Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une personne sur huit vit avec un trouble mental, en particulier de type anxieux ou dépressif. Un constat aggravé depuis 2020 et la pandémie de Covid-19. S’il existe des pathologies psychiatriques dont l’origine neurobiologique et neurodéveloppementale est bien établie, de nombreux problèmes d’ordre psychologique ou psychiatrique sont causés par des déterminants familiaux, sociaux, économiques et politiques. Ces déterminants environnementaux peuvent aussi aggraver des troubles préexistants.
Dans le monde arabe, cette proportion est encore plus élevée, avec en moyenne 29 % de dépression, en particulier chez les Tunisiens, les Irakiens, les Jordaniens et les Palestiniens interrogés par l’Arab Barometer en juillet 2020. Beaucoup moins chez les Marocains et les Algériens, avec une moyenne autour de 20 %. Sans compter que l’exposition aux images de l’actuelle guerre génocidaire contre la bande de Gaza, menée depuis le 7 octobre par l’armée israélienne, a encore eu davantage d’impacts psychologiques comme le révèle une étude en Tunisie1, notamment à travers l’accumulation de sentiments de colère et d’injustice.
Le parent pauvre des politiques de santé
Alors que les infrastructures et la prise en charge en matière de santé restent déficientes dans la région, malgré des nuances importantes, la santé mentale, comme partout ailleurs, reste le parent pauvre de la médecine. Déjà en 2012, et malgré les difficultés d’accès aux données, une étude montrait les carences en matière de législations adaptées, de lits disponibles et de spécialistes2. C’est également ce qui ressort de notre dossier, en particulier l’absence de politique globale de prises en charge, les difficultés d’accès aux traitements et les fortes disparités géographiques. Et ce en dépit des recommandations de l’OMS qui affirme que chaque dollar investi en faveur du traitement de troubles psychologiques en rapporte cinq grâce à l’amélioration de la santé et de la productivité.
Ce constat régional, dégradé par le départ continu à l’étranger des spécialistes, laisse la place au développement d’une offre qui se présente comme une alternative, qu’il s’agisse de croyances religieuses ou de techniques de développement personnel. Une tendance qui éloigne encore les patients du monde médical. Pourtant, si avec Michel Foucault, on conçoit l’évolution de la perception de la maladie mentale dans et par la société, et comment le pouvoir institutionnel du médecin, par son savoir médical, crée le « malade mental », on saisit que celui-ci reste plutôt un tabou dans le monde arabe, dans les sphères publiques comme privées. En 2020, près de la moitié des jeunes Arabes affirmaient que recourir aux soins de santé mentale était perçu négativement dans leur pays, d’après un sondage de l’Arab Youth Survey.
Cela n’a pourtant pas toujours été ainsi. De la fondation du premier bimaristan3 à Damas au début du 8e siècle, à l’intérêt pour la santé mentale d’Ibn Sina (ou Avicenne), par la classification de divers symptômes, en passant par Al-Razi (Rhazès) — dont quelques établissements psychiatriques dans le monde arabe portent le nom — et son livre Médecine spirituelle, le malade mental a depuis longtemps bénéficié d’une véritable considération dans la région.
Le miroir d’une situation politique et économique
Les causes de la genèse ou de l’aggravation de troubles mentaux ne manquent pas dans la région, et celles-ci sont en grande partie d’ordre politique. Un certain nombre de pays restent en proie à des conflits incessants (Syrie, Yémen, Irak), et à la colonisation pour le cas de la Palestine, qui traumatisent les populations de génération en génération. C’est aussi le cas au Liban et en Algérie, après les périodes de guerre civile, à défaut de politique de réconciliation adaptée. Les déplacements considérables de population, comme au Soudan, multiplient également les risques de troubles mentaux.
