Les diplomates sont inquiets face au sort que semble leur réserver la réforme de la haute fonction publique. Réflexe corporatiste, diront certains. Pourtant, les critiques exprimées dans diverses tribunes font état de sincères interrogations sur les conséquences d’une standardisation des savoir-faire, et redoutent une perte d’influence de la France sur un échiquier international en pleine recomposition.
La réforme de la fonction publique est en France un vieux serpent de mer. Très attachés à leur service public, les Français ont pourtant l’image d’une administration globalement sclérosée et inefficace. À l’avant-veille de l’élection présidentielle d’avril 2022, le président Emmanuel Macron a lancé l’offensive en visant directement la tête, à savoir la haute fonction publique. Il a annoncé fin 2021 la création d’un Institut national du service public (INSP) qui a d’ores et déjà absorbé l’École nationale d’administration (ENA) et dans lequel sont voués à se fondre les hauts corps de l’État, à l’exception du Conseil d’État et de la Cour des comptes, soit 12 000 fonctionnaires qui seront désormais uniformément des « administrateurs de l’État ». Le but affiché est d’assurer une plus grande diversité des recrutements, davantage de polyvalence et de mobilité, de gagner en efficacité et d’en finir avec le corporatisme.
Directement concerné, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères compte 13 600 agents, dont 1 800 diplomates. En bas de l’échelle, les « petites mains » qui contribuent largement à « faire tourner la boutique », sont les quelque 900 secrétaires des affaires étrangères. Ceux-là iront grossir les rangs du futur INSP. Au-dessus d’eux, les 800 conseillers des affaires étrangères et la centaine de ministres plénipotentiaires, parmi lesquels se recrutent les ambassadeurs, pourront mener leur carrière à terme, mais après une dernière édition du concours en 2022, ces deux corps seront clos et voués à disparaître.
Le système qui prévaut aujourd’hui au Quai d’Orsay offre deux modes d’accession à la carrière, si l’on excepte quelques cas marginaux d’agents contractuels aux profils atypiques ou de personnels détachés d’autres ministères. Les deux voies « normales » étaient jusqu’à présent, soit le très sélectif concours d’Orient1 (18 postes de secrétaire en 2020 et 7 postes de conseiller), soit une sortie de l’ENA dans le premier tiers (5 postes en 2020). Dans le premier cas, les critères de sélection impliquent des compétences linguistiques et une excellente connaissance des pays de la zone de spécialisation : les postulants sont souvent issus de Sciences Po, mais on trouve également des profils de chercheurs. Après une dernière édition du concours de conseiller en 2022, celui de la dernière chance pour les secrétaires, les modalités de recrutement devraient être révisées au sein du nouvel INSP.
Une institution qui bouge dans un monde qui bouge
Cette reconfiguration drastique vient bouleverser une institution déjà troublée par la combinaison de différents phénomènes. Dans la période récente, le ministère a dû diversifier les missions et les savoir-faire. En 1998, il a absorbé le ministère de la coopération, devenu en son sein la Direction générale de la mondialisation (DGM). En 2012, Laurent Fabius alors à la tête du « Quai », arrache à « Bercy » (le ministère de l’économie) la conduite de la diplomatie économique. L’actuel titulaire du portefeuille, Jean-Yves Le Drian, y souscrira sans réserve en capitalisant sur ses compétences et contacts en qualité d’ex-ministre de la défense pour décrocher en particulier d’importants contrats d’armements.
