Cet ouvrage est la traduction de la thèse de Joseph Ratzinger, soutenue en 1951 à la faculté de théologie de l’Université Ludwig-Maximilian de Munich. Elle reçut la mention summa cum laude et fut publiée en Allemagne pour la première fois dès 1954. L’abbé Eric Iborra l’a traduite de l’allemand.
Cette thèse nous permet d’entrevoir la puissance intellectuelle de celui qui deviendra Benoît XVI. Pour rappel, Joseph Ratzinger est « né le 16 avril 1927, et il n’avait que vingt-quatre ans quand il a soutenu sa thèse Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche à l’été 1951 ». La préface, rédigée par Jean-Marie Salamito, Professeur d’histoire du christianisme antique à l’université Paris-Sorbonne, nous apprend que « ce travail fut publié en 1954, une année en laquelle on célébrait le seizième centenaire de la naissance de saint Augustin (354-430) ».
Salamito énonce plusieurs éléments importants pour saisir la nature de cette œuvre intellectuelle : « Or, il faut le dire avec netteté, cette traduction n’a pas seulement vocation à satisfaire la curiosité (légitime) et à nourrir la réflexion (passionnante) sur les débuts théologiques du futur Benoit XVI ; elle permettra aussi, j’oserais dire surtout, de mieux connaître la doctrine de saint Augustin. Même s’il n’était devenu ni cardinal ni Pape, Joseph Ratzinger serait reconnu à la fois comme l’un des théologiens majeurs de sa génération et comme un spécialiste international de l’évêque d’Hippone. »
Il demeure essentiel de savoir qu’aux yeux du futur Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi « les idées ne sont pas séparées des formes historiques contingentes où elles sont nées ». Tout bien considéré donc, Ratzinger refuse « cet esprit anhistorique (unhistorisch) qui pousse certains théologiens à négliger volontairement tout ce qui est conditionné par le temps ».
N’oublions cependant pas que « Ratzinger reste un théologien. Il sait qu’une part substantielle de sa recherche consiste à faire ressortir la réalité historique indépendamment de tout présupposé systématique ». Le préfacier précise que « lire les Pères de l’Eglise exige d’unir en soi-même une bonne connaissance de l’Antiquité tardive et une culture doctrinale qui ne s’arrête pas à l’époque patristique ».
Il n’est donc ainsi pas étonnant de découvrir qu’en « lisant Peuple de Dieu et Maison de Dieu, on pourra repérer maintes fois le va-et-vient entre l’histoire et la théologie, entre l’historicisation et l’actualisation ». Pour ne pas tomber dans le piège de « la reconstruction de la pensée augustinienne à la manière d’un système, et de mêler des textes de périodes différentes, Ratzinger introduit dans son approche une forte dimension temporelle », afin que son travail de recherche ne soit pas déconnecté de la réalité historique.
Dans cette thèse, nous relevons quatre aspects principaux : l’intérêt pour l’évolution personnelle d’Augustin ; la prise en compte des traditions théologiques de l’Afrique du Nord antique ; la réflexion sur une herméneutique augustinienne s’appliquant à l’Eglise et à la Bible ; enfin, le regard sur la confrontation de l’évêque d’Hippone avec le polythéisme gréco-romain de son époque. Nous remarquons en outre que Ratzinger « n’oublie pas non plus le passage du jeune Augustin par le manichéisme ».
Pour étudier et maîtriser la théologie augustinienne, « il faut tenir compte de sa dimension pastorale concrète, vécue, historique. Il importe aussi de connaître les penseurs chrétiens d’Afrique du Nord qui ont précédé Saint Augustin : Tertullien (mort vers 220), saint Cyprien de Carthage (mort martyr en 258), saint Optat de Milève (actif dans le troisième quart du IVème siècle). Les spécialistes de l’un ou de l’autre de ces trois auteurs gagneront à lire ce que Ratzinger dit d’eux, et ceux de l’évêque d’Hippone auraient tort de négliger cette section du livre ».
De même, pour bien pénétrer les idées développées par Ratzinger dans son étude, il convient de rappeler que « maison signifie dans la langue des anciens, la famille, la parenté et, dans cette mesure, ramène à la forme originelle et archaïque de la notion de peuple. Le peuple est la famille élargie, la lignée ». Saisissons par conséquent l’idée suivante : « Si l’Eglise est désignée par le terme maison, alors nous nous trouvons peut-être devant une forme primitive du concept de peuple de Dieu. » En définitive, cette notion de maison rappelle la famille et conduit donc à l’unité. Au-delà de cette explication sémantique importante, précisons que la maison de Dieu « renvoie au sanctuaire, au temple et offre par là un regard cultuel sur l’Eglise, qui peut tout aussi bien contenir une spiritualisation du concept de culte ».
