Nombreuses sont les personnes dans le monde aimant la France. Elle a des atouts. Mais la France a également des points faibles, à commencer par sa situation économique qui est souvent mal évaluée. Il existe ainsi un préjugé très répandu selon lequel la France serait un pays d’égalité en raison de son généreux modèle social. Mais l’égalité , que beaucoup assimilent à unejustice sociale , ne règne que partiellement en France.
Il est certes vrai qu’après redistribution, les revenus sont répartis de façon relativement uniforme1, mais qui peut affirmer que cela serait forcément une bonne chose ? D’autres aspects sont à considérer dans le cadre de la discussion sur ce modèle social pouvant donner lieu à une appréciation différente.
La question du patrimoine dans la mobilité sociale
Si l’on prête attention au rapport entre le patrimoine national net et le revenu national annuel net, la situation française saute aux yeux. Ce rapport est actuellement de 620 %.2 Cela signifie donc que le patrimoine total français est plus de 6 fois supérieur au revenu national annuel. Pourquoi cela est-il intéressant ?
Le rapport patrimoine/revenu est un indicateur de mobilité sociale et, dans une certaine mesure, de l’égalité des chances. Cette valeur donne une indication approximative de la difficulté de se hisser à un certain niveau de l’échelle sociale si l’on part de très bas. Plus le rapport patrimoine/revenu est élevé, plus il est difficile de grimper les échelons.
À titre d’exemple, si vous perceviez le revenu annuel moyen net et étiez en mesure d’épargner 10 % de ce revenu d’année en année, il vous faudrait alors environ 62 ans pour atteindre le niveau moyen de patrimoine.3 L’évolution récente de ce rapport rend encore plus intelligible la gravité de la situation.
En 1998, juste avant l’introduction de l’euro comme monnaie de compte, le rapport entre patrimoine et revenus en France était de 363 %. À l’époque, il ne fallait donc que 36 années de revenus pour atteindre le niveau moyen de patrimoine. Il était alors encore possible et réaliste pour un Français d’épargner l’équivalent du patrimoine moyen en vue de sa retraite.
Une stagnation française
Qu’est-ce qui explique cette évolution ?
Les Français ont peut-être épargné et accumulé du capital depuis l’introduction de l’euro. C’est pourquoi le patrimoine divisé par le revenu a augmenté. Est-ce si mal ? Pas nécessairement, mais lorsqu’un pays prospère, les revenus augmentent normalement avec le patrimoine général, de sorte que le rapport patrimoine/revenu ne change pas nécessairement.
Le véritable moteur de cette évolution en France est différent. Depuis l’introduction de l’euro, on a assisté en France à une stagnation, voire à une répression des revenus réels, en particulier des salaires. Parallèlement, on a assisté à une inflation disproportionnée des actifs. En termes réels, le patrimoine national français n’a pas augmenté dans la même mesure. Il n’y a pas davantage de belles maisons de campagne dans la vallée de la Loire aujourd’hui qu’en 1998. Elles sont simplement devenues nettement plus chères.
Cette évolution est une conséquence de la politique monétaire inflationniste. Un taux moyen positif d’inflation des prix, même s’il est modéré, disons 2 %, incite davantage les épargnants à entrer sur les marchés des actifs susceptibles de protéger leur épargne contre l’inflation. Il y a donc une demande beaucoup plus forte pour toutes sortes d’actifs, comme l’immobilier, les actions, les métaux précieux, les cryptomonnaies, etc. Cela conduit à des augmentations des prix de ces actifs qui vont au-delà du taux moyen d’inflation des prix.
Les années précédant la Grande Récession, d’énormes sommes d’argent ont ainsi inondé les marchés d’actifs du sud de l’Europe. Le graphique illustre clairement la montée en flèche de la Grande Récession de 2007/2008, lorsque, entre autres, les prix de l’immobilier ont augmenté de manière vertigineuse en France. Entre 1998 et 2007, le patrimoine français a donc augmenté de deux tiers par rapport aux revenus.
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Source des données : World Inequality Database
Il est intéressant de noter que la Grande Récession n’a pas entraîné de correction notable de cette évolution en France.
Aux États-Unis, par exemple, la correction a été beaucoup plus forte. Le ratio patrimoine/revenu y est passé de 540 % en 2007 à 410 % en 2012.
En France, à cause d’une politique monétaire extrêmement souple, les prix des actifs ont été maintenus à un niveau artificiellement élevé. Depuis 2015, ils sont repartis à la hausse.
La comparaison avec l’Allemagne est également très intéressante. En Allemagne, il n’y a pas eu d’inflation comparable des prix des actifs à l’approche de la Grande Récession. Ce n’est qu’après cette période que l’Allemagne a commencé à connaître une nette augmentation des prix des actifs par rapport aux revenus.
Une grande partie de l’argent qui a gonflé les marchés d’actifs du sud de l’Europe avant la crise inonde maintenant les marchés d’actifs allemands. Il semble que l’Allemagne rattrape actuellement ce qui s’est passé dans de nombreux pays du sud de l’Europe, y compris la France, avant la crise.
Ceux qui possèdent déjà un patrimoine matériel peuvent tout à fait profiter de l’inflation des prix des actifs. Ce n’est pas nouveau. Mais plus vite les revenus dans leur ensemble suivront le rythme du patrimoine national, mieux ce sera pour tous ceux qui veulent encore se constituer un patrimoine grâce à leurs revenus.
En ce sens, la France peut être considérée comme un pays où il est particulièrement difficile de gravir les échelons. La mobilité sociale est mise à mal par l’inflation disproportionnée des actifs. Il vaut mieux naître avec une cuillère en argent dans la bouche, surtout en France. La bonne mesure pour contrer cette évolution serait de mettre fin à la politique monétaire ultra-accommodante. En 2017, le coefficient de Gini de la répartition des revenus était dans la moyenne basse dans l’OCDE (15ème plus bas indice de Gini sur 37 pays). Voir ↩ A titre de comparaison, le ratio patrimoine/revenu était de 532% aux Etats-Unis et de 520% en Allemagne. Le Japon est l’un des rares pays à se situer encore devant la France, avec 634%. Les données mentionnées sont pour l’année 2020 et proviennent de la World Inequality Database . ↩ Dans ce petit calcul, nous faisons un grand nombre d’hypothèses simplificatrices, comme celle selon laquelle l’inflation des prix est homogène et affecte de la même manière tous les actifs et tous les revenus. En réalité, ce n’est pas le cas.
Il est donc possible qu’un épargnant ne parvienne pas à protéger efficacement ses économies d’une dévaluation inflationniste. Mais nous partons simplement du principe qu’il y parvient. En outre, il faudrait aussi tenir compte du fait que la plupart des gens perçoivent un revenu nettement inférieur au revenu moyen. Oublions tout cela pour le moment. Le but de cet exemple est simplement d’illustrer l’idée de base. ↩