Le monde aussi a changé. Avec la mondialisation, les rapports de force et les règles du jeu international se sont modifiés. La Chine dispute aux États-Unis la place de numéro 1 mondial, et la France s’éloigne du peloton de tête. Comme beaucoup de leurs compatriotes, les diplomates peuvent ressentir une perte d’influence, voire un déclin français, et redouter que le pays ne soit plus à la hauteur de ses ambitions. Des acteurs importants — Chine et Russie notamment — contestent l’ordre mondial et le cadre de référence qui prévalent depuis plusieurs décennies. Au cœur même du bloc occidental, les engagements n’ont plus leur fiabilité d’antan. Non seulement le trublion Donald Trump est revenu sur l’Accord de Vienne avec l’Iran (nucléaire), ceux de Paris (climat), s’est retiré de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a coupé les crédits américains à l’Unesco, à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East, UNRWA) et contribué ainsi à affaiblir une ONU déjà mal en point, mais le très bien élevé Joe Biden n’a pas ménagé un proche allié en raflant la mise sur un juteux contrat australien de vente de sous-marins promis aux Français.
Les conflits sont extrêmement complexes et difficiles à lire, avec à la fois une multiplication des acteurs locaux, souvent en lutte les uns contre les autres, et le jeu des ingérences étrangères, comme l’illustrent très bien les drames syrien et libyen. Sans parler des crises à dimension transnationale, voire internationale, telles que les vagues migratoires, le terrorisme, le réchauffement climatique et maintenant la pandémie de la Covid-19. Les diplomates ont dû s’adapter, faire évoluer à la fois leurs connaissances et leurs techniques d’intervention.
Féminisation et diversification
La « maison Quai d’Orsay » a également connu de très profondes transformations internes, notamment avec la féminisation. Alors que l’on comptait seulement 3 femmes ambassadrices sur 175 en 1980 et 16 en 2006, elles étaient 51 en 2021, soit 30 % des effectifs. Aujourd’hui, une carrière féminine prend en moyenne cinq années d’avance sur celle d’un homme à qualification égale. Cette mutation sociologique a de nombreux corollaires. Les conjoints souhaitent poursuivre leur vie professionnelle et d’une manière générale le souci de maintenir un équilibre vie privée/vie professionnelle s’affirme, comme dans le reste de la société, beaucoup plus que dans les générations précédentes. On peut même arriver à la situation paradoxale de voir de jeunes diplomates refuser de partir sur un terrain difficile, en raison des conditions de vie sur place et de la rupture familiale imposée par les nécessités du service.
Fréquemment évoqué pour justifier la nécessité des réformes, le corporatisme reste certainement un travers du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, mais c’est faire peu de cas des évolutions spectaculaires qu’ont connues les profils sur la période récente. Les vieilles familles aristocrates, avec des générations de diplomates (ce qui n’exclut d’ailleurs pas le talent), sont devenues marginales. On a vu que déjà, la carrière s’était ouverte aux énarques, dont la formation diffère de celle des « Orient ». La diversité a également fait son apparition au ministère avec de nombreux jeunes issus de l’immigration et ne devant leur poste qu’à la seule méritocratie. Le fait est plus rare, il faut le reconnaître, pour des agents issus de l’Afrique subsaharienne. Contrairement aux idées reçues, le Quai d’Orsay est l’une des administrations les plus ouvertes et diversifiées (52 % des agents sont contractuels, 20 % de l’encadrement n’est pas issu du corps diplomatique)2.
Par ailleurs, le diplomate en poste à l’étranger travaille au quotidien avec d’autres acteurs pratiquant ce que l’on pourrait appeler une « diplomatie indirecte » : le personnel de la mission économique, issu du ministère des finances, les militaires de la mission de défense, les agents des services de renseignement, les chercheurs des Instituts français de recherche à l’étranger (IFRE), les experts de l’Agence française de développement (AFD), les services de la diplomatie culturelle et des Instituts et Alliances françaises, qui peuvent présenter des profils très divers : universitaires, enseignants, directeurs de lieux culturels ou artistiques....
De crise en crise
Les nouvelles tâches qui leur ont été assignées au cours des vingt dernières années ont pu déconcerter les diplomates, qui n’avaient pas cette vision d’une profession embrassée surtout par intérêt pour une zone géographique, les questions géostratégiques, la négociation et la gestion de crise. En outre, nombre d’entre eux, attachés aux valeurs démocratiques dont se réclament constamment les autorités françaises, ont du mal à défendre des positions complaisantes vis-à-vis de régimes autoritaires répondant à des arrière-pensées commerciales ou sécuritaires, et vivent mal la contradiction entre les déclarations et les faits.
