Dans un contexte économique marqué par l’absence de pluies, le coronavirus aggrave la situation sociale marocaine. Avec des infrastructures sanitaires fragiles, les autorités tentent de gérer les conséquences de l’épidémie, et le roi est en première ligne. La politique néolibérale de régime sec pour des services sociaux suivie depuis des décennies est désormais remise en cause.
Le premier cas officiel de coronavirus est apparu le 2 mars 2020 au Maroc. Selon les autorités, il s’agissait d’un Marocain résidant en Italie et de retour pour les vacances. Deux cas de touristes français s’en sont suivis, et le bilan officiel au 1er avril est de 575 cas et 37 décès. Les autorités marocaines ont pris relativement tôt des mesures jugées courageuses. Elles ont suspendu, dès fin janvier, les vols avec la Chine et intensifié les contrôles au niveau des ports et des aéroports internationaux.
Durant la première phase de la propagation du virus, elles ont ordonné la fermeture des mosquées, des cafés et des restaurants, ainsi que de tous les lieux de divertissement. De même, tous les événements sportifs et artistiques ont été annulés. Quant aux vols internationaux, ils ont diminué progressivement avant d’être totalement suspendus à la mi-mars. Un confinement a également été instauré avant l’état d’urgence sanitaire, décrété le 20 mars, jusqu’au 20 avril prochain.
Au moment du confinement, les forces de l’ordre et les blindés ont été déployés, à la fois pour rassurer et pour dissuader celles et ceux qui ne s’y conformeraient pas. Les autorités ont utilisé les haut-parleurs des mosquées et des mégaphones dans la rue, et ont même fait appel aux crieurs, dans l’espoir de convaincre tout le monde de rester chez soi, en adaptant à chaque fois le discours et le dialecte employé aux spécificités régionales.
Le calme et l’efficacité dont ont fait preuve les autorités sont assez inattendus, et s’expliquent par les circonstances exceptionnelles, exprimées par le ministre de l’intérieur Abdelouafi Laftit dans une intervention marquante : « Nous n’avons jamais eu autant besoin les uns des autres comme aujourd’hui… Nous sommes embarqués sur une même galère. Soit nous nous noierons tous, soit nous serons tous sauvés » (on notera que la possibilité de la noyade précède celle du salut…). Toutefois, quelques arrestations musclées, voire humiliantes, ont été constatées, marquées par la violence physique.
Le Makhzen gère la crise
Comme il est de mise à chaque crise, le régime a fait en sorte de reléguer au second plan le travail du gouvernement et des partis politiques, qui se sont contentés de regarder et de bénir les décisions prises. Le roi est apparu au premier plan, entouré de ses ministres régaliens — imposés au gouvernement par le Palais — et s’appuyant sur des technocrates. Le ministre de la santé a en effet été effacé par Mohamed Alyoubi, chef de la direction des épidémies du ministère, tandis que le chef du gouvernement, Saadeddine El-Otmani, a quasiment vu son ministre de l’intérieur devenir vizir à la place du vizir. Le premier ministre se contente désormais de partager les déclarations de Laftit sur sa page officielle sur Facebook, mises à part quelques déclarations qui sont généralement raillées à grande échelle sur les réseaux sociaux.
L’historien et analyste politique Maâti Monjib juge que la vitesse exigée par les mesures prises oblige le régime à sortir de l’ombre : « On voit ainsi sa manière de fonctionner et on peut juger de qui gouverne réellement le pays. » Mais l’objectif est également psychologique selon lui : « Le Makhzen1 ne craint pas, en temps de crise, de montrer au peuple que c’est lui qui gouverne, car celui qui reflète l’image du pouvoir est assuré de le détenir réellement. »
À l’instar de nombreux pays, le Maroc a eu recours à une « dérogation de déplacement » en temps de confinement. Les autorités ont opté pour une permission remise par les [moqadem — https://fr.wiktionary.org/wiki/moqqadem ] et les cheikhs, les relais de l’autorité au niveau des quartiers et des villages, dont la relation avec les citoyens est souvent tendue. À l’époque de Driss Basri, ministre de l’intérieur de Hassan II dans les années 1980 et 1990, ils ont acquis la réputation de corrompus, en plus de celle d’indicateurs, puisqu’on les appelle « les yeux des services ». Cette attestation limite les personnes qui peuvent en bénéficier à « un seul membre par famille », ouvrant ainsi la voie aux pots-de-vin, d’autant que le document sera valable jusqu’à la fin de l’état d’urgence. De plus, la distribution de cette dérogation ayant été inégale dans certaines zones, beaucoup de personnes sont sorties trouver les moqadem et les cheikhs pour en avoir une, ce qui a contribué au non-respect du confinement.
