Le roi d’Arabie saoudite Salman a signé le 27 janvier 2022 un décret faisant remonter la formation du premier État saoudien au 22 février 1727. En apparence anodine, cette décision marque une rupture avec l’héritage wahhabite qui a imprégné le pays depuis environ un siècle.
S’il fallait résumer en une formule la mutation engagée par le roi Salman depuis son avènement en 2015, ce serait le passage de l’État à la nation1, mais quel État ? Son père le roi Abdelaziz, Ibn Séoud pour les Occidentaux, a fondé le troisième État saoudien en 1932, après avoir annexé les provinces environnant le Nejd, province d’Arabie centrale. On commémore le 23 septembre de chaque année « l’unification » du pays, en un « jour national » devenu pour la première fois en 2021 « fête nationale ». En effet, le wahhabisme — on parle ici officiellement de salafisme — n’admettait de fête que religieuse du temps de sa superbe…
C’est de la figure tutélaire de son grand-père que se réclame le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) pour préparer son règne. Allergiques à toute représentation, notamment humaine, les oulémas ont pourtant laissé se développer le culte de la personnalité du « roi fondateur » du troisième État saoudien, dont la photo orne les bâtiments officiels au-dessus de celles du tandem père (Salman)-fils (MBS) actuellement aux commandes. Les deux États précédemment formés par la dynastie des Al-Saoud avaient duré respectivement 74 (1744-1818) et 67 ans (1824-1891), ce qui souligne la stabilité du régime qu’il a fondé il y a 90 ans, une exception dans le monde arabe.
Un État-nation au pays du salafisme
Le roi Salman a deux passions : l’histoire et la belote. Si cette dernière est devenue le sport national, bien que wahhabo incompatible, la première est méconnue des Saoudiens, dont les horizons allaient rarement au-delà de l’histoire sainte au temps du salafisme triomphant. Il n’était de nation que musulmane et d’État saoudien que wahhabite, suivant l’historiographie et la vulgate. Celles-ci datent de la naissance de son premier avatar du « pacte fondateur » conclu en 1744 par Mohamed Ibn Saoud (1710-1765), père de la dynastie éponyme, avec le cheikh Mohamed Ibn Abdelwahhab, dont la doctrine est devenue le wahhabisme. Or, le roi Salman a signé le 27 janvier 2022 un décret faisant remonter la formation du premier État saoudien au 22 février 1727.
Cette date jusqu’à présent anecdotique marque l’arrivée au pouvoir de son fondateur, alors simple émir de la petite oasis de Dir‘iyya, dans le Nejd. Ces 18 années de différence pourraient a priori paraître anodines. Elles donnent 295 ans à la formation étatique saoudienne, un âge plus que respectable. Elles relèguent surtout d’un coup de plume le wahhabisme à un rôle d’adjuvant de la formation politique saoudienne, dont le cheikh Ibn Abdelwahhab était considéré jusqu’alors comme le cofondateur. Elles font de son histoire longue non plus l’alliance du sabre et de la chahada (profession de foi musulmane), mais celle de la lente transformation de la cité-État de Dir‘iyya, sa première capitale, en État-nation centralisé à Riyad, dont elle est devenue une banlieue.
Charles Motte, « Abdallah-ebn-Souhoud, Chef des Wahabys ; décapité à Constantinople en 1819 », in Félix Mengin, Histoire de l’Égypte sous le gouvernement de Mohammed-Aly, Paris, Arthus Bertrand, 1823. Source : Gallica.bnf
Lla légende révèle la prééminence du wahhabisme dans la vision extérieure du premier État saoudien, qu’elle ne nomme pas ; la gravure représente son dernier souverain, qui est le petit-fils de son fondateur ; il s’agit du plus ancien portrait jamais dessiné d’un membre de la dynastie des Al-Saoud.
Cette accentuation du saoudo centrisme reflète le jacobinisme du binôme au pouvoir : n’oublions pas que Salman est resté gouverneur de Riyad pendant 53 années avant de monter sur le trône. Le renforcement du pouvoir central allant de pair avec sa centralisation, il importait de raffermir les fondements historiques de ses attaches géographiques.
Le décret porte donc indéniablement la marque du roi plus que celle de son fils, conformément à la répartition des rôles entre un souverain qui règne et un prince héritier qui gouverne. Il n’a pas vraiment surpris les Saoudiens qui savent depuis longtemps que le pacte fondateur de 1744 s’est mué en une répartition des pouvoirs, tous deux autoritaires, le politique aux Saoud et la société aux religieux. L’Arabie saoudite n’a jamais été une théocratie. En effet, si la chahada domine le sabre sur le drapeau national, les faits ont maintes fois prouvé l’inverse. Une rumeur de modification du drapeau a couru récemment, mais les autorités l’ont vite démentie, préférant cantonner la prééminence du religieux au symbolique plutôt que de porter un nouveau coup à la bigoterie du pays profond. Si le wahhabisme d’État est mort, le wahhabisme social lui survivra encore longtemps, tant il est devenu moins un dogme que l’expression religieuse d’un patriarcat à la vie dure. Mais la société saoudienne, en voie de cristallisation laïque, n’en supporte plus l’autoritarisme, ce qui fait du wahhabisme social une peau de chagrin.
