Depuis le début de la guerre civile au Soudan en avril 2023, des milliers de personnes ont quitté leur pays pour se réfugier à l’étranger, notamment en Égypte. Petit à petit, les autorités du Caire ont durci les conditions d’entrée. Au quotidien, difficultés administratives, précarité sociale et racisme ordinaire compliquent sérieusement l’exil des Soudanais.
C’est avec un irrépressible besoin de témoigner qu’elle raconte son histoire : l’irruption des combats violents dans son quartier paisible, son installation difficile en Égypte en passant par son éprouvante évacuation. Fai avait de grands espoirs pour son pays, notamment lorsqu’elle a rejoint l’équipe de communication du premier ministre Abdalla Hamdok jusqu’au coup d’État d’octobre 2021 . À presque 30 ans, la jeune femme n’est certainement pas représentative de la population soudanaise ; cependant, elle correspond bien au profil de cette première vague de migrants arrivée en Égypte dans les premières semaines du conflit.
Une population prise au piège
Ce samedi 15 avril 2023, de violentes explosions la réveillent. Plusieurs cibles stratégiques de Khartoum, la capitale soudanaise sont bombardées, dont l’aéroport situé à proximité du quartier résidentiel où Fai habite avec sa mère et sa sœur. Les trois femmes se calfeutrent, et vivent sur leurs réserves de nourriture et d’eau. Aux bombardements nocturnes succède le crépitement incessant des armes à feu la journée. Le frère d’une amie est mortellement touché dans sa voiture en bas de chez lui. Les combats sont d’une telle intensité qu’il faudra plusieurs jours à la famille avant de récupérer son corps. Cet événement dissuade les trois femmes de s’enfuir dans leur voiture personnelle alors que des récits terrifiants leur parviennent. Amnesty International rapporte des effractions, des vols, des viols et des meurtres. Malgré un décompte officiel, le nombre de victimes civiles est impossible à établir.
Le 23 avril, un timide cessez-le-feu est arraché aux belligérants, permettant une première évacuation. La famille de Fai rejoint un convoi de l’ONU et arrive à Port-Soudan au terme d’un voyage de 35 heures en bus. Les ressortissants non soudanais embarquent pour Djeddah, d’où ils pourront rentrer chez eux. Mais les autorités saoudiennes refusent l’entrée des ressortissants soudanais. Coincées dans un hôtel sordide qu’elles payent près de 100 euros la nuit, les trois femmes décident de gagner l’Égypte.
Depuis mi-avril, plus de 3,5 millions de personnes ont été forcées de fuir. Les trois quarts se sont déplacées dans les régions du Soudan épargnées par le conflit. Les autres ont franchi les frontières. Le Tchad qui comptait déjà 250 000 réfugiés exilés du Darfour depuis le début des exactions en 2004 a dû faire face à l’afflux de 350 000 personnes. Le Soudan du Sud a vu le retour soudain de près de 200 000 de ses ressortissants. Au nord, 280 000 personnes ont traversé la frontière égyptienne.
Des conditions d’entrée plus restrictives
Les Khartoumais qui s’exilent choisissent l’Égypte parce que c’est un pays qu’ils connaissent bien : beaucoup y ont fait leurs études, viennent s’y faire soigner ou y passent leurs vacances. L’aéroport international étant fermé, c’est par une route de près de 1 000 kilomètres qu’ils rejoignent le poste frontière d’Argeen. Il faut parfois débourser plusieurs milliers d’euros pour sortir de la capitale. Fai a payé presque 1 500 veuros le bus de Port-Soudan à Argeen, un trajet de 17 heures qui coûtait, avant la guerre, une quarantaine d’euros. < ![endif]—>< ![endif]—>
De Khartoum au Caire, l’itinéraire des réfugiés soudanais Google Maps
Après des dizaines d’heures d’attente, les trois femmes entrent officiellement en Égypte, à pied. Épuisées, elles tentent de grappiller quelques instants de sommeil sur des cartons à même le sol. Au petit matin, un bus les emmène à l’embarcadère sur la rive est du lac Nasser, puis un ferry les transporte sur l’autre rive à Abou Simbel. Un autre bus les conduit à Assouan, d’où elles prennent le train pour Le Caire.