Entre complotisme et fatalisme
Entre temps, les théories du complot et les rumeurs sont allées bon train. Par exemple, la police judiciaire a arrêté un salafiste connu sous le nom d’Abou Naïm, accusé d’incitation à la haine et de menace à l’ordre public. Ce dernier était apparu sur une vidéo où il décrivait le coronavirus comme étant « un délire, un fruit de l’imagination, un mirage », et où il critiquait la décision du ministère des affaires religieuses de fermer les mosquées, car un pays qui fait cela « est un pays renégat ». D’autres vidéos ont circulé, montrant des citoyens qui considéraient le virus comme une « plaie divine ».
Selon Maâti Monjib, il existe au Maroc un champ lexical très riche autour des maladies et des pandémies, puisé dans l’histoire du pays. Or, le Makhzen craint tout ce qui peut être perçu par la population comme une « colère divine » : « Sur le plan théologique, Dieu ne saurait se mettre en colère contre un peuple croyant, mais uniquement contre les tyrans qui ne respectent pas la religion, la justice et la volonté divine. » Et dans un pays où la majorité écrasante croit profondément que la volonté divine est au-dessus de celle du roi et des autorités, « cela ne peut qu’affaiblir la légitimité religieuse du régime ». Car « selon la mentalité dominante, si l’autorité est bonne et qu’elle suit le chemin de Dieu, de telles choses qui menaceraient l’existence des musulmans ne sauraient advenir ». Maâti Monjib cite en exemple le séisme qui a détruit la ville d’Agadir, au sud du pays, en 1960, et avait été vu par certains conservateurs comme la conséquence du fait « d’être gouvernés par des athées », en référence à la gauche alors au pouvoir.
Un système de santé fragile
Devant la précarité des infrastructures et des services sanitaires, se tourner vers Dieu reste pour beaucoup le seul refuge. À Tanger, à Tétouan (nord du pays) et à Fès, des habitants ont ainsi scandé : « Dieu est grand, et Il est le seul capable de nous aider ! » Beaucoup d’habitants organisent, dans de nombreuses villes, des implorations collectives depuis les toits ou les fenêtres de leurs maisons, demandant miséricorde et pardon dans une ambiance très solennelle.
De leur côté, les autorités savent bien qu’elles ne peuvent pas juste s’appuyer sur les hôpitaux qui comptaient, selon le chef du gouvernement, 250 lits de réanimation à travers le pays (pour un total de 35 millions d’habitants). Devant les craintes suscitées par cette déclaration, ce dernier a revu le nombre à la hausse, évoquant le chiffre de 1 600 lits et affirmant que « les 250 lits évoqués dans un premier lieu sont exclusivement consacrés aux malades du coronavirus, mais nous pouvons augmenter cette capacité selon nos besoins ».
Quant au roi, il a donné l’ordre de créer une « caisse spéciale pour faire face à la pandémie du coronavirus » afin d’« assurer les dépenses relatives à l’équipement des infrastructures sanitaires ». Il a également annoncé que des mesures seront proposées par le gouvernement afin de soutenir les petites et moyennes entreprises qui sont en difficulté, ainsi que les salariés.
Une cagnotte a également été mise en place sur le site du Trésor public, à la disposition des personnes physiques et morales. Afin de les pousser à la générosité, la Direction générale des impôts a annoncé que les dons seraient non imposables. Plusieurs entreprises publiques et privées, ainsi que des établissements publics et des organismes professionnels ont répondu à l’appel. La Direction générale de la sûreté nationale et la Direction générale de la surveillance du territoire du Maroc (les services secrets) ont contribué pour un montant de 40 millions de dirhams (3,7 millions d’euros), sans parler de personnalités publiques et de ministres, comme celui de l’agriculture et de la pêche, Aziz Akhnouch, ou encore Otmane Ben Jelloun, le PDG de la Bank of Africa, tous deux milliardaires.
Le Maroc a rassemblé à ce jour 23,5 milliards de dirhams (2,11 milliards d’euros) pour lutter contre le coronavirus, soit 2,7 % de son PIB (108,5 milliards d’euros en 2019). Le 27 mars, les autorités ont annoncé que des aides financières seront apportées aux ménages les plus précaires, dont le chiffre est officiellement estimé à 8 millions. Ainsi, à partir du 6 avril, les ménages composés d’une ou deux personnes recevront une aide de 800 dirhams (72 euros), ceux de 3 à 4 personnes toucheront 1 000 dirhams (90 euros) et ceux de plus de 4 personnes 1 200 dirhams (108 euros).
