Par Christian Michel.
Ramenées à leur plus simple expression, toutes les philosophies politiques tranchent le même dilemme : soit la collectivité est suprême – tribale, religieuse, nationale – et puisque l’individu ne peut exister sans elle, il lui appartient, la collectivité peut exiger de lui tous les renoncements. Soit chaque personne humaine est la seule source de valeurs, la société n’étant que le champ où ces valeurs s’actualisent, et si sacrifice il y a, c’est seulement parce que des personnes ont décidé en leur âme et conscience qu’un collectif – leur famille, leur communauté, leur pays – le valait bien. C’est la position libérale. L’autre est le collectivisme .
Si les mots ont un sens, ces deux positions sont incompatibles, antagonistes.
Les références à une nation, à la démocratie, à un État, relèvent de fabrications mentales, apparues à certains moments de l’Histoire, et qui disparaîtront un jour. Ces concepts sont pratiques pour coordonner les actions humaines, tels un protocole de communication ou un règlement d’entreprise. Ils deviennent criminogènes lorsqu’ils ne sont plus placés au service des individus, mais érigés au-dessus d’eux, ainsi qu’une idole, indépendante, jalouse et sanguinaire, avide de sacrifices.
Pour un collectiviste, nation, État, démocratie, culture, tradition, religion… sont des fins en soi, bonnes par elles-mêmes. Pour un libéral, ce sont des outils. Certains, au sein d’une société, trouvent l’un ou l’autre de ces outils utile à leur épanouissement personnel. Tant mieux pour eux. D’autres les rejettent. N’est-ce pas légitime ? Pourquoi laisser un système vous pourrir la vie ?
S’il n’existe pas de valeur supérieure à l’être humain — les valeurs sont soit communes à tous, comme la propriété, soit choisies par chacun, individuellement — alors les aspirations et la vie même d’un Français, d’un Américain, d’un Chinois… sont équivalentes. Nous avons un devoir identique de solidarité envers ceux qui refusent la servitude, où qu’ils se trouvent sur la planète. Le libéralisme est un universalisme.
Ce long et théorique préambule explique ma surprise en lisant sur Contrepoints trois articles en enfilade d’un même auteur, « Hong-Kong, le-dilemme des libéraux », « Les Incohérences des États Unis face à la Chine », « Une seule Chine et le cas de Taiwan ».
Selon cet auteur, le monde devrait abandonner les Hongkongais et les Taïwanais (et les Ouighours, les Tibétains, les défenseurs des droits humains…) à la brutalité du Parti communiste chinois. Nous, qui jouissons de larges libertés, devrions détourner le regard. « Tant pis pour ces gens-là, ils n’avaient qu’à naître sous de meilleurs cieux. »
Certes, on attendait bien de l’auteur, cadre supérieur chez Huawei, quelque sympathie pour le gouvernement de Pékin, ça fait partie implicite du job description. En renfort de sa thèse, l’auteur cite Murray Rothbard et Noam Chomsky, pour une fois dans le même bain.
L’auteur avance trois raisons pour laisser les bottes de Pékin piétiner les autonomistes taïwanais
Si les Chinois voulaient vraiment être libres, ils se révolteraient
Cette première raison s’énonce comme une cruelle plaisanterie.
Et si les 25 millions de Taïwanais veulent conserver leur liberté, ils repousseront l’invasion que leur promet un voisin de 1,4 milliard d’habitants.
En fait, les Chinois se sont révoltés. Ils ont occupé en masse la place Tienanmen en mai 1989. Ils étaient des millions à défiler dans les rues de Hong Kong en 2014, puis à nouveau en 2019. Seulement il est dur de triompher d’un État policier qui use de toutes les ressources de la technologie et ne connaît aucun scrupule pour espionner en masse et massacrer au besoin sa population, et se maintenir au pouvoir.
Avant de critiquer le gouvernement d’autrui, réforme le tien
Cette deuxième raison, nous dit l’auteur prochinois, se trouve chez Rothbard. Elle traîne en fait chez les isolationnistes américains depuis le XIXe siècle.