Malgré les heures d’attente, la chaleur, l’inconfort, les trois femmes ont traversé la frontière à un moment où le passage en Égypte était encore relativement aisé. Seuls les hommes de 16 à 50 ans devaient alors obtenir un visa délivré au consulat égyptien de Wadi Halfa, à 25 kilomètres de la frontière. Les autres n’avaient qu’à présenter un passeport, même expiré, ou un titre de voyage provisoire à la douane. Mais avec l’afflux de déplacés, les délais d’obtention des visas augmentent. À tel point que les familles n’ont plus d’autres choix que de se séparer, laissant les hommes finir de régler leurs démarches administratives.
Le 25 mai, l’Égypte durcit les conditions d’entrée en exigeant un passeport valide pour tous les nouveaux entrants, y compris les enfants. Un officier de protection du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) au Caire nous a dit avoir constaté des inégalités dans l’application des procédures. Si certains franchissent la frontière sans avoir les documents exigés, d’autres, malgré des papiers en règle, sont bloqués, particulièrement des réfugiés syriens et érythréens.
Alors que dans les deux mois qui ont suivi le début du conflit, 250 000 Soudanais et près de 5 600 autres nationaux avaient franchi la frontière, ils sont dix fois moins nombreux entre mi-juin et fin juillet. Les Soudanais veulent toujours quitter le pays, mais l’Égypte impose en outre depuis mi-juin un visa pour tout le monde. D’après un agent du HCR en opération à Wadi Halfa que nous avons contacté, ils étaient fin juillet moins d’une centaine à entrer en Égypte chaque jour. Cette quasi-fermeture de la frontière crée un goulet d’étranglement nécessitant la mise en place de camps de réfugiés. D’après notre contact du HCR, les camps abritent 8 000 déplacés, la population locale en accueille le double, et un nombre significatif de personnes dort dans la rue. Les nouveaux arrivants exercent une pression sur les infrastructures de cette ville de 15 000 habitants, engendrant des difficultés dans l’approvisionnement. Avec des températures atteignant parfois 46° C, les conditions de vie sont difficiles pour les déplacés, mais aussi pour les équipes de secours.
Las d’attendre un hypothétique visa, certains déplacés décident d’emprunter des routes illégales, bien plus onéreuses et dangereuses pour se rendre en Égypte. Ceux qui sont interceptés sont renvoyés au Soudan. D’autres, qui ont voyagé à crédit, sont contraints de travailler une année au minimum au Caire pour rembourser leur passage.
Le business de l’assistance
Lors d’une interview pour un journal japonais, ce 29 avril, le président Abdel Fattah Al-Sissi en appelait à la solidarité internationale, tout en qualifiant les Soudanais d’« hôtes » plutôt que de « réfugiés ». Entre les lignes, on y voit une constante de la position égyptienne en matière de gestion des crises migratoires, explicitée deux semaines plus tard par le ministre des affaires étrangères : il n’y aura pas d’installation de camps de réfugiés sur le territoire. Les réfugiés doivent s’insérer dans le tissu urbain. L’afflux massif de milliers de familles a tendu le marché immobilier, faisant parfois tripler les loyers. Alors qu’avant la guerre, les demandes d’aide pour les logements concernaient 13 % des dossiers traités au HCR, fin juillet elles concernent le tiers des dossiers et sont souvent déposées par des mères seules en situation de grande vulnérabilité.
Fai occupe désormais, pour 150 euros par mois, un modeste appartement au 6 Octobre, une nouvelle ville à l’ouest du Caire, très prisée des réfugiés. Bien qu’« invités », Fai et ses compatriotes doivent faire face à la lourdeur des procédures administratives, notamment pour renouveler leur titre de séjour. Les formalités semblent s’appliquer de manière variable selon l’humeur des fonctionnaires. Dans ces conditions, le HCR peine parfois à conseiller les nouveaux arrivants. Il faut désormais plus de deux mois pour déposer une demande et encore plusieurs semaines avant de retirer un permis de séjour valide trois mois seulement.