La notion de peuple de Dieu s’avère fondamentale à la fois pour Augustin et pour l’Eglise. Dans son avant-propos, le jeune Ratzinger développe une idée fondatrice : « Auparavant, c’était la descendance d’Abraham et l’observance de la loi de Moïse qui avaient uni les hommes en un peuple de Dieu, ce concept recouvrant pour l’essentiel la communauté de sang ainsi que la règle de vie partagée venant de Dieu. C’est désormais la communauté avec le Christ, médiatisée par l’Esprit Saint, qui fait de nous des enfants d’Abraham et nous conforme au mode de vie de Dieu. Les hommes deviennent peuple de Dieu par la communion avec le Christ dans l’Esprit Saint. »
Il poursuit son raisonnement de la plus brillante des manières : « J’ai résumé cela dans la formule : l’Eglise n’est le peuple de Dieu que dans et par le Corps du Christ. Aucun usage du concept de peuple de Dieu conçu comme synonyme d’Eglise n’est possible à partir du Nouveau Testament et des Pères sans cette transposition christologique et pneumatologique. » Il ajoute : « La christologie est une composante indispensable du concept d’Eglise. La désignation de l’Eglise comme peuple de Dieu n’est pas pour nous qu’un recours allégorique, pneumatologique, à l’Ancien Testament, le corps du Christ exprime la réalité qui nous donne le droit à une telle exégèse allégorique ou pneumatologique : l’action du Christ en nous qui, de non-peuple que nous sommes, nous fait devenir un peuple. »
Il existe un autre aspect important pour saisir la pensée augustinienne. Effectivement, l’évêque d’Hippone « ne fait pas de grande différence entre le Christ historique, qui se manifeste par le miracle et l’Eglise qui se manifeste par les foules. L’Eglise signifie pour notre temps la même chose que le Christ signifiait pour le sien, à savoir la présence du divin dans le sensible ».
Pour comprendre Augustin dans son époque et à travers les siècles, il convient de ne pas oublier qu’il a combattu de toutes ses forces les hérésies de son temps : « Comme toute grande théologie, celle d’Augustin est née de la polémique contre l’erreur, qui lui imprima cette fécondité sans laquelle il est difficile de penser un mouvement spirituel vivant. On s’est habitué à distinguer chez Augustin trois adversaires : la gnose manichéenne, le schisme donatiste et l’hérésie pélagienne. » Ce combat pour la vérité mené par Augustin poursuivait un unique but : « L’unité de l’Eglise universelle est précisément ce qui importe pour Augustin. »
La thèse de Ratzinger en devient ainsi tout à fait remarquable, comme l’explique Salamito : « En lisant et en commentant saint Augustin au début des années 1950, Ratzinger pulvérisait implicitement et par avance la stérile, la désastreuse opposition entre un catholicisme prétendument liturgique et doctrinal et un catholicisme censément caritatif et social. Son livre est infiniment plus qu’une thèse de doctorat, plus qu’une démonstration universitaire, plus qu’une belle leçon de patristique. C’est un chemin vers le cœur de la pensée augustinienne, et c’est une leçon de christianisme ».
A l’heure où nombreux sont les catholiques, y compris parmi les plus grands dignitaires de l’Eglise, qui tournent le dos à la Tradition et aux plus légitimes autorités intellectuelles catholiques, pour épouser les idées modernes, il est juste et nécessaire d’étudier l’œuvre augustinienne. En effet, celle-ci se montre riche et inépuisable pour apprécier et aimer le christianisme à sa juste valeur. La pensée augustinienne nous permet de réaliser que sans unité dans la Vérité, il ne peut y avoir unité du peuple de Dieu. L’étudiant Ratzinger l’avait bien compris. Ce dernier, avec sa thèse, montrait déjà la pertinence, la vigueur et la clarté de ses brillantes analyses.
Une fois devenu Pape, il consacrera plusieurs catéchèses du mercredi à l’évêque qui, de son propre aveu, a contribué d’une façon unique à façonner en lui le chrétien, le théologien et le pasteur. De façon caractéristique, Benoît XVI relèvera ainsi qu’Augustin a préféré l’enseignement simple et direct au peuple chrétien à l’élaboration d’une théologie plus « haute » et personnelle… et délaissant même de plus en plus la langue et la rhétorique classiques, il fera le choix de s’exprimer dans le latin populaire compris par la foule.
Il faut lire et relire Ratzinger. Et Saint Augustin. Mais plus encore, nourrissons-nous de l’Evangile.
Franck ABED