Par-delà les grands principes se pose la question de l’efficacité de la stratégie adoptée. La politique intérieure — lutte contre le chômage, protection de l’emploi, chiffres du commerce extérieur, rhétorique sécuritaire — l’emporte sur la politique étrangère et les enjeux d’équilibres géopolitiques. Le court terme prévaut sur le long terme. Concrètement, si l’on vend des Rafale à 73 millions d’euros pièce , c’est autant d’argent qui ne sera pas investi dans les infrastructures, l’enseignement, la santé, ce qui générera de l’instabilité sociopolitique et aura à terme des répercussions sur les intérêts français (flux migratoires, crises régionales avec rapatriement d’expatriés, menaces sur les échanges économiques). Au nom de la lutte contre le terrorisme, on soutient des dictatures qui n’ont pas de projet pour leur population, dont la brutalité conduit à des phénomènes de radicalisation et dont la pérennité n’est pas assurée.
Sollicités sur des missions de plus en plus diverses, les diplomates ressentent durement la réduction de leurs moyens, la vente de bâtiments de prestige, les fermetures de postes, même si, avec 163 ambassades, la France dispose encore du réseau le plus étendu dans le monde après la Chine et les États-Unis. Le budget du Quai représente à peine 1,03 % de celui de l’État. Sur trente ans, cette administration a perdu 53 % de ses effectifs, dont un tiers ces dix dernières années. Comme dans la plupart des administrations, les personnels consacrent de plus en plus de temps à gérer des tâches bureaucratiques au détriment du cœur de métier.
Ces griefs n’excluent pas l’autocritique et certains dysfonctionnements sont à peu près unanimement reconnus, tels que la concurrence ou la mauvaise communication entre les services (résultant pour partie de l’élargissement des missions évoqué plus haut), les redondances qui en découlent, de gros problèmes dans la gestion des ressources humaines assurée par des diplomates et non par des spécialistes, l’inamovibilité des agents sauf « meurtre de père et mère » et malgré de nouvelles procédures comme le « 360° » (les subordonnés évaluent leurs supérieurs), les disparités d’implication entre la fainéantise de certains et les horaires très lourds des autres.
La gestion des ressources matérielles est elle aussi sujette à critique. Les salaires en poste sont très élevés, notamment en raison des indemnités de résidence à l’étranger (IRE) évaluées selon des critères pas toujours très objectifs. Avec la réduction des postes, certains ambassadeurs se sont retrouvés sans affectation et se voient attribuer des missions aux intitulés passablement flous. Pour exister et justifier leurs salaires (dont le ministre a refusé de révéler le montant quand il a été interrogé sur le sujet en conférence de presse), ces personnalités passent commande aux services et aux postes, occasionnant des surcharges de travail dont l’intérêt n’est pas toujours bien établi. Il arrive aussi que certains agents sans affectation continuent d’être payés à ne rien faire.
Présidentialisation de la politique étrangère
L’annonce de l’automne 2021 a été vécue par les diplomates comme une insulte. La polyvalence des futurs administrateurs de l’État ne revient-elle pas à nier la spécificité du métier ? La diplomatie implique des compétences particulières — sur un pays, une région, une langue, voire des dialectes — qui requièrent des études longues et difficiles. Apprendre à négocier, à décrypter les signaux, nouer des liens avec des collègues étrangers que l’on retrouve d’un pays à l’autre ou dans les organisations internationales s’acquiert au fil des ans, sur le terrain. Tout le monde n’a pas forcément l’envie ni des prédispositions pour vivre l’expatriation. N’y a-t-il pas un risque de perte de crédibilité et d’influence, au moment même où les rapports de force se rejouent sur la scène internationale, si la France se retrouve désormais sans diplomatie de carrière ? Comment des agents de la préfectorale ou des personnes spécialistes des questions agricoles vont-ils faire face à ces enjeux lors de leur mobilité en poste ?
