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Liban. Les sciences sociales, miroir de la fragmentation de la société

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Cet article provient d'une source externe à NJ sans autorisation mais à titre d'information.
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Un miroir libanais des sciences sociales propose des regards croisés sur les disciplines et les chercheur·euses, leurs pratiques et leurs défis, et questionne la capacité de la communauté scientifique nationale à actualiser la vocation critique des savoirs. Ce faisant, le monde de la recherche en sciences sociales s’avère un poste d’observation privilégié de l’évolution sociétale du Liban contemporain.

Les élections législatives du 15 mai 2022 ont vu l’arrivée inattendue de treize députés issus du mouvement de contestation, mais aussi une fragmentation de la classe politique traditionnelle que ne doit pas masquer la polarisation entre Forces libanaises et Hezbollah . Ces résultats traduisent une fatigue extrême de la société libanaise, mais permettent aussi de comprendre des transformations sociales moins visibles et peu étudiées.

Il est d’autant plus intéressant d’interroger les sciences sociales produites au Liban qu’on sait combien la réalité de ce pays est masquée par une masse de stéréotypes. Quelle connaissance de la société libanaise y est-elle produite — et enseignée ? Dans quel cadre et dans quelles conditions, dans quelle mesure cette production de connaissances peut-elle éclairer les acteurs, économiques et politiques, publics et privés ?

Un miroir libanais des sciences sociales ne tente pas tant de répondre à cette dernière question que d’éclairer les conditions de production d’un savoir en sciences sociales et leurs limites. Il nous offre un panorama certes partiel, mais aussi passionnant que révélateur des difficultés de structuration d’un « champ des sciences sociales », en miroir de la fragmentation et de l’extraversion de la société libanaise. À travers une diversité de contributions rédigées par des auteurs français et libanais, en français (majoritairement), en arabe et en anglais, sont présentés quelques champs disciplinaires : sciences politiques, études urbaines, anthropologie, sociologie, ou la place des sciences sociales dans la formation (en sciences de l’information, ou en études islamiques), mais aussi, dans les revues savantes ou intellectuelles, la relation entre savoirs pratiques et savoirs théoriques, ainsi que le poids du marché de l’expertise et de l’agenda du développement imposé par les organisations internationales.

L’héritage dilapidé de l’ère Chehab

L’université américaine (AUB) fondée en 1866, puis l’université Saint-Joseph (USJ) jésuite et francophone fondée dix ans plus tard avaient introduit un enseignement de sociologie dès le début du XXe siècle. Il était toutefois resté marginal. La création de l’Université libanaise (UL), et en son sein, de l’Institut de sciences sociales (ISS), dans le contexte du projet de réforme et de modernisation des institutions impulsé par le général Fouad Chehab (1958-1962), ont représenté un moment fort d’ouverture de l’enseignement supérieur et une tentative d’associer la formation de professionnels du service public à un développement de la recherche. L’ISS sera pendant dix ans un lieu de formation, de réflexion et de production intellectuelle dynamique où seront enseignées, à côté des différentes branches de la sociologie, la démographie, l’anthropologie, la philosophie.

La guerre civile (1975-1990), la division de l’UL en branches régionales vite gangrenées par les logiques confessionnelles, puis les dérives de l’ère Hariri ont malheureusement porté des coups mortels à ces avancées. La production en sciences sociales est désormais portée de plus en plus par des structures privées, inscrites sur un marché de l’expertise où l’anglais est la langue de travail dominante.

Ainsi du « milieu savant » des sciences politiques, éclaté, peu valorisé et très dépendant du droit, alors même qu’il a été fortement en prise avec les débats politiques dès les années 1950 : Myriam Catusse, Samer Ghamroun et Jamil Mouawad, eux-mêmes issus de trois institutions différentes1 remarquent que c’est en dehors de l’arène strictement académique que se sont développées des institutions de recherche tournées vers l’action publique, en réponse à une demande d’expertise politique. Une diversité de petites structures a émergé après la guerre civile, oscillant entre consultance et production militante, dont le Lebanese Center for Policy Studies est le plus connu. Des chercheur·ses issus des sciences politiques affichent aussi leurs travaux sous l’étiquette plus large des sciences sociales, comme ceux de l’équipe du Center for Social Sciences Research and Action.

