L’auteur est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bordeaux et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il a consacré sa thèse à l’engagement universitaire de René Rémond au lendemain de mai 68. Son ouvrage, sous-titré une traversée du XXème siècle, retrace « avec justesse et précision l’unité de ce parcours et la courbe de cet épanouissement » comme l’expose Pierre Nora dans sa préface. Ceux qui ne connaissent pas René Rémond ou qui croient le connaître apprendront beaucoup avec cette passionnante biographie.
Pour les érudits et le grand public, René Rémond reste surtout connu pour son œuvre intitulée les Droites en France. Le préfacier explique à raison « qu’il est difficile de faire comprendre la nouveauté pleine de fraîcheur qu’un essai classique – aujourd’hui daté – a pu apporter à notre génération. Un bain de jouvence et une inspiration. Il nous sortait de l’histoire économique et sociale dominante sans nous ramener à l’histoire politique traditionnelle. Il nous conduisait de l’histoire habituelle des idées à une histoire intellectuelle et intelligente. »
Cependant, précisons malgré tout que René Rémond s’est trompé en qualifiant l’Orléanisme et le Bonapartisme comme étant de droite (1). Dans l’arc républicain, le premier se situe à gauche, parce qu’il approuve le libéralisme et le parlementarisme issus de 1789. Le second se trouve à l’extrême centre, car il tente de réaliser une synthèse entre les principes issus du régime naturel de la France et les nouveautés introduites par la Révolution. Indépendamment de ce constat factuel, les caractéristiques de ces trois grandes familles politiques mises en avant dans les Droites en France par Rémond conservent encore aujourd’hui toutes leurs pertinences.
L’histoire personnelle de Rémond commence dans le département du Jura. Il a vu le jour « le 30 septembre 1918 à six heures du matin à Lons-le-Saunier. Comme cela se fait souvent à l’époque, l’accouchement se passe à domicile, dans la maison de ses grands-parents paternels au 27 rue Perrin, qui existe encore et sur laquelle une plaque commémorative a été apposée à son décès. » Mercier évoque les filiations sociales et intellectuelles de Rémond dans un chapitre fort intéressant intitulé « Aux origines d’une identité ». A ce sujet, nous lisons avec un grand intérêt le passage suivant : « en 1943-1944, il passe son diplôme d’études supérieures, nécessaire pour l’agrégation d’histoire. L’essentiel du travail consiste à rédiger un mémoire de recherche que René Rémond consacre aux idées éducatives de Félicité de Lamennais (Les idées de Lamennais en matière d’enseignement). »
Le fait de choisir Lamennais pour son mémoire ne doit pas être considéré de la part de Rémond comme une erreur de jeunesse ni même une parenthèse intellectuelle. Rémond fut un homme de gauche et un véritable progressiste. Quant à Lamennais, d’abord ultramontain, il devint par la suite un précurseur du catholicisme libéral et donc de la démocratie chrétienne, oxymore au demeurant (2), dans laquelle se reconnaissait pleinement l’auteur de Lamennais et la démocratie, livre publié en 1948.
Par ailleurs, Rémond écrit : « Si je n’avais pas rencontré la Jeunesse Etudiante Chrétienne, je serais peut-être resté, par la pente naturelle des habitudes, dans un catholicisme assez traditionnel, bien que d’une grande authenticité spirituelle. Sans la JEC, je serais sans doute plus tourné vers une expérience spirituelle personnelle que vers une vie de relation, d’engagement, de prises de position. » Rappelons qu’en 1946, la JEC était partie prenante de l’élaboration de la Charte de Grenoble. Cette dernière stipulait que « l’étudiant est un jeune travailleur intellectuel, ce qui pourrait justifier un pré-salaire ». La JEC défendait déjà l’idée moderne d’un salaire ou d’un revenu universel…
La déclaration de guerre de la République à l’Allemagne nationale-socialiste laissera des stigmates auprès de nombreux Français : « Rémond a encore vingt ans lorsque la guerre est déclenchée le 1er septembre 1939 ». Lui-même confesse : « Les années 1939-1945 ont été pour moi déterminantes. Jusqu’à son dernier souffle, ma génération restera marquée et déterminée par les événements de cette période, les questions qui se sont posées à elle, les positions qu’elle a été amenées à prendre. Comme il y a eu une génération de l’affaire Dreyfus, et une génération de la Première Guerre mondiale, ma génération est celle de la Seconde Guerre mondiale, de la défaite, de l’Occupation et de la Libération. »
En conséquence, et cela ne relève donc pas du hasard, si Mercier note que « tout au long de sa carrière, Rémond gardera chevillée à l’esprit cette confiance dans la capacité de l’histoire à éclairer le présent. » Rémond dans l’un de ses derniers livres – La Politique est-elle intelligible ? – exprime cette conviction profonde : « L’intervention de l’historien se justifie pour le commentaire de l’actualité : mieux que d’autres, il est en mesure en chaque circonstance, que ce soit une consultation électorale dont les résultats surprennent ou un événement imprévu qui bouleverse la donne, d’opérer le partage entre ce qui est héritage et vient du plus lointain et ce qui est irruption de la nouveauté, irréductible aux antécédents et peut être annonciateur de changement. »
Pourtant, Mai 68 exprimait une certaine idée de la tabula rasa. Nous ne sommes donc guère surpris de lire dans La règle et le consentement l’aveu suivant : « c’est la crise de mai qui a infléchi ma destinée. A cet égard, je suis, moi aussi, à ma façon, un enfant de 1968. » A ce sujet, Mercier emploie l’expression de « la commune étudiante » pour évoquer ce mouvement historique ayant mal influencé nombre d’intellectuels et de politiques. L’auteur livre des faits très intéressants sur l’attitude de Rémond face à cette révolte étudiante qui expliquent « l’infléchissement de ses engagements académiques ». Le positionnement de Rémond permet en définitive de mieux discerner la manière dont les universitaires ont vécu cette période, tout en éclairant le désastre de l’Education dite nationale (3).
