La surgénération nucléaire représentera nécessairement le socle de la production d’électricité et de chaleur vers la fin de ce siècle, et les siècles suivants, car le seul élément fissile naturel sur terre, l’uranium 235 (U235) sera devenu rare.
Par Dominique Grenêche et Michel Gay
La surgénération consiste à créer de la matière fissile, essentiellement du plutonium, en quantité supérieure à celle consommée dans le réacteur en fonctionnement en utilisant 100 (!) fois mieux l’uranium naturel (Unat) qu’aujourd’hui, et en produisant moins de déchets radioactifs à vie longue (ceux qui restent radioactifs au-delà de 500 ans). Dans un réacteur nucléaire, ce plutonium est créé par réaction nucléaire (capture d’un neutron) sur l’uranium 238 (U238) contenu dans l’uranium naturel, dans une proportion de 99,3 % (l’U235 ne constitue donc que 0,7 % de l’uranium naturel).
Une prouesse incroyable !
Pour utiliser une image, il s’agit littéralement de fabriquer dans une voiture en circulation plus de carburant que celle-ci en consomme pour permettre ensuite d’alimenter d’autres véhicules, et le tout avec moins de déchets dangereux ! Le même processus se déroule dans un réacteur à neutrons rapides (RNR) « surgénérateur ». Il fabrique littéralement plus de matière fissile (le plutonium) qu’il n’en consomme à partir de l’U238 (non fissile) contenu dans son cœur, et la partie excédentaire est disponible pour démarrer d’autres RNR, eux-mêmes surgénérateurs.
Cette prouesse est parfaitement réalisable. Elle a même été mise en œuvre à l’échelle industrielle en France et dans plusieurs pays.
Le plutonium est en effet le seul élément émettant un nombre de neutrons nettement supérieur à 2 (2,33) lorsqu’il est « cassé » (fissionné) par des neutrons rapides dans des réacteurs spécialement conçus appelés… « réacteurs à neutrons rapides » (RNR). Et il se trouve que ces 2,33 neutrons fournis par le Pu239 fissionné par des neutrons rapides sont… suffisants pour entamer une surgénération.
Ce nombre vaut seulement 1,88 et 2,07 pour l’U235 fissionné respectivement par des neutrons rapides et des neutrons lents, ce qui n’est pas suffisant. Il doit être nettement supérieur à 2 pour espérer atteindre la surgénération de matière fissile.
En effet, il faut au moins un neutron pour entretenir la réaction en chaine et un deuxième neutron pour créer un nouveau noyau fissile de Pu239 par capture dans un noyau d’U238. Une partie des neutrons issus des fissions étant inévitablement perdue par captures stériles, ou par des fuites à l’extérieur du cœur du réacteur, il faut que ce nombre soit nettement supérieur à la valeur 2.
La surgénération est donc impossible avec de l’uranium enrichi en U235,… quel que soit le taux d’enrichissement !
La France a été le leader mondial du développement des RNR jusqu’au début des années 2000 avec les réacteurs Phénix et Superphénix. Elle a perdu ce rang aujourd’hui à cause de 30 ans d’atermoiements et d’erreurs politiques, mais elle dispose encore d’une place de premier plan dans le secteur du recyclage des combustibles pour en extraire le plutonium sans lequel le déploiement de RNR surgénérateurs n’est pas envisageable.
Il convient donc de développer ce futur Graal mondial de la fin de ce siècle, et c’est même une nécessité morale pour assurer un développement durable de la production d’électricité pour les futures générations.
Des neutrons « lents » et « rapides »
Les réacteurs nucléaires dits « à neutrons lents » (RNL) de deuxième génération (REP) et troisième génération (EPR) actuellement en exploitation ont l’avantage de produire aujourd’hui l’électricité pilotable la plus décarbonée (4 grammes de CO 2 par kilowattheure (gCO2/kWh) en France et 12 gCO2/kWh dans le monde), et la moins chère, avec celle issue de l’hydraulique des barrages.
Mais les réserves de l’uranium naturel (avec ses 0,7% d’U235 fissile, ce « don de Dieu ») actuellement consommé par ces réacteurs « RNL » sont estimées à environ un siècle à peine pour le parc mondial actuel appelé à croître de 45% d’ici à 2040 (chiffres 2020 de l’Agence Internationale de l’Energie).