La sociologie, discipline centrale des sciences sociales, a eu son heure de gloire. Mais l’héritage des années Chehab a été largement dilapidé, et l’ISS, dont Hala Awada retrace l’histoire, souffre de toutes les tares : clientélisme, soumission au politique, logiques communautaires, baisse dramatique du niveau de l’enseignement, favorisé par la massification des effectifs et le manque de moyens qui en a mécaniquement découlé. L’introduction du doctorat en 1983, en pleine guerre civile, au moment où le centre de recherche de l’institut éclate à son tour, où les bibliothèques sont pillées ou inaccessibles, ne pouvait avoir que des effets contre-productifs. Ali Moussaoui fait une critique acerbe du fonctionnement des jurys de thèse, du manque de professionnalisme et de l’absence d’éthique de beaucoup de leurs membres. Mais on peut aussi souligner l’entre-soi dramatique que révèlent ces jurys dont les membres sont tous, sauf exception, issus de l’UL. Les titres universitaires n’ont plus qu’une fausse valeur symbolique. La recherche ne survit qu’en mode expertise, sur des thématiques soumises aux normes d’organisations internationales déconnectées du terrain. Enfin, les relations avec les autres universités — AUB, Université libano-américaine (LAU), USJ — sont inexistantes, en grande partie du fait du fossé linguistique. Après une époque dominée par les travaux sur la guerre civile et ses effets, les problèmes de développement ont pris le dessus, tandis que les travaux sur des questions classiques de sociologie comme l’emploi, le travail ou l’école sont rarissimes.

Un accès difficile aux informations de terrain

Il est vrai que l’absence de données chiffrées sérieuses sur la population, le marché du travail, l’éducation ou la santé, rend le travail d’enquête particulièrement ardu. Le triple tabou du pseudo équilibre confessionnel, de la présence palestinienne, et d’une population étrangère où se côtoient travailleurs de toutes origines, et plus récemment, réfugiés en provenance de Syrie, mais aussi d’Irak et de toute la région, interdit de produire les informations qui permettraient une connaissance de la réalité sociologique et démographique du pays, condition de la mise en œuvre de véritables politiques publiques. Éric Verdeil et ses collègues relevaient déjà en 2006 « l’extrême incertitude des chiffres »2.

L’anthropologie pourrait représenter un apport précieux pour éclairer les comportements sociaux. L’anthropologie occupe une position marginale, discipline mineure associée à la sociologie à l’UL, aux social and behavioural sciences à l’AUB, jouissant apparemment d’un peu plus de considération à l’USJ. Zina Sawaf évoque pourtant quelques auteurs ayant produit des travaux devenus des classiques pour la connaissance de la société rurale libanaise, sur les sociabilités villageoises, les structures familiales, les pratiques religieuses.

Cloisonnement universitaire

L’anthropologie irrigue pourtant un certain nombre de travaux de sciences politiques, plutôt anglophones. Mais les rapports à l’école, à la culture ou au travail (en particulier dans l’agriculture) seraient utilement éclairés par une approche associant méthodes de la sociologie et de l’anthropologie. Le remarquable travail de Michele Scala sur « le clientélisme au travail » offre une piste en ce sens3.

Le cloisonnement universitaire apparaît de façon caricaturale dans le cas de l’Université islamique (chiite) qui jouit pourtant d’un certain prestige. Ali Kassem met en lumière ce qui ressemble à un enfermement communautaire : les sciences sociales semblent en effet avoir pour principale fonction d’opposer pensée musulmane et pensée « occidentale » et de montrer simplement que la première apporte des réponses plus adaptées au monde musulman que la seconde. L’enseignement doctrinal exclut d’ailleurs toute perspective historique et toute réflexion sur la place de l’islam et des communautés musulmanes dans la société libanaise. Il serait intéressant de vérifier si toutes les universités islamiques (y compris sunnites) sont ainsi fermées sur leur environnement, mais aussi de comparer leurs formations avec celles de quelques facultés chrétiennes : si l’USJ a une ancienne tradition de réflexion islamo-chrétienne, ce n’est pas par le cas de l’Université du Saint-Esprit Kaslik (USEK), à l’origine faculté de théologie maronite, devenue officiellement une université dans les années 1960.

