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Relations internationales : la démocratie est-elle un état comme un autre ?

, par  Frédéric Mas , popularité : 5%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Pourquoi aider l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie ? Peut-on considérer la Russie comme une puissance comme une autre ou faut-il l’isoler parce que l’agression qu’elle est en train de perpétrer mérite de la mettre au ban des nations ?

Pour comprendre les conflits et plus généralement la conduite des nations sur la scène internationale, les observateurs tout comme les décideurs politiques doivent d’abord choisir leurs outils théoriques. C’est de ces outils théoriques que découle le jugement moral qu’ils portent sur les acteurs internationaux et leurs intentions tout comme les prises de position politique des hommes d’État.

Parmi ces outils théoriques, il existe une distinction qui, en quelque sorte, marque la frontière entre l’approche « réaliste » et « idéaliste » des relations entre puissances. Le concert des nations fondamentalement est-il structuré autour d’États ou autour de régimes politiques ? Quel est l’élément essentiel dessinant la spécificité des acteurs politiques sur la scène internationale ? Une fois déterminée la nature fondamentale de l’unité politique choisie, quelles sont les conséquences qui en découlent sur sa conduite et ses priorités ?

Le cartel des États sur le monde

Pour les « réalistes », ce sont les États qui sont sur le devant de la scène internationale, coopérant ou s’affrontant au gré de leurs intérêts et de leurs calculs. À l’image des individus sous l’empire de l’état de nature selon Thomas Hobbes , ils luttent pour leur survie en situation d’anarchie, indifférents aux lois morales et contraints par leurs capacités à résister aux rapports de force.

Seulement, contrairement à la fiction politique hobbésienne, il n’existe pas de « gouvernement civil » résultant de l’accord entre les individus pour s’extraire du chaos par le droit et la morale. La posture de l’État en relations internationales reste celle du « gladiateur », défiant et évaluant ses concurrents qui menacent son existence même sans possibilité de s’en remettre à un arbitrage supérieur.

Il est un monstre froid animé par un « désir insatiable de pouvoir » (Morgenthau) qui ne voit que des concurrents et des partenaires occasionnels, jamais des amis et des alliances éternelles. La paix est toujours provisoire, et ne peut résulter que d’un équilibre de forces entre des acteurs armés et sur leurs gardes.

Alors qu’est-ce qui cause les guerres pour les réalistes ?

Pour le plus célèbre et le plus controversé de des théoriciens contemporains du réalisme en relations internationales, John Mearsheimer, l’anarchie internationale commande la compétition entre puissances étatiques pour l’hégémonie mondiale : le système international anarchique crée de puissantes incitations pour les États à profiter des opportunités pour gagner du pouvoir aux dépens de leurs rivaux. Les États recherchent à maximiser leur pouvoir relatif car c’est le moyen optimal pour maximiser leur sécurité1.

Au-dessus de la puissance, la démocratie et la justice

La vision « étatiste » des relations internationales défendue par les réalistes est simple et efficace. Pour leurs concurrents « idéalistes », elle est même un peu trop rudimentaire : il existe une différence de structure interne entre la démocratie et les autres acteurs politiques, qui rend son État subordonné à un processus de décision collectif bien spécifique. Et ça change tout : il est possible de hiérarchiser politiquement et moralement les prétentions entre nations2.

Si on peut voir une filiation évidente entre réalistes et Thomas Hobbes, voire Machiavel, celle idéaliste remonte à Aristote et sa « Politique ». Pour le stagirite, ce qui est primordial, c’est la manière dont les décisions sont prises au sein de la Cité, qui est elle-même une sorte d’association humaine non pas destinée à assurer la survie de ses membres, mais à vivre bien, noblement, heureusement (Politique, III, 9.).

La physionomie générale de la démocratie diffère de l’aristocratie ou de la monarchie non seulement parce que tous participent à la décision publique, mais parce que les buts communs sont déterminés en fonction d’une acception particulière de la vie bonne. Être un bon citoyen en démocratie n’est pas la même chose qu’être un bon sujet en monarchie ou sous régime aristocratique, et l’ensemble institutionnel reflète ces différences fondamentales. Idéalement, pour Aristote, le meilleur régime (Politeia) est une forme de synthèse théorique entre les meilleurs aspects des constitutions démocratique, aristocratique et même monarchique.

Si à l’époque moderne, la démocratie représentative est considérée comme meilleure que ses concurrentes, alors le rapport égalitaire entre États professé par les réalistes disparaît et sa conduite sur la scène internationale diffère en conséquence.

La démocratie modèle pour le monde

Pour Zbigniew Brzezinski « les principes démocratiques, qui sont une composante essentielle de la puissance internationale des États-Unis, suscitent une adhésion générale. » Modèle universel pour le reste du monde, ils agissent comme un attracteur culturel révolutionnaire qui « influence, absorbe et redéfinit les comportements et les modes de pensée d’une part croissante de l’Humanité3  ».

La compétition et les rivalités demeurent, mais tous les coups ne sont pas permis entre démocraties. Ses principes les obligent à encourager les moyens pacifiques et la coopération pour arriver à leurs fins, et à viser la paix mondiale par le commerce et le droit international.

Si pour les réalistes, la guerre fait partie du lot commun de l’humanité, le régime démocratique, parce qu’il cherche à civiliser l’anarchie internationale par le droit international, la condamne comme un crime.

Comme le rappelle Michael Walzer, engager la guerre est un crime, car l’agresseur est responsable de toutes les conséquences du combat qu’il a initié :

« … la guerre a ses agents humains, comme elle a ses victimes humaines. Ces agents, quand on peut les identifier, sont à juste titre qualifiés de criminels. Leur caractère moral est déterminé par la réalité morale de l’activité dans laquelle ils forcent les autres à s’engager (qu’ils s’y engagent eux-mêmes ou non). Ils sont responsables de la souffrance et de la mort de tous ceux qui ne choisissent pas la guerre comme une entreprise personnelle4. »

Il convient alors de régler les conflits internationaux par des instances internationales, à l’image du droit interne qui poursuit les criminels qui violent la loi commune.

Tous les démocrates ne sont pas tous idéalistes et tous les réalistes ne sont pas cyniques, loin de là. On trouve des idéalistes libéraux (Steven Pinker) ou socialistes (Michael Walzer) comme on trouve des réalistes communistes (Ernst Carr) ou profondément démocrates (Raymond Aron ou Hans Morgenthau). Les positions varient énormément entre des auteurs en général en désaccord sur le bon fonctionnement de la démocratie libérale. Moins celle-ci est fonctionnelle, plus le scepticisme grandit quant au bien-fondé de sa politique extérieure.

Aujourd’hui, alors que l’Ukraine est envahie, une partie de son territoire annexée, et que la Fédération de Russie porte atteinte aux intérêts de la France et de l’Europe entière, la question toute théorique rencontre une application concrète. Peut-on réduire le conflit à une compétition de grandes puissances d’égale valeur pour l’hégémonie mondiale ? Au contraire, est-il souhaitable de voir le modèle démocratique occidental détrôné en faveur de concurrents qui prônent l’autocratie, la dictature et l’effacement de la liberté individuelle ?

John Mearsheimer, The Tragedy of Great Politics, Univ. Chicago Press, 2003. ↩ Thomas Pangle, Peter Ahrensdorf, Justice among Nations. On moral basis of power and peace, Univ. Of Kansas Press, 1999. ↩ Zbigniew Brzezinski, Le vrai choix. L’Amérique et le reste du monde, Odile Jacob, 2004. ↩ Michael Walzer, Guerre juste et injuste, Belin, 1999. ↩

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2022/1...