Par Éric Verhaeghe.
La réforme de l’ENA franchit une nouvelle étape, avec la remise du rapport Thiriez au Premier ministre, retardée à plusieurs reprises (signe que le Premier ministre n’était guère pressé de le recevoir). Nous publions ce rapport, et nous l’agrémentons de quelques commentaires très personnels sur ce soufflé mal monté qui devrait rapidement se dégonfler.
Rapport Thiriez sur la réforme de l’ENA, 2020 from Société Tripalio
La réforme de l’ENA est un sujet mal identifié en France, qui se situe entre l’Arlésienne et la tarte à la crème. À chaque génération, on en entend parler, mais on ne la voit jamais venir.
Le rapport Thiriez, qui propose la transformation de l’ENA en école d’administration publique, ne devrait pas échapper à la tradition : il fait le buzz le temps de se retrouver sous une armoire (pour la consolider, bien entendu) et d’être neutralisé par le gouvernement profond. Qu’on me permette ici quelques remarques personnelles sur son contenu.
La réforme de l’ENA, celle qui n’arrive jamais
Le rédacteur de ces lignes fut, en 2000, élu représentant des élèves au Conseil d’administration de l’ENA, sur la base d’un programme relativement réformiste.
Quelques semaines après cette élection, je présentai un mémorandum pour la réforme de l’école, qui proposait de nombreuses pistes qu’on retrouvera sous la plume de Frédéric Thiriez. En particulier, je proposai avec conviction la fin de l’accès direct aux grands corps et une démocratisation sociale de cette école.
Ces sujets sont vieux, et toujours aussi loin de la préoccupation quotidienne des Français (qui n’ont d’ailleurs pas forcément tort de se désintéresser de ces questions). Le fait que, il y a vingt ans, j’aie pu proposer officiellement en tant qu’élève de l’ENA ce que Frédéric Thiriez propose aujourd’hui dans le cadre d’une mission officielle n’a toutefois rien de prémonitoire, ni de magique. Il signifie simplement que, depuis plusieurs décennies, les vices d’un système que les Français ne comprennent pas mais abhorrent chaque jour un peu plus sont aussi connus que leurs solutions.
L’ENA est depuis plusieurs générations une fabrique d’un entre-soi élitaire, déconnectée des réalités, qui mine la légitimité de l’État et surtout affaiblit politiquement, économiquement, historiquement ce pays qui fut grand et ne l’est plus par la seule faute de ceux qui le dirigent.
Sans un choc réformateur dont le contenu est connu depuis au moins vingt ans, le divorce entre les élites et le tiers-état tournera au vinaigre et sera producteur de troubles sociaux extrêmement désagréables. Ou alors la France continuera à décliner inexorablement.
La réaction élitaire face à la réforme
Je me souviens ici de la réaction du président du conseil d’administration de l’ENA à ma proposition de supprimer l’accès direct aux grands corps. Renaud Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’État et futur juge constitutionnel, déclara en séance qu’il s’agissait d’une « faribole ». Il ne fit pas mystère de sa volonté de conserver le système alors en vigueur d’un recrutement direct du Conseil d’État au sortir de l’ENA, de préférence (explicite) parmi les jeunes grands bourgeois sortis de Sciences-Po.
J’observe que le rapport Thiriez s’est rallié au principe de la fin de l’accès direct aux grands corps… sauf pour le Conseil d’État (et la Cour des comptes). Cette exception n’a aucun sens, sauf celui de préserver le caprice élitaire du Conseil d’État, soucieux de se démarquer et de préserver son recrutement socialement discriminant.
Trop peu de Français ont compris (sauf peut-être à l’occasion de la réforme des retraites que le Conseil a critiquée) que le Conseil d’État est le donjon de la technostucture, l’occulte salle du conseil où le gouvernement profond déploie sa stratégie de domestication de l’intérêt général. C’est au Conseil d’État que s’élabore la doctrine grâce à laquelle une minorité d’aristocrates parisiens domine ce pays pour son plus grand malheur.
