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Nord de la France. Les musulmans entre autocensure et départ à l’étranger

, par  Nadia Daki , popularité : 3%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
NJ propose cet article totalement irréaliste sous certains aspects. Mais il est indispensable de recueillir d’autres avis pour mieux mesurer la nature et l’étendue du problème. Chacun se construira son opinion.
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Soupçonnés en permanence d’islamisme radical et craignant d’être accusés d’apologie du terrorisme, une partie des Français musulmans et/ou d’origine maghrébine choisissent de se taire. D’autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects.

Une succession d’affaires, de suspicions, de polémiques ou de lois (adoptées ou en projet) conduisent un certain nombre de Français musulmans et/ou d’origine maghrébine à se demander s’ils ont bien leur place ici. Pour Mouloud1, quarantenaire né dans le nord de la France et fonctionnaire dans cette région, « nous avons été, en quelque sorte, précurseurs avec des associations musulmanes fortes portées par des musulmans engagés. C’est pourquoi les pouvoirs publics tentent depuis quelques années de les mettre à mal ». Une « attaque systémique et structurelle », assure-t-il en égrenant la liste des institutions mises en cause : « Le lycée Averroès, la radio Pastel FM, la mosquée de Villeneuve-d’Ascq. Le préfet et la région ont redoublé leurs efforts pour les empêcher d’exister. »

Ainsi, les dirigeants de la mosquée de Villeneuve-d’Ascq ont été poursuivis pour abus de confiance, avant d’être finalement relaxés mi-mars. « Le tribunal a estimé qu’il ne ressortait aucun élément de radicalisation », a déclaré le président du tribunal2.

De son côté, depuis 2017, la radio Pastel FM à Roubaix s’est vue amputer des subventions de la Région qui l’accuse de prosélytisme religieux. Pourtant, dans son arrêt rendu le 14 mars dernier, la Cour d’appel de Douai a tranché en faveur de la radio, faute d’éléments probants. Le conseil régional, présidé par Xavier Bertrand (Les Républicains) a, depuis, annoncé sa volonté de se pourvoir en cassation.

Dernier exemple local cité : le lycée Averroès. Orient XXI a exposé, en février, les conditions de l’annulation de son contrat le liant à l’État . Et Mouloud de s’interroger :

Si ce n’est pas une attaque organisée en règle contre les musulmans, de quoi s’agit-il alors ? Il y a un climat délétère pour nous, Français musulmans issus de l’immigration, et ce, depuis de nombreuses années. Cela en devient étouffant.

Il décrit l’autocensure à laquelle il s’astreint sur la guerre en Palestine. Faisant allusion à Jean-Paul Delescaut, secrétaire départemental de la CGT Nord, condamné le 18 avril à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Lille pour apologie du terrorisme3, il précise :

Ce serait suicidaire de s’exprimer publiquement sur la situation en Palestine. Quand on voit ce qu’ils sont capables de faire à un Blanc non musulman qui a osé faire un rappel historique de l’occupation illégale, imaginez ce qu’ils pourraient faire à un bronzé comme moi.

En tant que fonctionnaire, il s’interdit toute discussion sur le conflit. « Si je le fais, je dois donner une version "officielle" qui plaît, donc je m’autocensure pour ne pas me retrouver dans un charter ». Il en est convaincu : « Pour nous (arabo-musulmans), il n’y a aucune nuance possible. Si l’on s’émeut de la situation en Palestine, on nous taxe de soutenir le Hamas. Et les conséquences de mise à mort sociale, juridique et professionnelle sont immédiates ».

Racisme décomplexé et islamophobie

Alors Mouloud s’investit ailleurs. « Je participe à des manifestations et au boycott des produits venant d’Israël. J’informe mes enfants et c’est ça le plus important pour moi. Peu importe si je dois baisser la tête au boulot ». Néanmoins, pour lui, l’autocensure ne se limite pas à la question palestinienne. Il pointe un climat général qui tendrait à réduire au silence tout ce qui aurait trait à la culture arabo-musulmane. Il raconte :

De manière isolée, tout va bien. Je m’entends très bien avec mes voisins et avec tous ceux que je peux croiser dans mon quotidien. Mais sur le plan politique, la libération de la parole islamophobe est prégnante, que ce soit chez les politiques ou dans les médias. En réalité, on n’en est plus au stade de la parole, dans les actes aussi ça se ressent.