Lassée de toutes ces procédures, Fai a décidé d’engager un avocat pour 280 euros. C’est une grosse somme pour elle, mais elle a besoin de temps pour travailler. Elle a remarqué que le business autour des réfugiés est rentable pour certains « facilitateurs », mais aussi pour l’État, qui encaisse des taxes à chaque procédure. Fai se sait privilégiée ; employée par une organisation internationale depuis un an, elle télétravaille de chez elle et est payée en dollars sur un compte à l’étranger. Mais sa sœur, employée dans une banque et sa mère, jeune retraitée de Sudan Airways n’ont plus accès, comme nombre de leurs compatriotes, à leurs économies, car les banques ont cessé de fonctionner. Même les mieux nantis peuvent rencontrer des difficultés financières.
Des réactions de rejet dans la population
Avec sa politique d’accueil d’abord généreuse, puis de restriction des entrées, l’Égypte a privilégié l’accès à son territoire aux plus nantis. Cependant, des dizaines de milliers de Soudanais en Égypte sont vulnérables ou sont en voie de le devenir. Ainsi, sur les 50 000 personnes à s’être rendues au HCR avant le 31 juillet, plus de la moitié est éligible à une aide financière d’urgence, principalement des mineurs non accompagnés, des personnes en situation de handicap, des mères seules ou des personnes ayant des besoins médicaux importants. La structure onusienne n’a obtenu qu’un tiers des fonds nécessaires pour gérer cette crise. Les nouveaux recrutements sont insuffisants et la plus grosse partie de l’effort repose sur les équipes en place qui ont vu une augmentation conséquente de leur temps de travail les menant à l’épuisement. Bien que la capacité d’enregistrement des nouveaux arrivants a été augmentée de 400 %, début août, 30 000 personnes étaient enregistrées et 20 000 étaient en attente de l’être. L’enregistrement permet d’obtenir une carte de demandeur d’asile, mais n’exempte pas leurs possesseurs de déposer des demandes de permis de séjour dont la validité est récemment passée de 6 à 3 mois.
Si les réfugiés syriens ont été particulièrement bien accueillis, du moins jusqu’au coup d’État de juillet 2013, l’arrivée massive des Soudanais déclenche des réactions de rejet. Fai ressent fortement le racisme à son égard. Elle est fatiguée des micro-agressions du quotidien : un chauffeur Uber qui ne met pas la climatisation alors qu’elle a payé le service confort, des prix plus élevés pour elle dans les boutiques, l’humeur détestable des employés du Bureau de l’immigration. La violente diatribe d’un agent du HCR, visiblement dépassé par la situation, à l’encontre de sa mère qui posait une question, lui a été insupportable. « Je me suis sentie plus humiliée ces trois derniers mois qu’au cours de toute ma vie » m’a-t-elle confié en essuyant la première larme depuis le début de son récit.
Dans ces conditions, elle ne se voit pas rester en Égypte. Elle ne compte pas retourner dans son pays, comme 98 % des Soudanais récemment interrogés par le HCR. Elle souhaite émigrer au Canada ou au Brésil. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour partir légalement, mais si les barrières ne tombent pas, elle trouvera un moyen de se procurer un faux visa. Fai est consciente du danger mortel de la traversée de la Méditerranée et ne l’envisage pas. Mais nombreux sont ceux qui acceptent le risque, y compris parmi les jeunes Égyptiens ; la route libyenne fait l’objet d’un trafic florissant. Les millions d’euros versés par l’Union européenne pour « aider » les pays du sud à contrôler leurs côtes ne dissuadent aucunement les candidats au départ, mais poussent les trafiquants à trouver d’autres solutions, toujours plus dangereuses, toujours plus inhumaines.