Quoi de plus banal qu’une histoire d’amitié entre deux hommes ? C’est pourtant ce thème que choisit d’explorer la réalisatrice palestinienne de Nazareth Maha Haj, à travers son dernier film, Fièvre méditerranéenne. Prix du scénario Un certain regard à Cannes, l’humour s’y mêle intelligemment à la tendresse, avec en toile de fond, la vie sociale des Palestiniens de l’intérieur. Le film sort en France le 14 décembre.
Rien ne prédestinait Walid et Jalal à tomber en amitié. Le premier, père de famille de la classe moyenne supérieure, incarné par l’acteur Amer Hlehel, est un ancien employé de banque converti en homme au foyer qui se rêve grand écrivain. Dépressif entretenant sa maladie, Walid est un patriote ostentatoire qui reprend quiconque prononce devant lui le moindre mot en hébreu. Mais une fois devant son écran blanc, il semble surtout écrasé par le poids des figures tutélaires de la littérature palestinienne — Ghassan Kanafani, Samih Al-Kacem — dont les portraits décorent le mur de son bureau.
Puis débarque Jalal, ce voisin « lourd », selon les premières impressions de Walid. Officiellement travailleur dans le bâtiment, c’est un escroc à la petite semaine « qui vit aux crochets de sa femme », selon sa propre expression. Mais sous ses airs de gros dur, Jalal a l’âme d’un romantique bruyant — comme en témoigne sa playlist tonitruante — qui nourrit une passion pour la poésie arabe classique. Voulant l’utiliser pour un plan qu’il a en tête, Walid finit par être pris à son propre piège et s’attache à son voisin de palier. Entre les deux hommes naît alors une amitié touchante ; ils partagent tout, de leur quotidien d’hommes au foyer — « Est-ce que je peux mélanger le beige avec le blanc ? », demande Walid à son acolyte avant de lancer une lessive — jusqu’à leurs secrets les plus intimes.
Deux antihéros
Il y a dans les dialogues de Maha Haj l’authenticité d’un quotidien sans fioritures, et un humour qui oscille entre le cynisme et l’absurde. Montrant tantôt les errances de l’inconscient de Walid, tantôt ses stratégies d’évitement, la cinéaste pose un regard ironique et subversif sur toutes les relations personnelles dans lesquelles ce dernier semble embourbé, que ce soit avec une mère aux airs de diva déchue, sa voisine harcelante ou même ses enfants qu’il aime certes, mais qu’il voit surtout comme un fardeau. « Tu ne sais pas apprécier ce que tu as », ne cesse de lui répéter Jalal. Au fil du film, chacun d’eux se frotte au monde de l’autre, s’y projette, y entre et l’envie, comme si le premier n’était que le pendant du second, dans une trame où l’on apprend avant tout à se méfier des apparences. Les deux personnages apparaissent alors comme des antihéros au réalisme presque banal : ils font le ménage, réparent un lavabo, vont chercher les enfants à l’école, pliant sous le poids d’une vie qu’ils ne savent guère par où empoigner. Deux hommes qui ne tiennent pas la bourse du foyer, figures d’arrière-plan — chose rare à l’écran — que la caméra filme au plus près.
Après son premier long-métrage Personal Affairs au titre évocateur, Maha Haj continue à puiser ses sujets de films dans l’intimité des individus. Cette histoire d’une amitié entre deux hommes, tissée et filmée par un regard féminin, ne manque pas alors d’interroger le prisme culturel. L’œuvre a en effet été projetée au festival du film franco-arabe de Noisy-le-Sec fin novembre, en présence de l’acteur Achraf Farah (Jalal dans le film), qui a été interrogé sur cette « sensibilité masculine » (d’autant qu’on voit les deux hommes pleurer à l’écran), que l’on n’a pas manqué d’opposer à l’image des « femmes fortes » qui tiennent la barque sans flancher. Ne ménageant pas son auditoire, l’acteur a même renvoyé le public à ces « idées reçues » sur les hommes arabes, et à cette image d’une virilité prétendument dure et taiseuse qu’on leur colle : « Nous sommes comme ça, comme dans le film, ça n’a rien d’exceptionnel », a-t-il répondu.
Une maladie héréditaire
Bien qu’en filigrane, l’identité palestinienne est bel et bien présente dans le film, entre autres dans cette image quasi christique vers la fin, rappelant, sous la pâle lumière de la lune, celle d’une descente de la croix. Loin des discours grandiloquents de Walid, la question nationale trouve sa manifestation la plus touchante dans cette « fièvre méditerranéenne », maladie héréditaire, comme il est précisé à juste titre, qui touche le fils du protagoniste. Et c’est comme si, au détour d’une scène, les maladies physiques, psychologiques, sociales — et par conséquent politiques — finissaient par se rejoindre, allégorie d’un mal-être global que se transmettent les Palestiniens d’une génération à l’autre. La double association de la mer et de l’identité palestinienne trouve naturellement son incarnation dans le lieu même du tournage, la ville méditerranéenne d’Haïfa, un des symboles de la présence et de la permanence démographique et culturelle palestiniennes en Israël.
Attachée à cette identité, la réalisatrice, Palestinienne de l’intérieur, a refusé de demander un financement israélien pour son film. Elle l’avait fait pour son précédent long-métrage, qui a par conséquent été présenté aux festivals comme un film « israélien », la privant ainsi de projections dans les pays arabes. Lors de la projection cannoise de Fièvre méditerranéenne, Maha Haj a dédié son long-métrage à la mémoire de la journaliste palestinienne Shirine Abou Akleh , tuée par l’armée israélienne en mai 2022. Sorti au bout de cinq longues années de gestation entre recherche de financement et pandémie, Fièvre méditerranéenne représentera la Palestine aux Oscars en 2023. Une confirmation supplémentaire, s’il le fallait, de la prospérité du cinéma palestinien, notamment porté par ses réalisatrices .
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Maha Haj
Fièvre méditerranéenne
Allemagne, France, Chypre, Qatar
1 h 50
En salles le 14 décembre 2022