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Turquie, Russie : retour au choc des empires ?

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Par Yves Montenay.

Vous souvenez-vous de l’Empire ottoman et de la Sainte Russie ? Le premier était musulman, le second chrétien. Puis l’URSS, théoriquement athée mais tout aussi impérialiste, lui a succédé avant de redevenir une Russie s’appuyant sur l’Église orthodoxe.

Aujourd’hui, Erdogan d’un côté, Poutine de l’autre ont chaussé les bottes des empereurs et rêvent de leur splendeur passée. Le problème est que la géographie n’a pas changé et qu’elle les pousse à l’affrontement, malgré quelques accords tactiques.

Après avoir rappelé cette rivalité séculaire, nous analyserons l’actualité brûlante. Et comme dans ces deux anciens empires cela se fera sur le dos des populations que, des deux côtés, on a l’habitude de déplacer ou de massacrer.

Un affrontement millénaire : la poussée des Russes vers le sud…

Les Russes viennent du froid, et cherchent depuis toujours un débouché sur les mers chaudes, c’est-à-dire qui ne gèlent pas l’hiver. Mais pour y arriver il a d’abord fallu qu’ils se débarrassent de la tutelle des Mongols (culturellement cousins des Turcs), puis qu’ils bousculent des populations tatares (encore une variante des Turcs) pour atteindre la mer Noire.

Mais la mer Noire est presque fermée. Pour atteindre la Méditerranée il faut contrôler le Bosphore. Or c’était le cœur de l’empire ottoman et aujourd’hui celui de la Turquie. Sentimentalement, les Russes en sont restés à Byzance, origine de l’orthodoxie, et repliée religieusement à Moscou. Inversement, Istanbul est le symbole de la suprématie des Turcs sur les chrétiens orthodoxes qu’ils ont sans cesse chassés de la ville jusqu’à ce qu’il n’en reste plus à partir des années 1970.

Presque complètement chassés des bords de la mer Noire par l’effondrement de l’URSS, les Russes menés par Poutine s’y réinstallent en enlevant l’Abkazie à la Géorgie en 2008 et en annexant la Crimée en 2014. Et le Donbass ukrainien quasi annexé par l’armée russe n’est pas loin.

Ne pouvant s’emparer d’Istanbul, Poutine l’a contournée en implantant une base puissante en Méditerranée. En Syrie, justement. Et aujourd’hui il ne se contente plus d’une base, mais d’être l’homme fort de ce pays par-dessus Bachar El Assad. Ce qui lui permet de contourner la Turquie par le sud.

… contrecarre les rêves impériaux de la Turquie

Voilà donc heurté le rêve ottoman d’Erdogan (voir mon article : « Turquie, une ambition impériale mal partie »). Pour lui, comme pour beaucoup de Turcs, le drame c’est la Première Guerre mondiale et la disparition de l’Empire. Dans un premier temps, ce fut même celle de l’actuelle Turquie : il fallait laisser de la place non seulement aux Arabes, mais aussi aux Arméniens, aux Grecs et aux Kurdes.

Les Turcs ont alors réagi avec Mustafa Kemal : prendre aux Occidentaux ce qui fait leur puissance (constitution, laïcité, droits des femmes… et même abandon de l’alphabet arabe pour consolider la laïcité). Aujourd’hui, on idéalise l’européanisation de la Turquie par Atatürk en oubliant que pour sauver son territoire, il a physiquement éliminé les Arméniens et les Grecs d’Anatolie, et ses successeurs ceux de Constantinople, du « Pont » (la côte de la mer Noire) et du Nord de Chypre en 1974.

Et les Kurdes ? Mustafa Kemal a saboté la création de leur État prévu par les Français et les Anglais, et il exige leur assimilation.

Rappelons que le kurde est une langue indo-européenne voisine du farsi iranien qui n’a rien à voir avec le turc, langue asiatique. Et que les Kurdes se distinguent des autres musulmans par une tradition d’égalité entre hommes et femmes (voir le film Sœurs) et la présence de minorités actives juives (aujourd’hui principalement en Israël), chrétiennes, yézidie…

Les principautés kurdes vivaient en quasi-indépendance depuis des siècles. Les clans qui leur ont succédé sont aujourd’hui répartis entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.

La déportation, le massacre ou la soumission des Arméniens, Grecs et Kurdes ont été volontairement oubliés par les Occidentaux, la Turquie étant une alliée face à l’URSS. Elle avait bien sûr adhéré à l’OTAN pour être protégée de son éternel adversaire russe.

Toutefois, sous la semi-dictature kémaliste, ont perduré les cercles religieux ou islamistes représentant une petite majorité de la population. Cette majorité prendra donc le pouvoir avec l’instauration de la démocratie sous la pression de l’Union européenne qui a donc œuvré ainsi à l’apparition d’une république islamiste.

Cent ans de faiblesse de l’Europe puis de l’Occident

On a vu que depuis un siècle l’Europe étale sa faiblesse ou son indifférence en ne pouvant empêcher la déportation et le massacre des Arméniens, puis ceux des Grecs et en renonçant à l’État kurde promis. Faiblesse qui s’est confirmée lors de l’invasion turque et la quasi-annexion de la partie nord de l’État européen de Chypre en 1974.

Cela découle notamment de la pression américaine favorisant la Turquie, « qui a la plus grande armée de l’OTAN ».

