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Maroc. Le cri de résistance des cheikhat

, par  Eva Sauphie , popularité : 3%
Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
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Dans Everybody Loves Touda, en salles le 18 décembre, Nabil Ayouch s’intéresse à une chanteuse d’aïta en quête d’émancipation. Mais en quittant la campagne pour la ville et ses cabarets fiévreux, elle est bientôt réduite à un objet de convoitise, malgré l’admiration que suscite sa voix. L’occasion de revenir sur le statut ambivalent des cheikhat au Maroc.

Touda, l’héroïne du réalisateur marocain Nabil Ayouch, chante la résistance et l’amour dans les petits bars de son village pour gagner sa vie. Illettrée, elle rêve d’inscrire son fils, sourd et muet, dans une école spécialisée. C’est en Casablanca que cette mère célibataire fonde tous ses espoirs d’élévation sociale et financière. Là-bas, elle pourra offrir une éducation à son enfant et devenir une cheikha, une interprète de l’aïta (cri, en arabe), ce chant traditionnel marocain hérité de la poésie révolutionnaire rurale.

Mais en quittant la campagne pour la ville et ses cabarets populaires, Touda est bientôt réduite à un corps bien plus qu’à une voix. En attendant de monter sur scène, elle retient les clients pour les faire consommer. Et discute avec eux, une chicha à la main, une bière coupée à l’eau dans l’autre pour tenir toute la nuit. Quand vient son tour de chanter, la ferveur de sa voix et ses déhanchés ne manquent pas de captiver l’attention d’une clientèle suffisamment enivrée pour lui glisser des billets dans le corsage. Objet de curiosité, de convoitise et de fascination, elle est tout cela à la fois.

Un statut ambivalent qui ne relève pas uniquement de la fiction. « Ces femmes sont autant idolâtrées que méprisées, soutient Widad Mjama, pionnière du rap au Maroc et moitié du duo aïta mon amour qu’elle forme avec Khalil Epi :

On ne les juge pas en tant qu’artistes, mais en tant que femmes. Car le corps des femmes appartient à tout le monde dans l’espace public. Cela ne vaut pas que pour le Maroc, c’est le propre des sociétés patriarcales

Un chant poétique et politique

Traditionnellement pourtant, les cheikhat, de cheikh au masculin qui signifie « maître, érudit », sont des figures respectées. À ses débuts, l’aïta est une poésie écrite sans mise en musique, portée par les hommes et transmise de village en village. Proches du conte, ces poèmes comportent en général un fait historique, des personnages et un lieu. S’il est difficile de dater l’apparition du genre, on peut l’estimer entre l’époque précoloniale et le protectorat français , où les textes se font particulièrement cinglants à l’encontre de l’occupant.

« À l’origine, il s’agissait principalement de chants de résistance contre les dénommés caïds, pachas et gouverneurs locaux », précise l’acteur culturel marocain Brahim El Mazned, coordinateur de l’anthologie Chikhates et Chioukhs de l’aïta (Atlas Azawan, 2017).

Dès le XIXe siècle, la tradition se féminise avec Kharboucha, une chanteuse issue de la tribu des Oulad Zayd Osire, de la région de Safi. Cette pionnière ose élever sa voix contre le pouvoir central et les injustices sociales en ciblant principalement un caïd local, Aïssa Tamri Ben Omar, à l’origine de l’extermination de son village. Dans les souks et les fêtes, elle l’attaque et le caricature au moyen de son art devant une foule en liesse. Mais ses textes parviennent aux oreilles de l’intéressé, qui lui ordonne de chanter devant lui. Fière et combative, Hada El Ghiatia, de son vrai nom, interprète l’une de ses chansons les plus véhémentes. La légende raconte que, furieux, le caïd la tortura et l’emmura vivante. « On ne sait pas si c’est un mythe ou non, mais, à partir de là, Kharboucha est devenue une légende et une figure de la résistance », observe Widad Mjama. Avec elle, une musique naît et s’accorde au féminin. Cheikha Rimitti, Fatna Bent Lhoussine, Khadija El Bidaouia...

D’autres artistes lui emboîtent le pas et deviennent des cheffes de troupes, ou sont accompagnées d’hommes aux instruments. « Ces femmes n’ont ni fait d’études ni le conservatoire, mais elles ont dès le début parlé de leurs droits à travers l’art », expose Soumaya Laghiti, dit Stanger Soum, DJ et productrice marocaine qui se plaît à mêler électro et aïta traditionnelle. « Avec le regard d’aujourd’hui, on dirait d’elles qu’elles sont féministes », poursuit-elle. « L’amante est enceinte et alitée. Toi qui pars, toi qui l’aimes, va plutôt au marché ! Amène la viande, les pruneaux, les figues. La saveur de la viande grillée (...) », chante par exemple Aïda — une cheikha qui a fait carrière dans les années 1950 — qui renverse ainsi les injonctions de genres [[À voir dans le film documentaire Le Blues des Chikhates d’Ali Essafi sorti en 2004..