Il faut dire que dans le Nord, l’affaire du lycée Averroès a beaucoup marqué les esprits, en raison de son caractère injuste et disproportionné. Surtout lorsque la comparaison est faite avec le lycée catholique Stanislas à Paris , dont les manquements à la laïcité ont été démontrés. Cela indigne Madjid, 42 ans, conseiller en insertion professionnelle qui, comme Mouloud, tient à garder l’anonymat : « Ils ont voulu faire un exemple et mettre au pas les bougnoules. Averroès c’était un modèle qui marchait bien et ça posait problème. Pour moi, il y a un racisme totalement décomplexé dans ce genre d’attaques ».

Pour Mohamed, 63 ans, conseiller à l’emploi à Lille, cette affaire est la goutte de trop :

Je suis de culture musulmane mais je ne suis pas la meilleure âme sur le plan religieux. Quand je vois ce genre d’attaques injustes se répéter, ça me révolte. C’est ce genre d’injustice qui me pousse à prendre fait et cause pour les jeunes filles voilées, alors qu’il y a quelques années, j’avais une position radicalement différente sur la question.

La circulaire Castaner en 20194 provoque chez lui « une prise de conscience ». « Sous couvert des signes ostentatoires de religion, tout le monde a en fait compris qu’il s’agissait d’une chasse aux musulmans », tranche-t-il. Alors à « sa grande surprise », il se voit soutenir financièrement le lycée Averroès5.

Né en France, il a l’impression de suffoquer de plus en plus. « Même si je ne mets pas tous les Français dans le même sac, il y a une sorte de haro sur les Arabes et/ou les musulmans surtout dans certains médias ». Lui aussi dit éviter d’évoquer la situation palestinienne dans son milieu professionnel. Pourtant, « considérer que l’histoire ne démarre pas le 7 octobre ne veut pas dire que nous sommes avec le Hamas. Il y a, en réalité, de très grandes lacunes dans l’enseignement de l’histoire sur cette réalité du monde ». Il craint, entre autres, les clichés et la déformation de ses propos. « Si je dis réellement ce que je pense, je suis sûr de choquer certains collègues qui vont vite faire l’amalgame : "c’est un arabe, forcément il est avec les terroristes puisqu’eux-aussi, ce sont des arabes" ». Il préfère donc se taire. « Je suis dégoûté de cette situation. Jamais je n’aurais pensé être obligé de travestir ma pensée en France. Je vois déjà certains dire : "retourne dans ton bled". Mais mon bled, c’est ici ».

À 30 ans, Tarik, chercheur en sciences politiques a déjà vécu dans d’autres pays. Il ne s’est jamais senti « aussi pleinement français qu’en dehors de la France ». Cependant, il en est convaincu : « Je sais pertinemment que je ne serai jamais membre de la communauté nationale en France. J’ai grandi dans une culture à la fois arabe et très occidentale dans sa manière de vivre. Pourtant, je serai toujours un indigène, un étranger aux yeux de certains ». En cause selon lui, « une construction de l’État profondément raciste, attestée notamment par la succession de lois sur le séparatisme. J’ai beau chercher, je ne trouve pas d’éléments qui pourraient me faire penser le contraire ». Il évoque, lui aussi, un sentiment d’étouffement qu’il fait remonter aux années 2014-2015. « Depuis, il y a une accumulation. L’approche autoritaire installe un climat de suspicion généralisée à l’égard des Arabes, des personnes qui ont un patronyme et un pedigree marqués. » Pour ce jeune papa, son avenir est à Lille. « Je suis né ici, j’ai grandi ici. Mes parents ne m’ont jamais parlé arabe. Ma langue maternelle est le français. Ma vie est ici avec ses malheurs et ses bonheurs. »

La tentation de l’ailleurs

Mouloud, lui, a plus de mal à se projeter en France. « Le pays va de plus en plus mal économiquement. Quand on aura atteint un point de non-retour, on sera montrés du doigt et on sera les boucs émissaires. Il n’y a aucun voyant au vert pour nous », craint-il. Alors il envisage fortement de s’installer ailleurs. Un ailleurs de moins en moins hypothétique, mais un ailleurs contraint. « Je trouve ça dingue : nos parents ont émigré et nous l’envisageons aussi. Certes, les raisons ne sont pas les mêmes. Finalement, nous autres nés en France ne sommes-nous pas voués à être juste une parenthèse historique ? », se demande-t-il. Avec sa femme, ils font des tableaux pour évaluer leurs besoins et préparer au mieux leur départ, sans doute au Maroc. Il analyse :

Les raisons sont multifactorielles, toutefois la plus importante est l’islamophobie. On a été élevés à la méritocratie, on a travaillé et redoublé d’efforts et on a obtenu des postes importants. La désillusion est d’autant plus forte.