La réforme qui vient de se mettre en place consacrerait de surcroît la marginalisation du ministère et la présidentialisation de la politique étrangère. Cette évolution, largement entamée par le président Nicolas Sarkozy, s’est affirmée au cours des dernières années. Mais le malaise remonte à encore plus loin pour la direction Afrique du Nord Moyen-Orient (ANMO), souvent qualifiée de « pro-arabe ». En 2000, à Jérusalem, l’évocation par Lionel Jospin, des « actes terroristes du Hezbollah » avait valu au premier ministre de se faire caillasser le lendemain en Cisjordanie. Ce « dérapage verbal contrôlé » avait suscité une vive tension avec le ministère, pris de court par des propos qui différaient totalement des « éléments de langage » établis pour la visite par ANMO, pour qui le Hezbollah était un acteur politique entré au Parlement par la voie des urnes, avec lequel il fallait composer.
Plus récemment, le dossier libyen a fait l’objet de divergences importantes : l’Élysée a apporté son soutien au général Khalifa Haftar , proche de l’Égypte du président Abdel Fattah Al-Sissi, contre le gouvernement de Tripoli reconnu par la communauté internationale, et contre l’avis de diplomates du Quai d’Orsay. Les positions sur la Syrie ne seraient pas non plus toujours en phase. Et il est de notoriété publique de l’actuel président Macron n’apprécie guère le corps des diplomates.
Enfin, les nominations politiques de personnalités intellectuelles ont été très mal acceptées, qu’il s’agisse de celles des écrivains Jean-Christophe Ruffin (ambassadeur au Sénégal et en Gambie) et Philippe Besson (un temps pressenti comme consul à Los Angeles), ou d’Olivier Poivre d’Arvor (ambassadeur en Tunisie). Les nouvelles règles ne vont-elles pas précipiter ces nominations « de rétribution », en particulier quand il s’agira de « recaser » les anciens conseillers des cabinets ?
Examinée de près, la réforme comporte néanmoins des points qui ne peuvent que susciter l’approbation, comme l’obligation faite aux futurs administrateurs de l’État de suivre une formation continue et de se prêter à une réévaluation en cours de carrière. Mais certains points restent obscurs, comme la manière dont s’effectueront les affectations. Un corps de diplomates subsistera-t-il au sein de l’INSP ? Le concours d’Orient sera-t-il maintenu, sur demande appuyée du ministre Le Drian, comme le laissent entendre certaines rumeurs ? L’exécutif préfère commencer la réforme de la fonction publique par le haut, avec les mieux payés, les moins syndiqués, afin de pouvoir ensuite invoquer leur exemple auprès des échelons inférieurs. C’est le premier étage de la fusée « dégraissage de la fonction publique ». Mais le sentiment dominant chez les diplomates est que les choses se sont faites dans la précipitation et sans concertation. Les secrétaires des affaires étrangères, notamment les plus jeunes, voient leur plan de carrière brutalement réduit à néant. On pourrait établir un parallèle avec l’annonce par le premier ministre Édouard Philippe de l’augmentation des frais de scolarité pour les étudiants étrangers en plein salon Campus France, en novembre 2018. Il avait ensuite fallu faire face à l’affolement des étudiants, leur préciser les modalités d’une réforme sur laquelle les responsables de sa mise en œuvre n’avaient eux-mêmes aucune information.
Dans un cas, il s’agit de donner un coup de pied dans la fourmilière et de mettre un terme à une situation sclérosée et coûteuse, quitte à remédier par la suite à d’éventuelles erreurs ; dans l’autre, on aurait préféré que la machine soit réparée sans prendre le risque de la démolir.
1Comme son nom ne l’indique pas, le concours d’Orient couvre une zone très étendue, allant de l’Afrique, y compris subsaharienne, à l’Extrême-Orient, en passant par l’Europe orientale, l’Asie centrale et l’Asie méridionale.
2La Tribune, 8 novembre 2021.