Il faut actuellement importer en France environ 8700 tonnes d’Unat par an pour confectionner les 1200 tonnes de combustibles dont seulement environ 50 tonnes fissionnent chaque année pour produire 70% de l’électricité en France. Donc, aujourd’hui, seulement 0,6 % de l’Unat (50/8700) extrait du sol est utilisé pour faire de l’électricité !
Or, pour améliorer radicalement ce piètre rendement, il n’existe qu’une seule voie : la surgénération réalisable uniquement avec des RNR ou, éventuellement, des réacteurs au thorium (voir annexe). Et les deux utiliseront initialement comme combustible le plutonium produit dans les RNL, pendant presque un siècle en parallèle, avant de devenir « autonomes ».
Un immense gaspillage
Cet immense gaspillage des RNL depuis une cinquantaine d’années n’est pas « durable », car ces réacteurs utilisent moins de 1% de l’uranium naturel, alors que 100% (100 fois plus !) pourraient être utilisés dans la quatrième génération de réacteurs dits « à neutrons rapides » (RNR) qui, elle, est durable. En effet, l’U238 contenu dans l’uranium dit « appauvri » issu des usines d’enrichissement de l’uranium n’est pas utilisé aujourd’hui, car il ne contient pratiquement plus d’U235 (autour de 0,25%).
Ainsi, ces « surgénérateurs » (fonctionnant avec de l’uranium ou éventuellement plus tard avec du thorium moins performant pour la surgénération) rendraient la production d’électricité nucléaire française et mondiale durable pendant des milliers d’années.
Le mot durable doit s’entendre dans la définition que lui donne l’ONU pour la première fois, en 1987, afin de définir le développement durable : « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
Un RNR surgénérateur est donc « durable » non pas uniquement parce qu’il est « durable dans le temps », mais aussi parce qu’il économise beaucoup la ressource et réduit sensiblement la production de déchets, selon la définition première de l’ONU en 1987.
Il est donc nécessaire de lancer maintenant le programme de cette nouvelle filière de « RNR » afin d’être prêt au-delà de 2050. Suite à la décision d’arrêter le projet ASTRID en janvier 2019, Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie atomique, membre de l’Académie des sciences, déclarait en septembre 2019 : « … il faut avoir une idée bien singulière de ce qu’est une filière industrielle pour penser qu’on pourra se positionner dans cette course en se contentant d’études papier qui par miracle s’incarneraient dans un objet industriel le moment venu. ».
Les États-Unis se sont tirés une balle dans le pied en 1977
Le 7 avril 1977, le Président des États-Unis Jimmy Carter, obsédé par les risques de prolifération des armes nucléaires dans le monde liés à l’énergie nucléaire civile, présente la politique américaine sur le nucléaire. Afin de « montrer l’exemple » aux autres pays, cette politique interdit le retraitement des combustibles irradiés aux États-Unis pour séparer le plutonium contenu dans ces combustibles, et pouvant être détourné pour fabriquer des bombes atomiques.
Cette décision condamne de facto le développement des RNR surgénérateurs aux États-Unis et porte ainsi un coup sévère au programme électronucléaire américain.
Au milieu des années 1990, des négociations s’engagent entre les États-Unis et la Russie pour discuter du devenir du plutonium de qualité militaire (weapon grade plutonium, ou w-pu) issu du démantèlement d’une partie des armes nucléaires que possède chaque pays (65 000 au total !). Un accord est signé en 2000 qui porte sur 34 tonnes de w-pu dans chaque pays (ce qui correspond à 8500 bombes), à recycler sous forme de combustible avec un mix plutonium–uranium (MOX) dans des réacteurs à eau pressurisés (REP).
Une usine de fabrication de combustible MOX avait donc débuté aux États-Unis en 2007 sur le site de Savannah River (MFFF = Mox Fuel Fabrication Facility). Le procédé qui devait être utilisé était celui de l’usine française Melox, vendu aux Américains par AREVA. Quatre assemblages de combustible MOX y ont été fabriqués pour être irradiés dans un réacteur américain (Catawba) entre 2005 et 2008.
