En partant de sa propre histoire familiale, Asaf Hanuka tente de faire face à celle de son pays, et déconstruit le discours nationaliste israélien jusqu’à refonder une mythologie. Les souvenirs lointains, images, paroles ou non-dits enfouis dans les tréfonds de la mémoire créent avec cette bande dessinée de merveilleuses pages, parfois intrigantes.
Tout commence avec la couverture. Le titre, Le Juif arabe, utilise une expression devenue presque un oxymore dans l’Israël d’aujourd’hui. « Cela renvoie à un moment de l’histoire où les juifs provenant d’une culture arabe ont dû faire un choix, à cause de la construction de l’identité nationale. Cette complexité ne pouvait plus exister. Et dans la façon dont on raconte notre récit national, on a tendance à effacer l’identité des juifs arabes » dit l’auteur, Asaf Hanuka.
Et si le titre suggère un personnage, l’image en montre deux : un homme et un petit garçon. L’aîné est en tunique et en fez, narguilé à main gauche — l’Arabe ? Sur l’une de ses jambes, le plus jeune, sage, les mains sur les genoux, casquette à l’européenne sur la tête — le juif ? Ou l’inverse ? Ou un peu des deux — ou alternativement ? Le livre entier repose sur ces renversements, entremêlements, ces nœuds gordiens que les nationalismes et les frontières ont démêlés à coup de hache.
De la Palestine de 1929 au Tel-Aviv de 2001
Au commencement, tout semble simple. La planche gauche est en noir et blanc, la droite en couleur, chaque côté rapportant le récit familial à deux générations d’écart. Le noir et blanc ne représente pas le passé le plus lointain, mais au contraire un quotidien très proche, celui de l’auteur qui rentre au pays en 2001 après avoir étudié à Paris. Asaf Hanuka ne se sent à sa place ni en Europe ni en Israël, et se demande bien ce qu’il va pouvoir faire de sa vie. Et c’est bel et bien un passé plus lointain qui est reconstitué en couleurs riches : la Palestine de 1929.
Au-delà du récit familial et du questionnement identitaire, le livre raconte l’histoire d’une filiation. Qui est le fils ? Qui est le père ? Qui est l’enfant naturel, qui est l’adopté ? Les uns et les autres alternent les rôles. Le père d’Asaf est d’abord bavard. Il perd ensuite l’usage de la parole, et c’est le fils qui se trouve contraint à trouver les mots et partir à Tibériade, là d’où vient sa famille. En parallèle se déroule l’histoire d’un autre père et d’un autre fils, ceux en couverture de la bande dessinée, comme si celle-ci constituait la première case de l’ouvrage.
En réalité, c’est une photo prise à Jaffa en 1929, à l’époque des émeutes arabes en Palestine mandataire. Asaf Hanuka la retrouve par hasard dans un carton, dans le premier magasin d’Abraham Yeshoua, l’homme en tunique et fez sur la couverture et arrière-grand-père maternel d’Asaf. Quand la photo est retrouvée, le bel ordonnancement de la bande dessinée déraille. Les deux lignes temporelles se rencontrent, la couleur se mélange au noir et blanc, comme l’histoire personnelle se mêle à la collective.
Abraham Yeshoua est un commerçant juif de Tibériade. Il a recueilli le second, un orphelin arabe, qui se donne le nom de Ben Tsion — fils de Sion — et veut rejoindre la Haganah. Alors qu’il faisaient la route de nuit, ils tombent dans une embuscade. Le père adoptif sauve la vie de son fils. Et quelques pages plus tard, c’est le fils qui sauve la vie du père. Pourtant, un parent d’Asaf lui explique que lors de la grande révolte arabe de 1936, le fils adopté tua le père adoptif…
Et la bande dessinée retrouve les rails de son double récit. Cette virtuosité narrative est le fruit d’un long travail sur le récit de soi, avec la bande dessinée Le Réaliste, sortie dans les années 2010.
C’était un journal autobiographique, où j’ai publié une page, une fois par semaine, pendant dix ans. Un laboratoire d’où j’ai tiré nombre de conclusions, comme celle qui m’a fait réaliser que j’étais moins intéressé par l’esthétique du dessin que de développer une approche personnelle de la narration. Pour Le Réaliste, le thème du questionnement de l’identité revenait beaucoup, et j’ai décidé d’aller plus en profondeur avec ce livre. J’espère avoir trouvé une réponse, même si je n’en suis pas si sûr.
1929 comme 2001 ne sont pas des années anodines. Elles correspondent toutes deux à des soulèvements palestiniens, l’un à l’époque du mandat britannique, l’autre contre l’occupation israélienne — la seconde intifada. Les deux dates sont aussi celles d’une arrivée. Asaf Hanuka débarque à Tel-Aviv en 2001, tandis que son grand-père Saül s’est installé à Tibériade en 1922, après un voyage à dos d’âne en provenance du Kurdistan irakien. Sa famille a participé à la révolte que le clan des Barzani mène depuis le XIXe siècle, d’abord contre l’empire ottoman, puis contre les Britanniques, dans cette région montagneuse, refuge de nombreuses communautés, sectes soufies, chrétiens orientaux… et juifs.
La possibilité d’une réconciliation
Le récit prend alors une nouvelle dimension. Asaf Hanuka veut d’abord écrire une charge contre le sionisme, mais se trouve contredit par son père, et revient à son questionnement identitaire. Le récit du passé prend une allure d’épopée, racontant l’histoire de Saül, jeune homme aux yeux bleus qui se marie avec la fille d’Abraham, Léah, après une cérémonie durant laquelle l’époux danse avec une bougie sur la tête sans la faire tomber. Le couple ne parvient pas à avoir d’enfants. Au bout de quelques années, les rabbins lui expliquent qu’il peut prendre une seconde femme, mais le jeune homme s’obstine. Et après maintes péripéties, Léah tombe enceinte.
La légende en couleurs se poursuit, et l’auteur enquête sur Ben-Tsion, l’enfant arabe adopté par Abraham, qui se nomme en réalité Saïd. La grande révolte palestinienne de 1936 commence. Saïd/Ben-Tsion est tiraillé entre ses deux familles. Est-il celui qui a tué son père adoptif ? L’auteur, dans une conclusion haletante où se produisent, une fois de plus, des retournements mêlant passé et présent, choisit une réponse. « Plutôt qu’une autobiographie, il s’agit d’une autofiction. Notre famille a plusieurs interprétations de cette histoire, et je n’en connaîtrai jamais le fin mot. Je propose donc une version », tranche Asaf Hanuka.
En explorant le passé et en refondant une « mythologie familiale », selon l’expression de l’auteur, il montre que le présent, aussi bien d’Israël et de la Palestine que de sa propre famille, pourrait être autre, et laisse entrevoir la possibilité d’une réconciliation, en mélangeant à nouveau ce qui fut séparé. Dans les temps actuels, avec à la tête du pays un gouvernement composé de suprémacistes juifs, c’est un message salutaire.
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Asaf Hanuka
Le Juif arabe
Éditions Steinkis
96 pages
20 euros en France