Par Pierre Rokfussano.
L’opinion et la presse ont vu dans la censure de la loi Avia par le Conseil constitutionnel une victoire pour la liberté d’expression, à la quasi-unanimité. Il est également important de souligner que c’est une véritable victoire pour leprincipe constitutionnel , en tant qu’il agit en démocratie comme un contre-poids légitime au pouvoir législatif, et à la volonté majoritaire que ce dernier incarne.
Les contre-pouvoirs qui caractérisent nos démocraties libérales depuis Montesquieu ne sont en effet pas qu’un artefact juridique, contingents à un ordre social particulier. Des institutions libres doivent reposer sur des droits inscrits hors de la portée du processus démocratique, ou du moins davantage hors de portée que les lois ordinaires.
L’idéal démocratique lui-même ne peut pas reposer uniquement sur le principe majoritaire. L’essayiste Yascha Mounk avertissait ainsi dans son ouvrage Le peuple contre la démocratie , en 2018, du détachement des deux composantes de la démocratie libérale qui menace aujourd’hui.
Le seul principe majoritaire ne suffit pas
Si la majorité était le seul principe de gouvernement (toute décision politique définitive étant par exemple prise par référendum), 51 % de la population d’une nation pourrait priver de ses droits les 49 % restants, voire les réduire en esclavage. Plus concrètement, et comme l’a illustré Robert Nozick dans son expérience de pensée de l’esclave (Anarchie, État et Utopie ), pour n’importe quel individu pris au hasard, les deux options de vivre dans un régime majoritaire ou sous la tyrannie d’un maître (le groupe constitué de tous les autres membres du corps électoral) sont indiscernables.
En pratique, cela se reflète par l’observation en science politique selon laquelle la classe moyenne, groupe charnière entre deux autres blocs sociaux plus ou moins égaux en nombre d’électeurs, dispose d’une influence démesurée car elle s’attire des faveurs politiques, son adhésion étant essentielle pour former une coalition qui puisse prendre le pouvoir.
Politiquement, un état de liberté nécessite donc deux solides cadres institutionnels. Le premier est un ensemble de droits inviolables protégées par des institutions peu démocratiques, ou du moins peu soumises aux aléas de l’opinion. Le deuxième est un ensemble d’institutions démocratiques, qui déterminent les arbitrages qui doivent être effectués à l’intérieur du premier cadre, comme le prévoit l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 :
« L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
Défendre les droits fondamentaux
Les institutions servant la défense du premier cadre de droits fondamentaux sont sujettes à discussion car les possibilités sont nombreuses : tribunaux comme aux États-Unis (principe du judicial review), cour semi-politique comme leConseil constitutionnel français , bloc de constitutionnalité avec des obstacles à la modification plus importants que pour une simple loi, articles constitutionnels non-amendables à l’allemande, démocratie représentative procédure parlementaire stricte… Il en va de même pour les institutions démocratiques au sens strict, qui peuvent être désignées selon une variété de modes électoraux.
Or, pour revenir à la censure de la loi Avia , les commentateurs de l’actualité et responsables politiques de tout bord, bien que souvent loin des idéaux libéraux, ont salué la justesse et surtout la nécessité d’une telle décision de la part d’une instance non-élue ; décision qui est donc par essence antidémocratique, puisqu’elle va à l’encontre de la décision d’un parlement élu.
Étonnant lorsque l’on sait que la démocratie directe est érigée par notre époque en quasi unique critère de légitimité politique – et il est en outre indéniable qu’à l’aune d’un tel critère, l’Assemblée nationale est plus directivement légitime que le Conseil constitutionnel. Comment une telle unanimité est-elle alors possible ?
Il apparaît que c’est l’évident caractère liberticide de la loi qui a motivé le soutien au Conseil constitutionnel, plutôt qu’une réelle adhésion au principe d’action de cette instance. Remarquons par exemple l’incohérence des mêmes commentateurs par rapport à leurs réactions aux censures passées.
La loi anti-casseurs , peu respectueuse des libertés politiques et procédurales, avait été censurée en avril 2019, suscitant peu ou prou l’indignation des opposants aux Gilets jaunes et l’approbation de leurs soutiens.
Pire, en décembre 2012, la censure de l’impôt confiscatoire à 75 % sur les revenus les plus élevés avait été dénoncée par une bonne partie de la gauche, qui y voyait une entrave à une volonté populaire de redistribution, alors même que certaines dispositions d’application de la loi étaient clairement discriminatoires.
Les mêmes applaudissaient pourtant souvent des décisions aux justifications légales fort discutables, comme cette décision du 6 juillet 2018 au sujet du prétendu délit de solidarité , qui attribuait une « valeur constitutionnelle » à la devise républicaine. Les réactions aux décisions du Conseil constitutionnel semblent donc être plus politiquement motivées qu’informées par un réelle réflexion sur le rôle des contre-pouvoirs constitutionnels.
Droits civils et droits économiques
Une confusion additionnelle provient de la distinction fausse et arbitraire entre droits politiques ou civils (parfois associés aux droits de l’Homme) et ceux dits économiques. La gauche, qui en est souvent victime, rejette par là-même toute exclusion du champ démocratique de valeurs comme la propriété, alors qu’elle n’y objecte pas en ce qui concerne les libertés politiques.
Pourtant, lorsqu’on revient à l’origine des principes de liberté, de propriété et ainsi de suite, il devient vite incompréhensible de dissocier de cette manière plusieurs types de droits. Notamment, le fait de pouvoir librement disposer des fruits d’échanges librement consentis provient de la propriété de chacun sur les fruits de son travail, qui elle-même découle naturellement du droit d’être maître de sa propre personne.
Ainsi, ce droit n’est pas plus économique (terme qui introduit automatiquement une distance injustifiée) que celui de diffuser ses opinions ou de s’associer en groupes à visée religieuse, politique ou culturelle. Nous ne pouvons en outre que regretter que ce type de droits, naturels plutôt que positifs, ne soient plus fortement protégés par notre constitution.
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