Face à un autoritarisme renforcé depuis les contre-révolutions qui ont suivi les révoltes arabes de 2011, les désillusions politiques, comme en Égypte ou en Tunisie, se muent en une apathie et un sentiment d’impuissance qui accroissent les troubles anxio-dépressifs, et qu’une détérioration de la situation économique ne parvient pas à traiter convenablement. En Égypte, la « dépression » de la livre, passée de 8 à 50 EGP pour 1 euro en quinze ans, est tout aussi « folle », et exerce un facteur de stress supplémentaire sur la population. Sans évoquer la croissance démographique et l’urbanisation galopante qui accentuent la pression sur les infrastructures de santé existantes. Si l’individualisation reste sans doute moins marquée dans la région qu’ailleurs, grâce à l’ancrage de structures familiales et solidaires, l’usage massif des réseaux sociaux dans tous les pays arabes participe à la virtualisation du monde et des comportements, et pose mécaniquement un risque sur la santé mentale. La place des femmes dans la société est également un facteur fragilisant, en particulier du fait du système patriarcal dominant, comme le développait la psychiatre Nawal Al-Saadawi, qui avait déclaré dans un entretien que « l’Égyptienne de base est l’esclave des hommes, l’esclave de la société, de la religion et du système politico-financier qui nous écrase tous. »4
Cette détresse peut se traduire par une augmentation du nombre de comportements suicidaires, comme en Irak où le taux de suicide a doublé en cinq ans, surtout en raison de troubles psychologiques. La consommation de psychotropes est elle aussi en essor, comme en Tunisie, avec une difficulté à contrôler la durée et la quantité des prises, ce qui peut constituer un risque en soi. Dans un contexte politique aussi agité, la prise en charge des troubles psychiatriques doit pouvoir allier des traitements cliniques individuels avec des politiques globales qui reconnaissent et ciblent les déterminants sociaux et politiques collectifs de ces manifestations individuelles.
Point aveugle médiatique
C’est parce que ce constat semble toujours vif que le réseau des Médias indépendants sur le monde arabe a décidé de consacrer un dossier à la thématique de la santé mentale, mais aussi parce que les difficultés d’accès aux données et son traitement médiatique, trop pauvre en regard de son importance politique et sociale, y incitaient. Dans son article « La santé mentale de l’Irak en chute libre » pour Assafir Al-Arabi, Mizar Kemal rappelle que les dépenses consacrées à la santé mentale en Irak ne dépassent pas 2 % du budget de la santé. Il n’y a que trois hôpitaux psychiatriques pour 43 millions d’habitants. Dans un pays qui a vécu quatre guerres majeures durant les quatre dernières décennies, et entre elles un embargo et des guerres civiles (dont celle de 2006 et 2007 qui a pris une dimension confessionnelle), les impacts psychologiques sont désastreux. Avec pour conséquences une augmentation du nombre de suicides et de la consommation de psychotropes (méthamphétamine et captagon). « La stigmatisation et la négligence délibérée de la santé mentale, par l’État comme par la société, ont fortement contribué à la persistance de la pénurie de personnel médical spécialisé dans la santé mentale », renforçant de fait l’exercice de pratiques alternatives par les « cheikhs ». Dans leur article « La prise en charge de la santé mentale en Algérie » pour Babelmed, Ghada Hamrouche et Ghania Khelifi reviennent, malgré le peu de données disponibles, sur la détérioration du secteur en Algérie. Il s’agit d’une population « qui a été prise en étau entre deux événements traumatiques majeurs, la guerre de libération d’une part, et la guerre civile d’autre part ». Malgré un nombre de spécialistes et de structures de soin « acceptable », des manquements en termes de prise en charge, d’accès aux traitements et de disparités régionales sont pointés du doigt. Une approche pluridisciplinaire montre qu’« il est impératif de promouvoir les psychothérapies et de créer des structures facilitant la transition post cure des patients, au plus près de leur environnement quotidien ». D’autant que la maladie mentale est encore traitée avec des amulettes, des incantations, et autres plans alternatifs qui représentent un véritable système lucratif. Dans son article « Troubles anxio-dépressifs. Les Tunisiens à bout de souffle » pour Nawaat, Rihab Boukhayatia souligne l’augmentation significative du phénomène dans le pays. En termes de mal-être, la Tunisie occuperait la 115e place sur 143, selon un classement de plusieurs indicateurs, dont le sentiment de liberté, l’absence de corruption, le niveau de revenu et de soutien social. La journaliste revient également sur l’influence néfaste des réseaux sociaux et le développement de l’industrie du bonheur. Par ailleurs, elle évoque l’évolution de l’usage des drogues depuis 2013, « comme une forme d’automédication », ainsi que la consommation d’anxiolytiques, en particulier chez les adolescentes. Or là aussi, même si la consultation de spécialistes pour des troubles de l’humeur se développe, la stigmatisation et les non-dits demeurent. Dans son article « La lutte pour les soins de santé mentale dans un contexte de crises multiples au Liban », pour Mashallah News, Layla Yammine s’attache à montrer l’impact de la pauvreté, qui a plus que triplé en dix ans selon la Banque mondiale, sur les troubles mentaux et leur prise en charge. Son coût, dans un système médical majoritairement privatisé, ne permet pas à tous d’y accéder. Malgré la mise en place de stratégies nationales pour moderniser le secteur, celles-ci pâtissent de réductions budgétaires, « en 2020, seulement 5 % des dépenses gouvernementales totales de santé étaient allouées à la santé mentale ». Départ des spécialistes, automédication, stigmatisation et tabou se conjuguent avec des événements traumatiques. Après l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, c’est dorénavant la guerre israélienne à Gaza, et ses répercussions au Sud-Liban, qui renforcent les sentiments de peur, d’angoisse et d’anxiété au sein de la population. Pour Orient XXI, dans son papier « Maroc. Les patients psychiatriques, proie facile des charlatans », Mohammed Al-Nejjari rappelle que près de la moitié des Marocains souffriraient de troubles psychologiques. Le manque de politiques publiques, de capacités d’accueil et de prises en charge adaptées ne permettent pas de faire face à cet enjeu, d’autant « qu’il y a moins d’un spécialiste pour 100 000 habitants ». La faiblesse de l’offre de soin donne lieu à corruption et népotisme, et de nombreux patients se tournent vers des pratiques alternatives, très lucratives. En premier lieu desquelles la visite de sanctuaires, dont le mausolée de Bouya Omar surnommé « Guantanamo » fermé en 2015, et la ruqya. Quand ce n’est pas l’emprisonnement. En l’absence de campagnes de sensibilisation, de nombreuses personnes se retrouvent abusées et font l’objet de chantages, notamment sexuels, qui accroissent leur détresse mentale et augmentent le risque de comportements suicidaires. Mahmoud Bashir, dans son article pour Mada Masr, met en évidence les problèmes de santé mentale dans la bande de Gaza largement aggravés par la guerre actuelle, en plus des manques de biens de première nécessité (eau, nourriture, abris, médicaments). Il analyse également les destructions massives sur les infrastructures de santé, alors même qu’avant le 7 octobre la faible prise en charge et l’absence d’un environnement favorable au traitement psychologique limitaient déjà les soins. Dans son article pour 7iber, Abeer Juan insiste sur le rôle et la place dominante des médicaments dans les traitements psychiatriques, au détriment d’autres approches thérapeutiques. Et ce pour « plusieurs raisons structurelles, liées au manque de personnel médical spécialisé, au manque de financement public, au poids des tâches administratives et au manque de considération générale pour la santé mentale ». Les déterminants politiques, économiques et sociaux sont négligés. Avec une estimation de 20 % de Jordaniens souffrant de dépression et d’anxiété, ces autres approches ne sont pas toujours disponibles dans le secteur public, et sont évidemment coûteuses dans le secteur privé. Enfin, la prise en charge de la santé mentale étant éminemment politique, elle est par conséquent collective. Comme le développe Hamza Hamouchene dans son texte « Fanon ou la psychologie de l’oppression et de la libération », l’engagement du psychiatre martiniquais pour la transformation sociale allait de pair avec la libération psychologique des individus :
Cette psychologie de la libération donne la priorité à l’autonomisation des opprimés par le biais d’activités sociales organisées, dans le but de restaurer les histoires individuelles et collectives qui ont été perturbées et entravées par l’oppression et le colonialisme.
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Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe . Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi , BabelMed , Mada Masr , Maghreb Émergent , Mashallah News , Nawaat , 7iber et Orient XXI.
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1Samir Samaâli, « Gaza à l’écran : impact psycho-traumatique de la couverture médiatique de la guerre sur les Tunisiens », Nawaat, 14 décembre 2023.
2« Mental health services in the Arab world », Ahmed Okasha, Elie Karam, Tarek Okasha, World Psychiatry, février 2012, 11(1) : 52–54.
3NDLR. Mot d’origine persane qui signifie « hôpital ». Il désignait dans les premiers siècles des Omeyyades un établissement charitable musulman. Aujourd’hui, le mot morestan désigne dans plusieurs dialectes arabes l’hôpital psychiatrique.
4Isabelle Mourgere, « Nawal al-Saadawi, une vie de lutte pour l’émancipation des Égyptiennes », TV5 monde, 22 mars 2021