Quarante ans d’austérité
La situation marocaine est d’autant plus critique que la crise du coronavirus advient en une année de sécheresse, dans un pays dont l’agriculture demeure très liée aux aléas météorologiques. Selon l’expert économique Najib Akesbi, « nous vivons deux chocs en même temps. On avait déjà vu avant le coronavirus les prémices d’une année économique et sociale difficile à cause de la sécheresse. Les prévisions parlaient en effet d’une récolte de 40 millions de quintaux de blé, soit 42 % de moins que la moisson de l’année dernière, et 34 % si on compare à la moyenne des 5 dernières années ». Selon Maâti Monjib, « l’effet psychologique de la sécheresse décuple son effet matériel, car les familles cessent de dépenser et préfèrent épargner, tandis que les hommes d’affaires évitent d’investir, ce qui a un effet domino sur tous les secteurs, y compris le tourisme, qui est censé prospérer en période de chaleur. Le Marocain reste d’abord et avant tout un paysan ».
Mais surtout, à l’instar d’autres pays, cette crise a également montré à la classe politique la fragilité des services publics et l’erreur qu’a été la marginalisation de secteurs vitaux jugés non rentables, comme la santé ou l’enseignement. « Le régime a continué à miser sur la sécurité, à tel point que c’est aujourd’hui le ministère de l’intérieur qui contrôle les autres ministères. Ce sont ses employés qui gèrent la situation sur le terrain » , commente Maâti Monjib.
Un point de vue que partage Najib Akesbi, qui estime que la crise a prouvé l’échec cuisant du néolibéralisme sauvage, qui a tenté de faire croire que le marché et le secteur privé pouvaient tout assurer : « Cela fait 40 ans que nous suivons les politiques d’austérité dictées par les institutions internationales. Cette crise a ouvert les yeux de tout le monde. »
Dans une interview polémique, le haut-commissaire à la planification Ahmed Halimi a déclaré que « l’année 2020 sera la pire pour l’économie marocaine depuis 1999 » , estimant que le taux de croissance ne dépassera pas 1 % (la Banque du Maroc l’avait estimé à 2,3 % à la mi-mars). Selon Halimi, la crise du coronavirus a montré « les points faibles du régime et l’absence d’acquis du néolibéralisme imposé par le FMI ». Et d’en conclure : « Le retour à l’État social s’impose. »
Des migrations inversées
La crise du coronavirus a également donné lieu à deux migrations inversées, l’une de l’Europe vers le Maroc, l’autre, sur le plan intérieur, des villes vers la campagne. Les Marocains continuent en effet à se sentir plus en sécurité chez eux malgré tout, et des résidents marocains en Europe ont décidé de « fuir » vers leur pays natal, malgré les messages — parfois ponctués de violence verbale — de leurs compatriotes les incitant à rester là où ils sont, de peur qu’ils ne participent à la propagation du virus.
D’autre part, et devant le retard accusé par les aides financières, des Marocains des villes ont migré vers des villages de campagne qui n’ont pas encore enregistré de cas d’infection, du moins officiellement. Là-bas, ils peuvent compter sur un réseau d’entraide familiale et tribale, et vivre de ce qu’ils cultivent, aussi peu soit-il.
Dans ce contexte, et dans l’espoir de lancer « une nouvelle trajectoire pour la réconciliation nationale » et d’alléger la surpopulation des prisons, une pétition lancée par des militants des droits humains a appelé à « libérer tous les prisonniers politiques et les prisonniers d’opinion, ainsi que les prisonniers des mouvements sociaux, y compris ceux du mouvement du Rif ». Ils ont également demandé une grâce pour une catégorie des prisonniers de droit commun, comme les mères, les personnes âgées et les malades. Un appel similaire, baptisé « l’appel de l’espoir », a été lancé par plus de 200 personnalités, afin qu’une grâce royale soit accordée à tous les prisonniers du mouvement du Rif, ainsi qu’aux journalistes qui ont été condamnés dans ce contexte.
En attendant la réaction des autorités sur ce sujet, le seul « acquis » notable jusque-là est la suspension de la tradition du baisemain à Sa Majesté, un protocole jugé par nombre d’activistes « révolu » et « humiliant », et qu’ils ont appelé à supprimer. Certes, le but de cette suspension est la préservation de la santé du roi. Mais on peut espérer que le retour à cette tradition serait quelque peu gênant pour le Palais.
#
Article traduit de l’arabe par Sarra Grira.
1Ce mot désigne au Maroc le Palais et son réseau.