Une des faiblesses de l’Europe est de ne pas savoir gérer la question migratoire. La courageuse décision de madame Merkel d’accueillir plus d’un million de réfugiés syriens a suscité un tel tollé qu’elle a dû faire machine arrière pour les années suivantes. Erdogan a alors bien compris qu’il tenait là un extraordinaire moyen de chantage. Il a commencé par demander trois milliards de dollars pour retenir chez lui les deux ou trois autres millions de réfugiés syriens, et menace à tout moment de les laisser partir en Grèce en cas de désaccord. Il y a juste pour cela à traverser une rivière au nord et un petit bras de mer à l’ouest.

Je ne veux pas traiter ici du problème de l’immigration syrienne en Europe, mais signale simplement que cela entraîne une grave faiblesse vis-à-vis de la Turquie.

La guerre civile syrienne

Une grande partie de la population syrienne, particulièrement dans la majorité sunnite, s’est révoltée contre le régime alaouite de Bachar al-Assad, un des plus cruels de la planète. Les révoltés démocrates ont vite été évincés ou absorbés par les islamistes soutenus financièrement et en armement par les Turcs et les Saoudiens, ce qui a permis à Bachar al-Assad de se proclamer « bouclier anti-islamiste ».

La situation est devenue encore plus dramatique avec l’arrivée de l’État islamique, sunnite lui aussi, venant d’Irak, mais aidé également par la Turquie qui lui achetait son pétrole et lui fournissait des armes en échange.

Bachar al-Assad était pratiquement vaincu lorsque sont arrivées les troupes et surtout l’aviation russes à partir de leur base méditerranéenne située dans la région alaouite.

Et il y a un autre acteur, l’Iran

Ce front des sunnites s’opposait à la minorité alaouite au pouvoir, rejointe par une partie des chrétiens craignant les islamistes. Les alaouites pratiquant une variante du chiisme étaient soutenus par l’Iran, directement ou via le Hezbollah libanais, chiite lui aussi.

L’objectif de l’Iran est de réaliser « l’arc chiite » (Irak, Syrie et Liban) lui donnant accès à la Méditerranée. Mais si l’Irak est à majorité chiite, son peuplement arabe n’est pas pour autant pro-iranien comme l’a illustré la guerre Iran-Irak, et si la Syrie est contrôlée par les Alaouites, ces derniers sont très minoritaires. Et les Kurdes d’Irak et de Syrie gênent le milieu de cet « arc ». Ne parlons pas des chrétiens libanais ni des Druzes de ce pays et de Syrie, qui se font pour l’instant très discrets.

Turcs contre Kurdes pour des raisons électorales

La politique des divers gouvernements d’Ankara vis-à-vis des Kurdes de Turquie a plusieurs fois changé. Elle leur est maintenant hostile depuis plusieurs années, du fait de l’alliance du principal parti turc, l’AKP du président Erdogan, avec le parti ultranationaliste MHP. La répression tourna à la guerre civile autour de 2010, entraînant la destruction des centres historiques de plusieurs villes kurdes.

On comprend donc que le président Erdogan craigne, ou fasse semblant de craindre, d’avoir une entité autonome kurde de Syrie (« la Rojava ») à sa frontière sud.

À cela s’ajoute le problème des réfugiés syriens en Turquie (2,5 millions ?), de plus en plus mal tolérés par les Turcs. Ankara bloque donc en Syrie les quelques centaines de milliers supplémentaires qui voudraient en partir, craignant à juste titre le retour de la police du président Assad. Erdogan proclame vouloir déporter ceux qui sont en Turquie pour les installer au nord de la Rojava dont on aurait expulsé les Kurdes. Bref une nouvelle fantaisie dictatoriale au détriment des populations locales, le tout pour des raisons électorales.

En effet l’inquiétude du président Erdogan est grande dans ce domaine depuis l’élection municipale qui lui a fait perdre la métropole, Istanbul dont une partie de la population est kurde, et la capitale, Ankara. Il a perdu son principal atout, la réussite économique, alors que son autoritarisme et son islamisme vont croissant.

Et la Turquie se retrouve face à la Russie…

La Turquie rêvait donc d’attaquer la Rojava, mais ne pouvait quand même pas tirer sur ses alliés de l’OTAN, les Américains et les quelques forces spéciales françaises qui ont aidé les Kurdes à vaincre l’État islamique.

Mais Donald Trump ayant décidé de rapatrier les Américains, pour des raisons électorales lui aussi (c’était sa promesse de campagne), vient de trahir les Kurdes qui se sont faits tuer en luttant contre État islamique. Ce retrait a donné le feu vert de fait à l’offensive turque contre la Rojava. Et va probablement permettre à l’État islamique de sortir de la clandestinité et de reprendre ses opérations, les Kurdes étant occupés ailleurs et n’ayant plus l’appui des forces spéciales américaines et françaises.

La Rojava étant un territoire syrien, l’armée nationale est venue au secours des Kurdes, ce qui n’a été possible qu’avec l’aval de la Russie. Revoilà nos deux candidats empereurs face à face.

Erdogan a perdu la première manche de sa recherche impériale en échouant à éliminer Bachar el Assad pour le remplacer par un féal sunnite, proche comme lui des Frères musulmans.

Les résultats de la deuxième manche se limitent pour l’instant à l’occupation de quelques kilomètres carrés de territoire syrien qu’il lui faudra probablement quitter un jour ou l’autre.

Nous retombons donc sur l’échec du rêve impérial de la Turquie, échec annoncé dans notre article il y a deux ans.

La réussite de Poutine est par contre éclatante : la démission américaine lui a permis de retrouver le rôle international qu’avait l’URSS.

Reste à ce que l’économie russe suive. Or des mauvaises langues la disent handicapée par l’accaparement sans développement de ses ressources par les collègues de l’ex–KGB du président.

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