Les études urbaines offrent un exemple unique d’une coopération entre universitaires de différentes origines et entre professionnels et universitaires. Les débats sur la reconstruction de Beyrouth au lendemain de la guerre civile ont eu un rôle de catalyseur de la réflexion sur la ville. Éric Verdeil souligne l’importance de la coopération française, tant en matière opérationnelle qu’en matière de recherche. Le Centre d’études et de recherche sur le Moyen-Orient contemporain (Cermoc) a accueilli dans les années 1990 un vivier de jeunes chercheurs libanais, souvent des ingénieurs ou architectes, complétant leur formation par une thèse inscrite en science politique ou en géographie. Certain·es d’entre eux ont ensuite été recruté·es à l’Université américaine, alors que la mobilisation des institutions françaises se réduisait.

La production d’études sur la ville, il est vrai très centrée sur Beyrouth, intègre aujourd’hui résolument les dimensions sociale, économique et politique de la question urbaine. Les destructions entraînées par l’explosion du port ont plus que jamais stimulé des travaux mobilisant une pratique à la fois savante et engagée dans la cité et les débats de politique publique, associant un grand nombre d’acteurs impliqués. C’est peut-être le seul cas où l’on peut parler d’un véritable champ intellectuel et professionnel de l’urbanisme, où les barrières institutionnelles et même linguistiques semblent surmontées.

L’enjeu de la langue de travail

Si la production et les débats se font dans les trois langues, l’anglais y est de plus en plus dominant, du fait tant de la position centrale de l’AUB et de son Laboratoire d’études urbaines (Urban Lab), que du poids de l’aide internationale. Ce qui ressort avant tout de l’ouvrage, outre la fragmentation et le cloisonnement des institutions d’enseignement supérieur, et plus encore de recherche, c’est en effet l’enjeu déterminant de la langue de travail. Jusqu’à la guerre civile, le français dominait dans l’enseignement — à l’exception de l’Université américaine. La montée en puissance de l’UL, seule université publique, subdivisée depuis 1976 en sections régionales, et surtout la mobilisation étudiante, ont permis une arabisation progressive de l’enseignement en lettres et sciences humaines et sociales. Mais la multiplication des universités et des centres de recherche et de consultations privés ont entrainé un usage croissant de l’anglais.

Les années 1970 avaient été un moment de floraison des revues en arabe, plus généralistes que disciplinaires, qui ont alimenté de riches débats pendant et après la guerre civile — même si Candice Raymond relève que ceux-ci restaient cantonnés à des cercles restreints d’intellectuels s’inscrivant dans la mouvance nationaliste arabe de gauche. En revanche, aucune revue universitaire spécialisée n’a jamais réussi à sortir d’une confidentialité très locale, cantonnée à l’établissement qui l’éditait, constat révélateur de l’absence d’un milieu qui aurait dépassé le morcellement universitaire et a fortiori les frontières linguistiques.

Si tous les établissements universitaires s’efforcent aujourd’hui d’imposer les normes de publications en usage dans les universités étrangères, les pratiques sont très variables. Lorsque les universités anglophones insérées dans des réseaux américains ne reconnaissent que les publications en anglais pour la gestion des carrières enseignantes, si possible dans des revues internationales, ils assument une déconnexion dramatique des travaux de leurs enseignants d’avec les débats locaux. L’effort de la revue de sociologie en langue arabe Idafat, largement portée par un enseignant de l’AUB, a de fait une portée limitée, quand de nombreux universitaires préfèrent publier dans les revues généralistes, là où se font les débats et les échanges avec leurs collègues et plus largement, le monde intellectuel.

Aux facteurs internes de fragmentation s’ajoutent ainsi des facteurs centrifuges de soumission à des normes venues d’ailleurs, à l’image du drame libanais : la dépendance à l’égard des acteurs politiques régionaux ou des bailleurs occidentaux contribue à durcir les divisions internes et à favoriser au mieux l’inertie, au pire la déliquescence des responsabilités politiques.

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Myriam Catusse, Sari Hanafi, Candice Raymond

Un miroir libanais des sciences sociales : acteurs, pratiques et disciplines

Diacritiques Éditions

Coll. Sciences humaines et sociales

18 novembre 2021

361 pages

24 €

1L’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), l’AUB et une structure de recherche-action indépendante, la Mufakkira Qanuniyy.

2Atlas du Liban, Territoires et société, Ifpo, CNRS Liban, 2007.

3Michele Scala, Le clientélisme au travail, Une sociologie de l’arrangement et du conflit dans le Liban contemporain (2012-2017), Université d’Aix Marseille, 2020.

Voir en ligne : https://orientxxi.info/lu-vu-entend...