Un regard colonial

Quand la pratique de l’aïta s’installe en milieu périurbain et urbain au courant du XXe siècle, elle se vide peu à peu de sa substance poétique et politique. Une métamorphose qui tend à écorner l’image de ses premières ambassadrices. Certaines artistes semi-professionnelles continuent de chanter l’opposition dans des lieux confidentiels. D’autres, plus installées, intègrent les milieux bourgeois et se montrent plus consensuelles. Mais Brahim El Mazned pointe :

Il ne faut pas oublier que beaucoup d’entre elles chantent pour des raisons économiques. Si l’élite politique et économique a fait appel à ces femmes pour le plaisir des oreilles, elle agissait aussi en mécène pour qu’elles chantent à la gloire des gouverneurs locaux.

Les chants s’accompagnent de danses festives, et le mouvement devient bientôt un divertissement à caractère licencieux. Brahim El Mazned poursuit :

Les cheikhat ont commencé à écrire sur l’alcool, la séduction, l’amour... Elles ont le verbe assez libre, ce qui fascine autant que révulse. Le milieu de la nuit, l’alcool, la danse... c’est un trio qui peut dégénérer. La frontière entre ce type de spectacle et la prostitution est ténue aux yeux de la société.

Mais difficile pour les cheikhat de se libérer de cette image de femmes aux mœurs légères qui leur colle à la peau. Soumaya Laghiti observe :

C’est pendant l’occupation française que cette réputation leur a été accolée. Ces femmes étaient utilisées comme un moyen de divertissement par les colons armés. Or, les normes des Français n’étaient pas les mêmes que les nôtres. À ce moment-là, les regards ont changé sur le métier, qui est passé d’un art à quelque chose qui relève de la perversion.

C’est notamment dans le quartier Bousbir de Casablanca que les colons ont construit des ensembles réservés aux travailleurs et travailleuses du sexe et à toute forme de divertissement. « Ces quartiers comportaient des souks, des motels, des bordels militaires […]. Depuis, la confusion est faite entre les cheikhat et les prostituées », décortique Jamal Ouazzani, créateur du podcast Jins, dans son livre Amour (Éditions Le Duc, 2024).

« Une partie de l’ADN culturel marocain »

Malgré le regard équivoque que la société porte sur elles, les cheikhat connaissent leur âge d’or dans les années 1980-1990 grâce à l’avènement des enregistrements sur cassettes audio. Si le mouvement s’essouffle à l’aube des années 2000 avec l’arrivée de la pop, son héritage n’a cessé d’infuser la culture marocaine. « On a tous grandi avec cette musique de célébration dans les mariages, les fêtes... La musique des cheikhat a donné naissance au chaâbi et fait partie de l’ADN culturel marocain », martèle Widad Mjama. Cette dernière a mené tout un travail de récolte auprès des Chioukhs pour se réapproprier le répertoire à l’aide d’outils contemporains. Car, comme toute tradition orale, l’aïta traditionnelle est menacée. Ses premières interprètes étant toutes mortes, il appartient à la nouvelle génération de conserver cet art en voie de disparition. Stranger Soum observe :

Les chercheurs, chanteurs et cinéastes s’intéressent de près à ce mouvement pour le documenter et le préserver, comme cela a été le cas avec la musique gnaoua et les mâalems. Aujourd’hui, c’est au tour de ces femmes d’être honorées dignement.

C’est d’ailleurs dans cette optique que Nabil Ayouch a fait campagne pour représenter le Maroc aux Oscars avec Everybody Loves Touda. Le cinéaste, qui avait plutôt coutume de déranger le pouvoir en place en voyant ses films censurés ou soumis à une interdiction aux moins de 16 ans (Much Loved en 2015 et Razzia en 2018), a éludé la dimension politique du mouvement pour mieux se concentrer sur sa dimension artistique. Une façon, sans doute, de mettre toutes les chances de son côté pour convaincre le royaume de faire rayonner ce patrimoine musical local à l’échelle internationale, et de redonner toute la place que les cheikhat méritent dans l’histoire de la musique.

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Everybody Loves Touda

Réalisé par Nabil Ayouch

Avec Nisrin Erradi, Joud Chamihy, Jalila Talemsi, El Moustafa Boutankite

1h42

18 décembre 2024

Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...