Mais des scientifiques et des responsables politiques anti-plutonium opposés à ce programme qui pouvait ébranler la doctrine américaine de bannissement du plutonium, obtiennent finalement que la construction de MFFF, pourtant achevée à 70 %, soit arrêtée définitivement en 2017.
Aucun changement n’est intervenu depuis dans cette politique.
Les États-Unis ne veulent pas de plutonium considéré comme le diable. Par conséquent l’usage du plutonium reste encore interdit aujourd’hui dans ce pays… jusqu’à nouvel ordre.
Toute autre déclaration annonçant une surgénération sans plutonium n’est qu’une entourloupe. Bill Gates, comme tous les autres américains, sera donc privé de plutonium sur le sol américain et devra se contenter d’enrichir de l’uranium naturel en uranium 235 pour alimenter les réacteurs prévus par sa société Terra Power … qui ne seront donc pas surgénérateurs. Ou bien il faudra les implanter au Japon grâce à son partenariat avec Mitsubishi Heavy Industries (MHI).
Modération et surgénération
L’U235 est à consommer aujourd’hui avec modération… pour laisser aux générations à venir la possibilité d’utiliser l’U238 sans modération dans des surgénérateurs … bien au-delà de ce siècle !
Pourtant, depuis 30 ans, cette notion de gaspillage de la ressource ne semble pas choquer les responsables au sein de la filière nucléaire ni les hommes politiques, car le coût de production de l’électricité nucléaire est bas.
Jusqu’à présent, 15 RNR expérimentaux et 17 RNR électrogènes ont fonctionné dans le monde. Aujourd’hui, 3 RNR électrogènes fonctionnent et 3 sont en construction dans le monde (Russie, Inde, Chine) alors qu’environ 430 RNL sont opérationnels aujourd’hui dans le monde et une cinquantaine sont en construction.
Des stocks de plutonium civil déjà séparé existent seulement en France (45 tonnes) et au Royaume-Uni (113 tonnes), en dehors des États-Unis et de la Russie. Ils peuvent servir à initier le développement des RNR surgénérateurs. Outre ce stock de plutonium, la France, dispose de capacités industrielles de traitement-recyclage performantes et les plus importantes au monde (de très loin). Elle tirerait un grand bénéfice à engager dès maintenant un programme ambitieux de développement des RNR à une échelle industrielle, avec pour objectif un début de mise en service des premiers grands surgénérateurs électrogène vers 2050.
Cela passe par le lancement d’un démonstrateur et sa réalisation à brève échéance, ainsi que par la préparation de la chaîne du traitement des combustibles usés des futurs RNR.
Pour les autres pays, seul le traitement des combustibles usés des RNL pour en extraire le plutonium permettra le démarrage des RNR. Quelques-uns pourraient être démarrés avec de l’uranium enrichi (RNR-U235) pour pallier le manque provisoire de plutonium, mais cet artifice n’est pas suffisant pour être à la hauteur des besoins et entamer la surgénération sur le long terme.
La période de coexistence (tuilage) pour assurer la transition entre les RNL et les RNR sera au minimum de 70 ans pour acquérir le plutonium nécessaire et tendre ainsi vers un équilibre du système des RNR dans lequel il ne sera plus nécessaire d’importer de l’uranium naturel. Notre pays sera alors TOTALEMENT AUTONOME pour produire son énergie nucléaire. Mais avant de parvenir à cet équilibre, le rythme de déploiement des RNR sera limité par les capacités de traitement des combustibles et par la disponibilité du plutonium. Ce goulot d’étranglement conduira probablement à poursuivre la mise en service de RNL à la place de RNR, faute de quantités suffisantes de plutonium pour alimenter ces derniers.
Une vision stratégique de l’énergie
Le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) préconise « de ne pas différer trop au-delà de 2040 le déploiement des premiers RNR » dans la conclusion de son étude de décembre 2012 .
Les surgénérateurs constitueront la colonne vertébrale de la production d’électricité décarbonée en France dans le monde au cours du siècle prochain, et pour des siècles (et même pour des millénaires) !