Mercier expose l’idée suivante : « Si les raisons de l’évolution de René Rémond font débat, un point recueille le consensus : il a changé, au cours du mois de mai, sa position par rapport au mouvement étudiant. Une autre évolution apparaît avec une certaine évidence : alors qu’il était peu impliqué dans les questions de gestion et de politique universitaire, il devient soudain un acteur investi de la reconstruction, par le bas, de l’Université, ne comptant ni ses efforts ni son temps. Si René Rémond peut se dire enfant de 68, c’est notamment parce que cet événement constitue la chiquenaude initiale qui enclenche l’engrenage des responsabilités. » Par la suite, il est sollicité pour s’engager à l’échelle de la faculté puis de l’université de Nanterre. Il sera ensuite nommé par le gouvernement au conseil d’administration de l’ORTF « dans un contexte de crise profonde de cet établissement public qui assure à l’Etat le monopole et de la tutelle de la radio et de la télévision. »
Par voie de conséquences, Mercier délivre cette analyse : « En raison de cette influence, en raison de son audience dans les champs intellectuel et médiatique, René Rémond apparaît comme l’un des rares rescapés du grand effondrement des intellectuels catholiques survenu au cours des années 1970. » Notre lecture des événements se montre quelque peu différente. L’auteur ne précise pas que si Rémond a pu obtenir ces différentes places et occuper autant la scène médiatique, c’est en raison de son positionnement politique et intellectuel.
En effet, Rémond s’est bien plus reconnu, et même parfaitement, dans la démocratie dite chrétienne, tout en approuvant le deuxième Concile du Vatican. Dans notre pays, un intellectuel produisant la moindre critique doctrinale et philosophique à l’endroit de la démocratie aurait forcément été mis en minorité (4). Même s’il ne fut pas un disciple de Marx, car « sa vision non déterministe de l’homme, façonnée par catholicisme, l’éloignait de ses collègues qui évoluaient majoritairement dans la mouvance marxiste », ses idées personnelles étaient dans l’air du temps. Il n’avait pas combattu ou refusé Mai 68, il en avait accompagné le mouvement…
Toutefois, son grand mérite en tant qu’historien fut d’être à « contre-courant des tendances dominantes du champ historiographique de l’après-guerre, travaillant sur l’histoire politique et religieuse et non sur l’histoire économique et sociale, sur le très contemporain et non sur les époques les plus reculées. » Cependant, nous remarquons avec bienveillance que dans la dernière période de sa vie « Rémond se lâche. Selon Nora, il n’aurait pas craint, à la fin de sa vie, de s’affirmer, alors qu’il aura longtemps été le prisonnier prudent d’une forme de conformisme. » C’est exactement notre lecture du parcours de Rémond : son conformisme lui a permis d’être bien vu par le pouvoir politique et les médias au sens large du terme, indépendamment de ses qualités d’historien – que nous ne remettons pas en cause, bien au contraire.
Nous découvrons avec précaution le propos suivant : « Rémond crée la surprise avec Le Christianisme en accusation, dans lequel il dénonce avec une certaine véhémence, à l’aide de quelques formules chocs, le discrédit dont le catholicisme semble être l’objet. » A noter aussi qu’il s’est prononcé contre la réforme visant à abaisser le mandat présidentiel de sept à cinq ans. Nous le rejoignons dans cette critique, car le quinquennat participe pleinement à la société de consommation. En effet, nous vivons dans une époque où la majorité des citoyens s’est muée en consommateurs. Ainsi, ces derniers considèrent la classe politique comme un produit dont l’obsolescence est, de fait, programmée. Sans oublier le fait que cette réduction du mandat présidentiel de deux ans favorise l’hyperprésidentialisation, tout en donnant un sacré coup de gomme sur la fonction de Premier ministre.
