L’opinion publique s’est davantage émue des destructions commises par les barbares de l’Etat islamique dans les musées et sur les sites archéologiques du nord de l’Irak que de l’enlèvement de 220 Chrétiens syriens par ces fanatiques. Les deux événements font référence aux Assyriens. Mais l’identité du mot est trompeuse. Les Assyriens d’aujourd’hui sont des Chrétiens d’Orient, les héritiers d’un schisme du Ve siècle devenue une hérésie à partir de la définition de la nature du Christ au concile d’Ephèse. Au sens strict, l’église assyrienne est indépendante contrairement à sa soeur chaldéenne ralliée à la papauté catholique. De manière plus diffuse, les Assyriens forment des communautés possédant une culture propre avec notamment la langue araméenne, celle de Christ, et la foi chrétienne. Leur histoire est celle d’une longue persécution depuis la conquête arabe et musulmane à laquelle une autre minorité, celle des Kurdes a souvent prêté la main. 70% des Assyriens de l’Empire Ottoman auraient ainsi été massacrés en 1915-1916 dans le même temps que les Arméniens au cours d’un génocide méconnu qui aurait tué 750 000 personnes ( Sayfo). La relative indifférence de l’Occident à leurs souffrances actuelles tient sans doute d’une part à la banalisation des atrocités commises par les islamistes, mais d’autre part aussi à la peur panique des dirigeants occidentaux de paraître défendre particulièrement des Chrétiens contre des Musulmans dans un mélange explosif de croisade et de colonisation. Il y a des moments où la culpabilité excessive et la repentance hypocrite se font les complices de crimes bien réels et actuels. Les Kurdes et les Yézidis, oui, mais les Chrétiens, attention !
C’est pourquoi, l’ampleur de la réaction au saccage iconoclaste des statues assyriennes a été beaucoup plus forte. Ces Assyriens-là, dont le comportement n’était guère humaniste, ont beau avoir disparu depuis des millénaires, il est politiquement correct et sans danger de se scandaliser de l’atteinte à leurs vestiges et à leur souvenir. Il y a dans cette attitude une certaine logique : la communauté des vivants assyriens continuera à transmettre ses traditions de l’Amérique à l’Australie en passant par l’Europe, là où la diaspora a trouvé refuge. En revanche, la destruction d’un patrimoine millénaire est définitive et paraît une stupide atteinte à l’Humanité, d’abord chez le coupable qui lui fait honte par sa bêtise, et dans le trésor de l’héritage humain, amoindri sans la moindre raison. Sous les condamnations officielles, pourront se dissimuler quelques idées plus perfides. D’abord, la plupart des statues détruites n’étaient que des copies. Ensuite, voilà une excellente raison pour les grands musées occidentaux de ne pas restituer leurs collections aux pays d’origine. Ces crétins de djihadistes ont brisé de magnifiques « taureaux ailés ». Ils ne toucheront pas à ceux de Paris ou aux lions de Berlin. Enfin, il est probable que le trafic des oeuvres d’art volées dans les musées du territoire soumis au « califat », qui a grand besoin de ressources, « sauve » un certain nombre d’objets.
Ces deux événements rattachés à une identité assyrienne ambiguë rappellent une fois encore l’importance de cette notion d’identité. Ceux qui s’offusquaient naguère de l’emploi du mot pour désigner l’une des missions d’un ministère devraient y réfléchir. Il y a une curieuse convergence du multiculturalisme militant et du salafisme combattant dans une sorte d’appel du néant. Le fanatique musulman qui réduit la religion, son histoire, sa culture à un message et à son auteur, dont on peut douter qu’ils puissent toucher un esprit éclairé d’aujourd’hui, veut anéantir les identités étrangères, pour leur substituer la soumission à un dieu qu’on ne peut représenter et qui oblige l’obéissance à un certain nombre de règles et de contraintes irrationnelles. L’Islam, sans les Omeyyades et sans les Abbassides, sans Omar Khayyam ? Mais ceux qui chez nous aiment tellement l’altérité qu’ils s’acharnent volontiers sur la tradition et l’héritage sont tout aussi destructeurs. Après tout, ne sont-ils pas les continuateurs revendiqués de la Révolution qui a donné un bel exemple de cruauté et de vandalisme à l’encontre de notre passé, des hommes et des monuments qui le représentaient ? Celui qui n’est plus rien à force de vouloir être tout, sauf ce qu’il a été, ressemble à celui qui n’est plus grand chose à force de vouloir retourner à la pureté désertique des origines. Dans les deux cas, on trouve le goût du néant et celui de la barbarie. Le puritanisme pathologique rejoint le désordre du « tout est permis ».
Entre ces deux excès qui font semblant de se combattre et dévastent notre actualité, il y a l’ordre assumé de celui qui se sait l’héritier d’une tradition, qui revendique son identité parce qu’elle lui permet de reconnaître l’altérité de l’autre et d’échanger avec elle. C’est la situation privilégiée que pourrait sans humilité revendiquer un Catholique conservateur. Il pourrait se rappeler la formule de J.K. Huysmans : « la vraie preuve du catholicisme, c’était l’art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore… » Le catholicisme n’est pas iconoclaste. Au contraire ! Il pourrait encore se souvenir de l’Empire catholique d’Autriche-Hongrie, en visitant actuellement l’exposition Klimt à la Pinacothèque de Paris. La diversité culturelle maintenue jusqu’à l’éclatement de 1918, grâce aux Habsbourg et au catholicisme majoritaire, avait permis à cet Etat conservateur d’atteindre les sommets de la créativité dans les domaines de l’art, de la littérature, et de la pensée. Il est mort de son trop plein d’identités dont la guerre a rompu le fragile équilibre, mais son apport à la culture européenne demeure sans pareil. Nier son identité construite par le temps pour revenir à une origine illusoire ou la dissoudre dans la confusion d’un présent métissé sont les deux chemins de la barbarie. La cultiver pour la faire croître et l’enrichir, c’est la voie royale de toute civilisation.