » A la guerre comme dans les cabinets, Napoléon aime pour arriver à ses fins jouer de son charisme et parfois feindre la colère. Dès les premières pages, nous lisons avec intérêt : « La postérité ne l’a guère retenu, mais Napoléon aime les esclandres. Peut-être n’arrive-t-il à résoudre les conflits que par une explosion de colère. » La suprématie politique change souvent un homme parvenu au sommet : « Ce trait de caractère ne lui était pourtant venu qu’après son arrivée au pouvoir, alors que plus personne n’osait le contredire. Ministres, secrétaires, maréchaux, courtisans, mère, frères et sœurs, rares furent ceux à ne pas subir tôt ou tard, l’une de ses colères mémorables. »

Par conséquent, Vial rappelle de manière pertinente que « l’empereur fut pourtant un habitué de ces coups de tonnerres diplomatiques – il en sera souvent question dans ce volume. Maître de lui-même jusque dans ses colères (ou presque), le Premier consul avait commencé par en jouer, avant d’arriver, l’âge et l’autoritarisme venant, à ne plus se contrôler, y compris face à ces roués ambassadeurs, toujours prompts à espionner et à traîner où ils ne devraient pas.  »

Cet éclairage nous conduit à exprimer cette réflexion interrogative : un homme se trouvant au sommet, et sûr de lui-même, peut-il se laisser emporter par ses émotions – qu’elles soient positives ou négatives – dans la conduite d’affaires politiques de la plus haute importance ? Vial énonce que « même au faîte de sa puissance, Napoléon n’était pas – ou plutôt n’était plus – à l’abri de lui-même. La journée du jeudi 15 août 1811, dédiée à la célébration de la Saint-Napoléon, prétexte à des réjouissances pour les simples sujets comme pour les occupants du palais des Tuileries, a vu se dérouler un événement inhabituel : en pleine salle du trône, alors que la fête battait son plein, l’empereur se mit d’un coup à invectiver l’ambassadeur de Russie, le prince Alexandre Borisovitch Kourakine.  »

Pour restituer le contexte historique, précisons que depuis les traités de Tilsit de juillet 1807 les empires français et russe sont alliés. Malgré l’Entrevue d’Erfurt qui dure du 27 septembre au 14 octobre 1808, les rapports se gâtent rapidement entre les deux empereurs. L’un reproche à l’autre de ne pas respecter ses engagements et vice-versa. De cet échange verbal aoûtien avec ce diplomate russe, que nous qualifions volontairement de musclé, « naquit une crise diplomatique, annonciatrice de la guerre de 1812, dont Napoléon ne devait jamais se relever. Comme l’a écrit Victorine de Chastenay, grande amie de Fouché, le drame tragique commença par des fêtes. »

En définitive, cette grande célébration impériale ne parvient pas à masquer une opposition sourde mais résolue contre Napoléon dans de nombreuses parties de l’Empire. Vial note dans son enquête que « des départements sont menacés de disette, les manufactures ferment les unes après les autres, les populations semblent de plus en plus inquiètes et les élites se montrent parfois hostiles à l’Empereur ». Toutefois, il convient d’étendre l’analyse et de ne pas se concentrer sur la seule France. L’auteur décrit plutôt correctement la situation géopolitique d’alors : «  Au-delà des frontières de la France, que ce soit en Espagne où la guerre civile faisait rage depuis 1808, ou dans l’Allemagne napoléonienne où les souverains vaincus comme Frédéric-Guillaume III de Prusse étaient en train de relever la tête, la lassitude, la haine et la déception s’exprimaient désormais librement. » Napoléon commande aux destinées de l’Europe, mais les rênes du pouvoir commencent déjà à lui échapper car les oppositions se relèvent l’une après l’autre à l’extérieur, aux frontières et même à l’intérieur de l’Empire…

Dans nos notes personnelles, nous relevons que «  les conquérants habiles ne sont jamais brouillés avec les prêtres. » Cette phrase, c’est Napoléon lui-même qui l’écrit, dans une lettre datée du 18 avril 1801 adressée à son frère Lucien Bonaparte, alors ambassadeur à Madrid. Pourtant, comme l’explique très bien Vial, « la Saint-Napoléon coïncidait également avec la célébration de l’Assomption ; or, depuis 1809, l’Empire subissait aussi, il ne faut pas l’oublier, une terrible crise religieuse qui s’était soldée par l’internement du Pape à Savone et par la convocation d’un concile à Paris. Depuis le mois de juin 1811, évêques et cardinaux, réunis à Notre-Dame, se débattaient entre la volonté implacable de l’empereur et leur crainte de provoquer un schisme, sous le regard étonné de la majorité des catholiques qui ne comprenaient pas la gravité de la situation. »

Guerre en Espagne, conflits larvés avec l’Angleterre, alliés récalcitrants voire clairement hostiles, crise religieuse avec le Vicaire du Christ, préparation d’une guerre contre la Russie, les sujets de crispation et d’inquiétude ne manquent pour occuper les journées de l’empereur des Français. Vial résume donc parfaitement le cadre géopolitique : « Somme toute, au moment où l’Europe entière aurait dû communier dans la célébration de l’empereur, ils étaient nombreux à se détourner de lui ou à regretter les années fastes du Consulat et des premiers temps du règne. Par une étrange concordance des temps, la période du 15 août vit simultanément éclater ou s’épanouir une série de crises inquiétantes qui semblaient menacer le système napoléonien jusque dans ses fondements. »

En partant de cette vision des événements ou de ce constat, il n’est pas étonnant que Joseph de Maistre, le grand penseur contre-révolutionnaire, ait écrit au début de l’année 1811 la prévision suivante : « L’édifice élevé par Buonaparte tombera sans doute. Mais quand ? Voilà le triste problème. » Il faudra une guerre en Russie, dramatique et tragique, pour que l’édifice napoléonien craquelle de toutes parts.