Quoiqu’il en soit, Rémond fut vraiment moins inspiré « en liant son sort à Richard Descoings ». Indépendamment des mœurs de Descoings qui ne regardent que lui, et de son décès tragique, Mercier relève le fait suivant : « Le rapport critique de la Cour des comptes sur sa Gestion de l’IEP (Sciences Po : une forte ambition, une gestion défaillante) amène rétrospectivement à jeter un regard circonspect sur l’action du duo Rémond-Descoings. »
Selon Mercier, personne ne remet en cause la probité de Rémond, mais apparemment « il aurait manqué de clairvoyance et de rigueur » en adoubant Descoings. Mercier pose la question : « Quelle est la part de responsabilité de René Rémond dans les dysfonctionnements pointés par les Sages de la rue Cambon : système peu transparent des décharges de service et de compléments de rémunération pour les enseignants-chercheurs, rémunérations opaques et excessives des cadres dirigeants, dysfonctionnements dans la gestion des logements de fonction, échec relatif de l’ouverture sociale, coût excessif de la scolarité ? » Nous ne le saurons probablement jamais, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse le plus dans son parcours d’homme du 20ème siècle, bien que malgré tout, cet adoubement de Descoings par Rémond éclaire le profil de ce dernier.
Cette intéressante biographie retrace la vie et le parcours intellectuel de René Rémond. Nous le suivons avant, pendant et après Mai 68. Cela nous permet de mieux saisir ses divergences profondes de fond et de forme avec Paul Ricoeur par exemple, et d’appréhender correctement, loin de tous partis pris idéologiques, son évolution suite à la grande crise ouverte avec les événements du printemps 1968. Nous comprenons également son rapport avec ses étudiants, et sa volonté de sortir des sentiers battus en ce qui concerne la manière d’aborder la recherche historique.
En définitive, Mercier nous propose une biographie solidement documentée de cet intellectuel aux multiples talents : historien, professeur, administrateur (à Nanterre, à Sciences Po, à la Conférence des présidents d’université), conférencier, homme de médias, expert auprès des décideurs politiques et religieux (du rapport Touvier en 1992 – qui retardera son admission à l’Académie française – à la commission Stasi en 2003). Le tout fut rendu possible grâce à une très grande capacité de travail et une certaine connivence avec les différentes autorités.
Etant fondamentalement attaché aux libertés individuelles, notamment à la liberté de pensée, de recherche historique et d’expression, nous saluons Rémond, qui s’est révolté contre les lois mémorielles. Homme de compromis, homme du consensus, il sut pourtant imposer ses thèmes de recherches historiques. Ceux-ci ont joué un rôle très important dans la constitution en France de l’histoire du temps présent. Et pour cela, Rémond ne sera jamais oublié…
Franck ABED
(1) Lire Panorama critique de la droite nationale, de l’auteur
(2) « J’ai toujours pensé que la démocratie chrétienne symbolise un oxymore parfait. Les démocrates veulent voir l’homme diriger la société parce qu’ils considèrent que toute légitimité vient d’en bas. Les chrétiens veulent guider la société en prenant appui sur les Commandements Divins, parce qu’ils savent, comme nous l’enseigne la Sainte Ecriture, que tout pouvoir vient de Dieu. Notre devoir nous commande de convertir les démocrates pour qu’ils abandonnent leurs fausses croyances et découvrent enfin la vraie foi. L’établissement d’une république démocratique catholique en France relève d’un non-sens absolu. » Entretien accordé par l’auteur au site Nous Sommes Partout en avril 2019
(3) « Un jeune Français sur dix est en difficulté de lecture et un sur vingt en situation d’illettrisme, révèle aujourd’hui une étude du ministère de l’Education, qui s’appuie sur des tests conduits auprès des 760.000 participants à la Journée Défense et citoyenneté (JDC) en 2016 », article du Figaro, « France : 1 jeune sur 20 est illettré (étude) », publié le 30 juin 2017
(4) « Il faut comprendre que la démocratie s’inscrit comme une idéologie et une réalité que nous pouvons tous remarquer en regardant autour de nous. Tout le monde ou presque se dit démocrate. Raison pour laquelle, ils en appellent tous au Référendum d’Initiative Citoyenne, y compris les partis dits de droite ou de droite dure. Dans le champ politique officiel et des grands médias, toute personne qui exprimerait la vérité sur la démocratie connaîtrait une mort civique voire sociale. La démocratie devient en quelque sorte une nouvelle religion. Son caractère sacré est devenu incontestable en France. Elle a ses codes, ses rites et ses grands-prêtres. Elle a, en définitive, remplacé la religion traditionnelle, et reste malgré du plomb dans l’aile le trait d’union entre des individus à l’identité atomisée. » Entretien de Franck Abed au mois d’avril 2019 avec le site Nous Sommes Partout.