Mais pourquoi cette hiérarchie ? On doit critiquer tous les gouvernements oppresseurs, concentrationnaires, ethnocidaires et tortionnaires. Surtout lorsqu’on est libéral, et qu’on ne tient pas vie d’un Chinois pour moins que celle d’un Français ou d’un Américain.
La troisième raison en appelle à l’ordre westphalien
C’est peut-être la plus abjecte . Westphalie a mis fin aux guerres de religion en Europe mais a couvert depuis les pires atrocités que des humains ont infligé à d’autres humains.
Puisque le Parti communiste chinois est maître « chez lui » (comme si un pays était une propriété privée), dans cette logique westphalienne, s’il veut fliquer son peuple, faire disparaître les gêneurs, éradiquer les cultures minoritaires, bâillonner les médias et museler les réseaux sociaux, et capturer dans une folie sanguinaire une province qui souhaite demeurer séparée comme elle l’est depuis plus de 120 ans, eh bien, conclut l’auteur prochinois, c’est l’affaire du Parti communiste chinois. Circulez, braves gens. Laissez les matons matraquer.
Heureusement, l’opinion publique mondiale ne détourne plus les yeux. Encore une fois, il ne s’agit pas en première instance d’intervenir militairement – les gouvernements malheureusement ne savaient faire que ça. J’ai suffisamment fulminé contre l’invasion américaine de l’Irak pour n’être pas traité de va-t-en-guerre – mais interventionniste, oui, je le suis, et concernant Taïwan, nous devons tous l’être . C’est de la simple décence.
Comment aider les bâillonnés et les opprimés en Chine ? Comment soutenir les Taïwanais ?
Il faut leur faire savoir qu’une bonne partie du monde est avec eux. Ils sont au front, mais ils doivent sentir le soutien des forces à l’arrière. Le combat de Peng Shuai , par exemple, a pris une autre dimension pour toutes les femmes chinoises depuis que la Women Tennis Association a noblement suspendu les tournois qu’elle organise en Chine, quel qu’en soit pour elle le coût financier.
Tout ce que nous pouvons inventer pour faire connaître l’action des dissidents, des militants des droits humains, pour braquer la lumière sur les exactions commises contre les Tibétains , les Ouigours , les minorités religieuses, toute cette publicité négative est bienvenue pour révéler au monde la vraie image du Parti communiste . Faire honte aux multinationales qui opèrent au Sin-Kiang n’est pas mal non plus. Bref, nous ne sommes pas dépourvus. Les opprimés doivent savoir que l’opinion publique mondiale ne les déserte pas.
Le droit des Taïwanais à vivre libres
Le but n’est pas d’inventer un nouvel État qui s’appellerait Taïwan. Il s’agit de sauver des êtres humains d’un régime qu’ils rejettent. C’est une cause simple. C’est un combat juste.
Et c’est une exigence libérale de le soutenir. En fait, un devoir pour tous les honnêtes gens qui rejettent l’autocratie. Alors voilà qui est surprenant. L’auteur prochinois convoque Murray Rothbard à l’appui de l’impérialisme du Parti communiste et de l’invasion projetée de Taïwan. Il cite une courte phrase pêchée dans un texte mineur de Rothbard, la critique d’un livre de 1962 .
Or, bien au contraire, Rothbard ne concevait « la nation que par consentement », précisément ce que la Chine refuse aux Taïwanais. Il faisait du droit de sécession un point absolument central de toute sa philosophie politique. Il l’appelait « décentralisation radicale ».
Que chaque État [des États Unis] ait le droit de faire sécession, chaque province de cet État, chaque quartier de chaque ville.
Et comme l’auteur prochinois contribue des articles au site du Mises Institute, rappelons-lui (et au Mises Institute qui l’héberge) que Ludwig von Mises était un partisan convaincu du droit de sécession.
Il s’en est fait l’avocat dans Liberalism, 1927, et dans The Omnipotent Government, 1944 :
Chaque fois que les habitants d’un territoire particulier, que ce soit un village, un district, une réunion de districts contigus, déclarent par un référendum librement organisé […] qu’ils veulent former un État indépendant, leur souhait doit être satisfait.
Le comble est que Taïwan n’a pas à faire sécession. L’île ne fait plus partie administrativement et politiquement du continent depuis 1895. La population souhaite seulement n’être pas intégrée de force à un régime communiste qu’elle exècre.