L’objectif de l’auteur se voit clairement exprimé : « Si tout mène à et semble partir de cet esclandre du 15 août, l’idée n’est pas non plus de s’en servir comme prétexte afin de dresser le catalogue de tout ce qui allait mal dans l’Europe en 1811, le risque étant de donner la fausse idée que l’édifice napoléonien tremblait entièrement sur ses bases, ce qui n’est pas exact. » Il ajoute : « L’Empire connaissait certes des difficultés, mais il n’était pas non plus au bord de l’écroulement. » Vial ajoute d’ailleurs ce propos fort intéressant : « La machine administrative fonctionne à plein régime et l’armée est plus puissante que jamais. Cependant, derrière cette façade brillante, les spécialistes de l’économie, de l’opinion ou de l’histoire militaire ont tous su déceler, dans les événements de cette année en apparence si paisible, des signes avant-coureurs d’une crise globale du système.  »

Effectivement, après une phase constante d’agrandissement à partir de 1800, avec les nombreuses victoires acquises sur les champs de bataille de toute l’Europe, Napoléon avait, dès 1809, commencé à revoir ou à adapter son système pour le rendre pérenne, d’où la répudiation qui suivra de Joséphine pour rendre possible un mariage avec une archiduchesse d’Autriche. Cette dernière devait impérativement lui donner un héritier… Vial précise que « Jean Tulard a pour sa part décelé un changement dans la définition même de l’idée d’Empire à partir de 1810, les références carolingiennes s’effaçant devant les allusions à la Rome antique, plus glorieuses et surtout gages d’une plus grande stabilité. »

Comme a écrit Hugo dans son célèbre poème : « Napoléon perçait sous Bonaparte  ». En 1811, l’Empereur a 42 ans. Le général maigre et au teint jaunâtre de la prodigieuse campagne d’Italie paraît bien loin. Il se dégarnit, son embonpoint a remplacé son corps svelte, et il se montre « incapable de supporter la moindre contradiction, incroyablement sûr de lui et toujours doué d’une mémoire stupéfiante, capable de coups de génie comme d’entêtements ridicules – l’empereur de 1811 est presque en pleine possession de ses moyens. Ses succès au pouvoir l’ont isolé et lui ont quelque peu fait perdre le sens des réalités – mais il n’est ni le premier, ni le dernier dirigeant à en être victime. » Il confessera à Sainte-Hélène qu’ «  à cette période il n’était pas assez d’aplomb. » Dans son exil, le conquérant saura regarder son fascinant parcours avec une certaine lucidité.

Pourtant, Napoléon, en devenant l’Empereur des Rois, pour reprendre la formule de Max Gallo, pense être parvenu au parfait accomplissement de son œuvre. En effet, lui, le petit officier corse, est couronné par le Pape. De plus, il vainc des armées diverses et variées sur des territoires qui le sont tout autant : rien ne semble pouvoir lui résister. Honneur suprême, son mariage avec Marie-Louise lui permet d’entrer dans le cercle étroit de l’une des plus vieilles et prestigieuses familles d’Europe. La principale puissance du continent, la Russie, fut défaite à plates couture à Austerlitz (2 décembre 1805) et à Friedland (14 juin 1807). L’empereur Alexandre, son ennemi de la veille devient son ami : « Cette entente entre le nouveau César et le nouveau Constantin était certes grandiose. » Cependant, entre les promesses non respectées et les engagements non tenus de part et d’autre, l’engouement d’un jour se transforme assez rapidement en méfiance réciproque.

Les principales pommes de discordes entre la Russie tsariste et la France napoléonienne sont au nombre de quatre : la Pologne, le blocus continental, les Balkans, la Baltique. Les deux Grands ne désirent nullement laisser leur partenaire gagner de l’influence à leurs dépens. Alexandre sait qu’une partie de l’Europe est prête à se retourner contre Napoléon. Le mérite de Vial est de montrer, en étudiant et en confrontant maintes sources, parfois inédites, que les Français et les Européens sont, pour nombre d’entre eux, déçus de l’Empire et donc de l’Empereur. Le désarroi et même le désamour s’expriment clairement par les attitudes, dans les correspondances, et même par les actes politiques, tel celui d’acheter au grand jour des produits issus de la contrebande anglaise.

L’auteur nous présente un panorama complet de la situation de l’Empire au moment de cette apogée de l’année 1811, qui « prise entre les grandes victoires du début du règne et le cycle de défaites qui mena Napoléon à l’abîme, pourrait passer pour la moins intéressante de toutes ». Au contraire, cette année charnière explique les revirements et les échecs à venir… Ce livre remarquablement bien écrit nous plonge dans les hautes sphères de la politique et de la diplomatie internationales. Il nous permet de comprendre qu’au moment où Napoléon semble le plus puissant, des crises politiques, économiques, diplomatiques et même familiales sapent déjà l’autorité de l’Aigle. Un vieil adage romain dit : « Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne.  » Napoléon avait quant à lui noté : « Du triomphe à la chute, il n’est souvent qu’un pas.  » Ce 15 août 1811 ne déroge pas à cet immuable décret de l’histoire…

Franck ABED

Voir en ligne : https://franckabed.com/2019/09/02/1...