Autrement dit, depuis au moins vingt ans, le Conseil d’État lutte pied à pied pour conserver un système obsolète de recrutement direct de jeunes gens bien nés, dont les qualités intellectuelles sont globalement aussi incontestables que leur mépris pour les valeurs démocratiques, et dont les qualités managériales remarquables expliquent que la France soit désormais surendettée, au bord d’une nouvelle guerre de religion, et déjà entrée dans une guerilla civile dont personne, dans les beaux quartiers parisiens, ne semble percevoir la gravité ni la pérennité.
Car le Conseil d’État est l’une des principales places fortes où l’on doit répéter à l’envi, pour faire carrière, que l’Union européenne est l’horizon indépassable de notre destin national, et que l’identité française est une idée pré-fascisante qui doit être combattue au nom des Lumières et du vivre ensemble.
Il est d’ailleurs significatif de constater que toutes les défaites de la laïcité engrangées durant les vingt dernières années proviennent directement de cette entité qui cultive « en même temps » le paradoxe de s’attribuer son origine à une décision d’Ancien Régime. On ne le dira jamais assez : le Conseil d’État, qui se croit la dernière incarnation de la France de toujours, est aussi l’entité qui combat le plus efficacement celle-ci.
Le conservatisme des élites, ce mal qui tuera la France
On pourrait utilement se demander pour quelle raison des cerveaux individuellement bien faits comme ceux des conseillers d’État, et de quelques-uns de leurs pairs installés à Bercy, résistent avec autant d’opiniâtreté à toute évolution nécessaire à la survie de leur propre espèce.
Car il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que, dans dix ou vingt ans, le collapsus que beaucoup de Français redoutent pour la planète aura lieu dans un seul pays, la France.
Le décalage est tel entre la conception de l’aristocratie qui tient l’État d’un côté, et la démoralisation, que dis-je, l’écœurement du pays réel face à la façon dont le « système » fonctionne, qu’il débouchera forcément sur une confrontation majeure telle que nous les connaissons régulièrement depuis trois ou quatre cents ans.
Si les élites qui font le gouvernement profond avaient un peu de culture historique (je veux dire antérieure à 1940 ou au traité de Rome), elles sauraient qu’elles forment toujours les premières victimes de ces échauffements périodiques. Il est donc dans leur intérêt de corriger naturellement leurs défauts, sans quoi les petites gens, comme on disait à Rome, s’en chargeront brutalement.
Les premières images symboliques de lynchage, voire de décapitation d’Emmanuel Macron dans des manifestations, constituent d’ailleurs une dangereuse et inquiétante préfiguration de ce qui risque d’arriver si les élites continuent à défendre avec autant d’obstination leur bout de gras.
Beaucoup imaginent que ce conservatisme élitaire provient d’une arrogance, d’une hybris pour reprendre les mots à la mode propre à nos aristocrates. Cette théorie est rassurante, mais elle dissimule une réalité bien plus préoccupante, je le crains : nos élites ne sont pas arrogantes, elles sont seulement paresseuses.
Excellentes à vingt-trois ou vingt-quatre ans, lorsqu’elles sortent de l’ENA, elles perdent ensuite le goût d’apprendre et s’endorment sur leurs lauriers. Elles n’ont qu’une obsession : conserver le plus longtemps possible l’ordre qui les a portées au pouvoir.
Les élites, ces Gaulois réfractaires
Je ne sais plus qui disait des petites gens de ce pays qu’ils étaient des Gaulois réfractaires. Ce genre de phrase est toujours un bon révélateur de la défaillance qui paralyse les élites. Car mépriser son peuple et faire reposer sur lui sa propre incapacité à gouverner est toujours un indicateur signifiant de médiocrité.
Dans les beaux quartiers parisiens, on n’a pas de mots assez durs pour mépriser les « Français profonds », les « Français moyens », les « beaufs » sous toutes leurs formes. On aime dire qu’ils n’aiment pas le changement, qu’ils sont ingouvernables et irréformables.
Moi qui suis arrivé en France en 1986, j’ai plutôt l’impression du contraire : en moins de quarante ans, les Français ont accepté sans broncher des disruptions majeures comme Internet, l’immigration, la tyrannie des minorités et l’augmentation constante des impôts pour financer des services publics toujours plus gourmands et inefficaces.