Comment protéger Taïwan ? Comment protéger le monde de l’autocratie chinoise ?
Que la Chine soit impérialiste – elle l’affirme. Elle le démontre en s’emparant de zones maritimes et d’îles qui selon les conventions internationales ne lui reviennent pas. Les dirigeants ne cessent de répéter que leur régime centralisé, directif, est plus efficace que la pagaille démocratique. Ils le propagent. Si on peut juger quelqu’un par ses fréquentations, les amis de la Chine, de Kim Jong-un à Orbán et Erdoğan , en passant par quelques satrapes africains, en disent long sur les intentions géopolitiques du Parti communiste.
C’est pourquoi il ne faut pas laisser tomber aux griffes de Pékin un pays qui fut une dictature et qui s’est libéralisé , un pays du monde confucéen, qui subit une brutale colonisation japonaise, et qui produit l’évidence aujourd’hui qu’on peut devenir prospère en devenant libre. Pour la propagande de Pékin, ce contre-modèle est intolérable. Il dément (plus encore que Hong-Kong) le discours que les valeurs libérales, démocratiques et tout ça, sont incompatibles avec la culture chinoise. Les Taïwanais sont à 95 % des Han, la même ethnie majoritaire qu’en Chine, ils parlent le même mandarin, ils ont conservé leur culture – mais ils sont libéraux à l’occidentale et ils rejettent le communisme.
La réponse du fort au fort peut entraîner un coût pour chaque partie. Si Taïwan est annexée, soit que les démocraties ne l’aient pas défendue, soit qu’elles aient plié au combat, leur échec scellera la fin des Lumières, sonnera le glas de 500 ans et plus d’affranchissement de l’être humain des mythes qui l’assujettissent, le dogmatisme religieux, la Nation, le Parti, le socialisme… Le futur sera concentrationnaire. Pour nous, la question de Taïwan est existentielle.
Pour les Chinois, elle n’est qu’affaire de gloriole. Taïwan est à la Chine ce que « la ligne bleue des Vosges » incarnait pour la France après 1870, l’humiliation de la défaite. Pendant des décennies, la diplomatie française s’acharna à réunir des alliances et initier le conflit qui permettraient de reprendre à l’Allemagne ce petit bout de territoire perdu. Belle réussite que fut la nôtre ! Elle déchaîna une guerre mondiale, qui en engendra une autre. Les Chinois veulent-ils suivre notre exemple ?
Le but des démocraties est de rendre le plus élevé possible le coût d’une invasion de Taïwan. Leur laisser croire qu’on lâchera Taiwan, puis au moment du débarquement, les menacer d’une guerre totale (« l’ambigüité stratégique » des diplomates américains). Se trouvera-t-il alors au sein du pays une caste d’oligarques, une faction de hauts fonctionnaires, une bourgeoisie paisible, excédées par l’arrogance et le culte de la personnalité du nouveau Grand Timonier pour lui faire perdre la face, le dégommer, désamorcer le conflit et préférer le bon sens et la prospérité à l’hécatombe ?
Un nouveau régime vaguement libéralisant, dans la lignée de Deng Xiaoping et Hu Jintao, fera plus pour la réunification de Taïwan que les coups de menton de Xi Jinping.
Ne nous laissons pas manipuler
Il existe des façons non violentes de projeter ses valeurs au-delà des frontières. Ça s’appelle le pouvoir financier, l’influence culturelle, le soft power. La Chine en use à fond, tantôt créant une dépendance de petits États à ses nouvelles « routes de la soie », les submergeant de dettes, tantôt implantant des Instituts Confucius dans des pays ciblés, ou une université en Hongrie, ou en harassant les organisations et les journalistes critiques de ses actions, et sans oublier, bien sûr, la propagation de fausses nouvelles .
Le Parti communiste chinois sait se servir des médias occidentaux. Comme les mercantilistes qui veulent exporter, mais pas importer, il a fermé le pays à tout ce qui n’est pas son propre discours, tant il craint la concurrence de l’information, mais il s’emploie à polluer les esprits à l’étranger. Il appartient à chacun, et surtout aux responsables des médias, d’éviter l’intox.
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