Drapeau du premier État saoudien (1744-1818)
Drapeau de l’Arabie saoudite
Une remise en cause des fondements
MBS a exposé publiquement ses conceptions de la religion et du droit pour la première fois le 27 avril 2021, au milieu du mois sacré de ramadan. À la question de savoir s’il appartenait à l’école wahhabite, il a apporté une réponse qui en remet en cause les fondements même : « Dieu n’a pas posé de barrière entre Lui et les hommes. Suivre une école ou un ouléma en particulier reviendrait à sanctifier un être humain. […] L’interprétation (ijtihad) reste ouverte à jamais et si le cheikh Ibn Abdelwahhab sortait de sa tombe et constatait que nous le sacralisons au lieu d’y recourir, il serait le premier à s’y opposer ». En d’autres termes, MBS se prévaut habilement du père du wahhabisme pour en combattre le dévoiement par ses adeptes. S’il voulait toucher au sacré pour briser les tabous, il ne s’y serait pas pris autrement. Prôner l’ijtihad au pays du salafisme roi constitue un retournement historique à la portée incalculable. Dans cet état d’esprit, ce que d’aucuns qualifieront de révisionnisme historique du roi Salman ressort de l’ijtihad en histoire !
Mais cette dernière pose problème : l’Arabie saoudite est un empire qui a notamment dépossédé le Hedjaz de son passé. Cette province limitrophe de la mer Rouge s’en est, il est vrai, bien accommodée, tant elle en a profité. De plus, les Saoudiens de tous bords savent gré à la dynastie au pouvoir d’avoir mis fin à l’anarchie pluriséculaire des terrains de parcours et à l’insécurité quotidienne qui l’accompagnait, malgré le prix payé pour cet accomplissement. Mais l’État a fait table rase de La Mecque et Médine, et il vient de démolir en un tournemain les premiers quartiers construits hors des murs de la vieille ville de Djeddah à partir des années 1940, mettant à la rue quelque 500 000 personnes. Or, le wahhabisme est étranger à l’histoire du Hedjaz et des autres provinces périphériques de l’Arabie saoudite, pour lesquelles 1727 a représenté le début d’une menace et non une promesse. Sa mise à l’écart n’entraîne pas ipso facto la réhabilitation de leur patrimoine, notamment religieux, du confrérisme sunnite aux diverses obédiences chiites locales. Représentera-t-elle un pas vers davantage de tolérance et de diversité, dont les deux villes saintes de l’islam ont été les parangons au long de l’histoire ? Édifier la nation tout en la réconciliant avec son passé ne va pas de soi.
Les prédécesseurs du souverain actuel ont su utiliser le wahhabisme pour asseoir la légitimité des Al-Saoud, inexistante à leurs débuts du fait de leur origine plébéienne et de l’absence de notions mêmes de société et a fortiori d’État dans les steppes d’Arabie centrale. Ils n’en ont désormais plus besoin. Ce n’est donc pas seulement l’aspiration à la modernité qui explique le processus de déwahhabisation et la construction concomitante de l’État-nation en Arabie saoudite, mais aussi une évolution politique et anthropologique intrinsèque. La sécularisation vient certes d’en haut, mais à son heure, raison pour laquelle les jeunes la plébiscitent , alors que leurs parents cédaient au même âge aux sirènes salafistes ou islamistes. Si elle touche désormais aussi l’histoire, c’est pour dégager l’avenir de leurs scories.
Le curieux logo créé pour le 22 février 2022 est formé de cinq symboles désignant, selon la communication officielle, « le drapeau ; les dattes, qui signifient la croissance, la vie et la générosité ; le Majlis (assemblée traditionnelle), qui symbolise l’unité et l’harmonie socioculturelle ; le cheval arabe, représentant l’esprit chevaleresque, l’héroïsme des princes et les héros de l’État saoudien ; le marché, en référence à la mobilité économique, la diversité et l’ouverture au monde ». Difficile de trouver symboles fondateurs plus profanes ! Les dessins sont si stylisés que l’ensemble rappelle vaguement le wachm (tatouage) traditionnel des tribus bédouines. Le logo côtoie la formule « jour de la Fondation, 1727m », « m » mis pour miladi, c’est-à-dire (année) grégorienne, dans une graphie « rappelant les anciens manuscrits », pourtant datés selon le calendrier hégirien, qui est officiel en Arabie saoudite. Anachronique ou non, la « nouvelle histoire » saoudienne s’écrit en langage universel, comme on le voit.
Le logo officiel du 22 février 2022
Réviser le passé pour construire l’avenir
À la mort du précédent souverain, Abdallah Ben Abdelaziz, la pléthore de prétendants au pouvoir ou à ses miettes représentait un défi existentiel pour la dynastie, que son successeur a résolu en un temps record. Cela passait par sa refondation au nom même du père tutélaire, pour parvenir à une histoire laïque de l’Arabie. Après avoir mis à l’écart les oulémas wahhabites et recentré la dynastie des Al-Saoud sur sa famille nucléaire, le roi Salman invoque une nouvelle ascendance pour ménager une voie royale à sa descendance. Après le temps de l’épuration vient celui de la refondation de la dynastie. Le 22 février sera désormais le « jour de la Fondation ». La plupart des Saoudiens en sont ravis, car il sera férié. Que son instauration n’ait pas davantage provoqué de réactions montre qu’ils entérinent d’ores et déjà la déconfiture du wahhabisme. Le tandem au pouvoir met la réécriture du passé au service du projet d’avenir élaboré par MBS. Très classiquement, le pouvoir assigne pour mission à l’Histoire de contribuer à forger la nation, puisque celle-ci en est le produit.
À l’heure de l’épuration de l’ensemble des manuels scolaires saoudiens pour en chasser l’obscurantisme et de la réintégration de l’histoire et la philosophie dans le cursus scolaire, il importait sans doute de réviser les fondements du récit national. La déwahhabisation de l’Arabie passe par celle de son histoire. Salman, « roi refondateur », ne dépossède pas seulement les wahhabites du présent et du futur de l’Arabie saoudite, mais aussi de son passé.
1Voir l’exposé de ce processus dans Louis Blin, L’Arabie saoudite, de l’Or noir à la mer Rouge, Paris, Eyrolles/IRIS, 2021.