Ceux qui s’opposent aux changements, les Gaulois réfractaires, ce ne sont pas les petites gens, ce sont les élites. Ce sont les Denoix de Saint-Marc, qui exigent de continuer à recruter de jeunes bourgeois quand plus aucun pays au monde ne pratique de cette façon, ce sont mes camarades de Bercy qui m’ont clairement expliqué qu’ils s’opposeraient coûte que coûte à la baisse des dépenses publiques qui leur profitent, alors que, dans tous les autres pays, celle-ci a eu lieu.
Ce sont ces hauts fonctionnaires qui continuent à donner des leçons de morale, de flexibilité, de modernité, au reste du pays, mais qui restent bien à l’abri de la sécurité de leur emploi apportée par leur statut, et qui ne veulent surtout pas remettre en cause leurs privilèges.
Le triomphe de la pensée binaire
Toutes ces affirmations sont autant de portes ouvertes que j’enfonce. L’incompétence des élites françaises, et singulièrement de la haute fonction publique, ne fait plus guère de débat, y compris dans ses propres rangs.
Il suffit de compter le nombre de hauts fonctionnaires payés sans affectation, voire sans affectation sérieuse, pour savoir que les énarques et tant d’autres hauts fonctionnaires passent (souvent) de nombreuses heures à tourner des roues inutiles de hamster pour (se) donner l’illusion qu’ils sont utiles à un pays dont ils sont aujourd’hui les principaux agents toxiques. Sur ce point, eux-mêmes ont si peu d’illusions…
Pour continuer à faire croire que cette farce avait le sérieux de la tragédie grecque et devait donc se jouer en cinq actes dans le cercle fermé de l’aristocratie, les élites de ce pays en sont réduites à pratiquer une pensée binaire si étrangères aux valeurs rationnelles et humanistes dont elles se réclament. Le binaire repose sur l’invention de cette bête contemporaine qu’est le populisme, ce fantasme fourre-tout qui sert à clore tout débat et à désigner ce qu’à la cour de Versailles on a le droit ou pas de penser.
Dans ce monde manichéen, il y a d’un coté les élites ointes du Seigneur comme dit Charles Gave, les lumineux, les éclairés, les bienveillants, qui ont forcément raison. Et il y a tous les autres, qui forment ce halo populiste que l’on voit partout où est la contradiction et la divergence d’appréciation. Vous vous étonnez que les fonctionnaires de Bercy demandent davantage de flexibilité aux entreprises mais préservent savamment toutes les protections statutaires qui leur bénéficient ? Vous êtes un populiste forcément, un émeutier aux idées simplistes.
Pour préserver son statut, l’élite française mène une vaste opération de déstructuration des esprits, ou le manichéisme est la règle. Et ces gens-là nous expliquent qu’ils sont sérieux, qu’ils constituent le dernier rempart de l’intelligence et de l’humanisme face à l’obscurantisme lepéniste. Comme disait Jacques Chirac, plus c’est gros, mieux ça passe.
Pourquoi il faut un profond renouvellement des élites
Au fur et à mesure que les élites s’enfoncent dans un manichéisme débilitant pour justifier leur règne sans partage, au fur et à mesure qu’elles expliquent qu’il faut censurer les réseaux sociaux et la liberté d’expression pour défendre les valeurs démocratiques, au fur et à mesure qu’elles sombrent dans la tyrannie au nom de la liberté, un mal irréparable se produit.
Peu à peu, nos élites s’appauvrissent intellectuellement et se réduisent au dernier carré de dandies qui saignent la bête jusqu’à la dernière goutte en évitant de penser au lendemain.
Désormais, le vivier d’esprits capables de réinventer une France comme ce fut le cas dans les années 1950 est tellement tari que seul un big bang permettra d’inverser le cours de l’histoire. Il est peu probable que ce big bang intervienne de façon fluide et dans un esprit coopératif. Mais une chose est sûre, la seule proposition : « réforme de l’ENA » induit l’idée qu’il y aurait encore quelque chose à sauver dans cette école. Et là, nous sommes pris, vraiment, d’un très grand doute.
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