Il ne veut surtout pas « arnaquer ses enfants. Je ne vais pas leur servir les mêmes salades que nos parents nous ont servis ».

« La France se prive d’une partie de ses élites »

Julien Talpin, Olivier Esteves et Alice Picard ont publié fin avril, un livre au titre évocateur, La France, tu l’aimes mais tu la quittes (Éditions Seuil, Paris, 320 pages, 23 euros). Nous avons rencontré Julien Talpin, chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’université de Lille, qui nous a d’abord expliqué comment lui et ses collègues ont mené leur enquête, de 2020 à 2022.

Nous avons recueilli, compilé et analysé les réponses de mille personnes et de deux cent cinquante entretiens auprès de ceux partis récemment ainsi que d’autres ayant quitté la France il y a près d’une vingtaine d’années. Parmi les raisons évoquées, la volonté de mettre à distance les discriminations vécues en tant que musulman arrive en tête (70 % des cas). La deuxième (63 %) est de pouvoir vivre sa religion sereinement. Vient ensuite l’épanouissement professionnel.

Talpin estime que les éléments déclencheurs du départ sont l’élection présidentielle de 2022, « le rôle de certains médias comme Cnews ou la présence surmédiatisée d’Eric Zemmour ». Cela contribue à créer « une atmosphère diffuse », davantage évoquée que « les expériences directes de discrimination ».

Contrairement aux idées reçues,

les pays de destination ne sont pas majoritairement musulmans. On retrouve en premier les pays du Nord comme l’Angleterre, puis le Québec et Montréal, et enfin les Émirats arabes unis. Le départ n’est pas vécu comme une hijra [départ vers la terre d’islam]. D’ailleurs, les personnes sondées ne se définissent pas comme extrêmement religieuses.

Ceux qui partent sont le plus souvent des Français binationaux de deuxième ou troisième génération, et plus de 53 % de ceux qui ont répondu à l’enquête sont diplômés du supérieur (bac +5). Leur trajectoire est différente de celle de leurs parents, notamment du fait d’une ascension scolaire. « Ils partent souvent lorsqu’ils accèdent au marché du travail, car les progressions de carrière sont plus compliquées pour eux que pour leurs camarades de promo non musulmans ou blancs. Autrement dit, c’est d’une partie de ses élites dont la France se prive. » Beaucoup ont déjà fait des expériences à l’étranger au cours de leurs études, des stages, des années de césure, etc. Pour partir, il faut en avoir « les moyens financiers et relationnels. Il faut un emploi, un logement. Cela constitue un risque. Et puis, il y a un coût émotionnel avec une mise à distance de sa famille et de ses amis ».

La plupart des personnes qui quittent la France ont fréquenté des universités publiques. « Au fond, note Talpin, le système éducatif et social français leur a permis de s’élever socialement, mais cette focalisation constante sur l’islam et les musulmans fait qu’elles ne peuvent pas s’épanouir autant qu’elles le voudraient ». Deux choses se télescopent : la situation personnelle et la situation globale.

Les personnes enquêtées nous disent : « Il y a la situation de ma famille, de mes enfants, et c’est pour ça que je m’en vais. Non seulement on est discriminés, mais toutes les formes d’organisation de l’islam qui avaient permis des avancées, sont remises en cause ». La dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a été parfois évoquée avec au fond cette idée : on ne peut même plus s’organiser pour lutter contre les discriminations.

1Le prénom a été changé.

2Magalie Ghu, « Relaxe générale pour les responsables du Centre islamique de Villeneuve-d’Ascq », La Voix du Nord, 15 mars 2023.

3Il lui est reproché d’avoir publié, le 10 octobre 2023, sur le site internet de la CGT59 un message avec ce passage : « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi (7 octobre 2023), elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées ».

4Une circulaire du 27 novembre 2019, envoyée à l’ensemble du corps préfectoral, demandant de faire du « combat » contre « l’islamisme », non défini et contre le « communautarisme », le « nouvel axe » fort de l’action de l’État.

5Pour tenter d’assurer sa réouverture à la rentrée prochaine, le lycée a ouvert une cagnotte en ligne juste avant ramadan, espérant récolter un million d’euros. Elle comptabilise à ce jour 474 125 euros.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/magazine/nor...