À défaut de prendre conscience de cette urgence malgré les échéances lointaines, la France ne sera pas au rendez-vous du futur énergétique du monde, alors qu’elle possède encore aujourd’hui trois excellents atouts pour se lancer maintenant dans un programme volontariste de RNR surgénérateurs : Sa grande maitrise de la technologie des RNR au sodium parmi les plus étendues au monde, Son expérience unique acquise depuis plus de 30 ans sur le traitement des combustibles usés et le recyclage du plutonium, La possession sur son sol non seulement de plutonium séparé en quantité suffisante pour démarrer 4 ou 5 RNR, mais aussi son « carburant » avec un remarquable stock d’uranium appauvri (plus de 450 000 tonnes prévues en 2040 ) qui assurera la production autonome d’électricité nucléaire en France pour plusieurs milliers d’années. En doublant sa production d’électricité, la France serait encore autonome pendant plus de 4000 ans ! Cet uranium appauvri est donc un véritable trésor énergétique entreposé dans notre caisse d’épargne nationale !
Aucun pays au monde ne rassemble de tels atouts. La technologie existe et a été largement expérimentée (réacteurs et ensemble du cycle du combustible), les compétences aussi (pour le moment). Reste la volonté politique .
Annexe : Et le thorium ?
Le thorium 232 (Th-232) produit l’U-233 par capture d’un neutron (qui est l’équivalent du Pu-239 produit par l’U-238). Ce dernier présente un bon facteur de reproduction de 2,27 pour des neutrons rapides (proche de celui du plutonium qui est de 2,33) et de 2,29 pour des neutrons lents (contre seulement 2,11 pour le Pu).
La surgénération peut donc être théoriquement envisagée avec de l’U-233 dans des réacteurs à neutrons lents (RNL).
Des captures parasites
Malheureusement, dans les RNL à « eau légère » (REP) qui constituent la plupart des réacteurs actuels, il existe de nombreuses captures parasites de neutrons (éléments de structures, modérateur et surtout des produits de fission) alors qu’elles sont faibles pour des neutrons rapides, comme on l’a vu plus haut.
Cette pénalité rend pratiquement impossible la surgénération dans des RNL qui « perdent » trop de neutrons.
En revanche, la surgénération serait techniquement possible dans des réacteurs à eau lourde (type CANDU canadiens ou indiens), car l’eau lourde capture 500 fois moins les neutrons que l’eau légère. Mais cela suppose la mise en œuvre d’installations industrielles et d’un cycle du combustible entièrement nouveau, ainsi que la mise en place d’un nouveau référentiel de sécurité, alors que l’actuel s’est bâti sur plus de 40 ans d’expérience.
Il n’y a pas d’incitations assez fortes, aujourd’hui, et dans un avenir prévisible, pour se lancer dans cette aventure risquée du thorium, alors que la surgénération avec du plutonium dans des RNR est maitrisée.
La France possède tout de même déjà 8500 tonnes de Th-232 faiblement radioactif sur son sol (à comparer avec les 330.000 tonnes d’U-238). Gardons-les à toutes fins utiles. Il ne faut pas injurier l’avenir, d’autant plus que cet élément ne se dégrade quasiment pas : sa période de décroissance radioactive est de… 15 milliards d’années, ce qui laisse le temps de voir venir !
Les fausses solutions
Certains préconisent la mise au point de réacteurs au thorium alors qu’on dispose de quantités considérables d’uranium, d’autres le multirecyclage du plutonium en RNL qui revient à transmuter le plutonium en déchet, et d’autres encore d’attendre une lointaine, et peut-être chimérique, fusion nucléaire pour la production d’électricité.
Il faut se méfier des idées fausses et des diversions qui détournent l’attention des véritables solutions, dispersent les allocations financières et les talents. Elles empêchent d’avancer efficacement dans la bonne direction. La magie utilise aussi le détournement d’attention qui est une technique essentielle à la base de toute illusion… pour tromper les spectateurs.
De plus, par manque d’anticipation pour décider de construire la filière « surgénératrice », les matières stratégiques Pu239 et U238 pourraient être perdues si rien n’est fait pour montrer leur future utilité, car l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) serait alors en droit d’exiger leur classification définitive en déchets.