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Raymond Aron : ses prises de position sur les intellectuels, l’Algérie et Mai 68 (3)

, par  Pierre Robert , popularité : 7%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.

Première partie de cette série ici .

Seconde partie de cette série ici .

L’opium des intellectuels

Ces intellectuels de gauche, dont Aron est si proche, à tout le moins par sa formation normalienne et philosophique, il les accuse de trahir leurs propres valeurs en se laissant subjuguer, à la fois par une doctrine du XIXe siècle que l’histoire a démentie, par un État dont la nature totalitaire devrait leur être odieuse et par un parti qui en est le représentant et l’exécutant dans nos frontières. Contrairement à eux, Aron ne nourrit aucun doute sur la nature mensongère et tyrannique du communisme stalinien. Cette lutte idéologique – non contre Marx, mais contre le marxisme, le marxisme-léninisme, et plus encore contre l’aveuglement des intellectuels de gauche sur les réalités de l’Union soviétique – se double d’un choix proprement politique : l’abstention est interdite ; il faut assumer ses refus.

À ce propos un passage de L’opium des intellectuels , est tout à fait éclairant sur la manière de voir de Raymond Aron :

«  Nous n’avons pas de doctrine ou de credo à opposer à la doctrine ou au credo communiste, mais nous n’en sommes pas humiliés, parce que les religions séculières sont toujours des mystifications. Elles proposent aux foules des interprétations du drame historique, elles ramènent à une cause unique les malheurs de l’humanité. Or la vérité est autre, il n’y a pas de cause unique, il n’y a pas d’évolution unilatérale. Il n’y a pas de Révolution qui, d’un coup, inaugurerait une phase nouvelle de l’humanité. » (opus cité, p. 302)

Ceux qui partagent sa vision ne peuvent opposer à leurs adversaires une foi comparable. On ne peut exiger d’eux qu’ils adhèrent «  à un édifice aussi compact de mensonges aussi séduisants  ».

En revanche, ils partagent «  la conviction profonde qu’on n’améliore pas le sort des hommes à coups de catastrophes, qu’on ne promeut pas l’égalité par la planification étatique, qu’on ne garantit pas la dignité et la liberté en abandonnant le pouvoir à une secte à la fois religieuse et militaire  ».

Lucide il ajoute : « Nous n’avons pas de chanson pour endormir les enfants. »

La tragédie algérienne

Pour ce qui est des évènements d’Algérie, l’analyse qu’il en fait et les conclusions qu’il en tire sont typiques de sa manière.

Convaincu du fait que « la politique de la France ne peut pas être déterminée par un million de français d’Algérie », il publie en 1957 La tragédie algérienne .

Dans ce pamphlet, il s’efforce de prendre le problème tel qu’il est, c’est-à-dire porteur de contraintes objectives auxquelles la France ne peut échapper, qu’on le veuille ou non. Avant tout le monde, il affirme que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable et qu’il faudra bien s’y résoudre. Il appuie sa démonstration sur des arguments d’ordre strictement économiques et démographiques

À droite, on le taxe bien sûr de défaitisme et d’abandon. À gauche, on s’indigne qu’il ne fonde pas son analyse sur des positions morales, on lui reproche de ne pas condamner le colonialisme en tant que tel, de ne pas employer le langage de l’idéologie.

Il refuse de signer le Manifeste des 121 , pétition d’intellectuels hostiles à l’Algérie française appelant à la désertion les appelés du contingent. Elle lui semble être le comble de l’irresponsabilité, les signataires incitant les jeunes recrues à prendre tous les risques mais n’en prenant eux-mêmes aucun. Il refuse aussi d’écrire comme il le dit « des choses littéraires sur l’horreur et la torture  » et laisse le soin des protestations morales aux belles âmes.

Sa prise de position mécontente donc tout le monde et pendant plusieurs mois la direction du Figaro lui demande de ne plus rien écrire sur l’Algérie.

En 1980 son commentaire reste très sobre :

« À partir du moment où j’avais écrit ce que je pensais de l’Algérie à une époque où personne ne le disait, j’avais fait ce que je pouvais faire ».

Mai 68, l’Université dans la tourmente

En Mai 68 aussi Aron détonne dans le paysage intellectuel français par ses prises de position.

Sartre est accueilli en héros dans le grand amphi de la Sorbonne ; il y proclame que le mouvement de mai va réaliser le vieux rêve d’une liaison du socialisme et de la liberté, qu’une nouvelle société est en train de naître et qu’elle réalisera la pleine démocratie.

À la même époque Maurice Clavel, enthousiaste, soutient avec lyrisme les gauchistes dans le Nouvel Observateur et dans Combat. Comme le remarque Winock, «  il ne fait pas dans la dentelle, mais dans l’Absolu, dans l’âme, dans le cosmique. Il récuse Descartes, crie sa foi en Dieu avec des traits de flamme, et bénit ces étudiants qui refusent de devenir des cadres. Avec un ton de prêcheur de parousie, il s’en remet aux contestataires et au Saint Esprit, se réclame de Jeanne d’Arc et de Cohn Bendit  ».

Dans ce tumulte Aron garde la tête froide et en appelle à la raison. Pour lui Mai 68 est un « psychodrame », ou, comme le dit plus crument son ami Alexandre Kojève ,« un ruissellement de connerie ». Il s’efforce de faire voir les choses pour ce qu’elles sont , à savoir une crise de l’université qui appelle une réforme et des solutions rationnelles.

Ne craignant pas de s’exposer, dans Le Figaro du 11 juin 1968, il lance un appel à la défense de l’université en crise :

« Peut-être le moment est-il venu, contre la conjuration de la lâcheté et du terrorisme, de se regrouper, en dehors de tous les syndicats, en un vaste comité de défense et de rénovation de l’université française ».

Ce comité est constitué dès le 21 juin.

Contre Aron, Sartre défend un enseignement pour la masse et non pour l’élite. Dans Le Nouvel Observateur il déclare :

«  Cela suppose qu’on ne considère plus, comme Aron, que penser seul derrière son bureau – et penser la même chose depuis 30 ans – représente l’exercice de l’intelligence. Cela suppose surtout que chaque enseignant accepte d’être jugé et contesté par ceux auxquels il enseigne, qu’il se dise : «  Ils me voient tout nu  ». […] Il faut, maintenant que la France entière a vu de Gaulle tout nu, que les étudiants puissent regarder Aron tout nu. On ne lui rendra ses vêtements que s’il accepte la contestation ».

Aron n’a pas cru bon de répondre à une attaque aussi peu digne d’un philosophe, mais a contribué comme il le pouvait à une réforme de l’université qui pour un temps l’a remise sur les rails.

Voir en ligne : https://www.contrepoints.org/2022/0...