L’explosion des prix des produits agricoles, commencée avant même la crise ukrainienne, fragilise les pays du Proche-Orient et du Maghreb. Au risque de provoquer des soubresauts sociaux comme en 2008-2009.
Des jours difficiles nous attendent, constatent, lucides, nombre de responsables arabes. Il ne manquait plus qu’une guerre à l’est de l’Europe pour faire de la saison agricole 2021-22 l’une des plus chahutées de l’après-guerre. Avant même le conflit, les mésaventures climatiques aux États-Unis, en Ukraine et en France, la reconstitution du cheptel porcin en Chine, les taxes à l’exportation en Russie, la spéculation éhontée sur le fret des cargos qui transportent les produits agricoles, les hausses des prix sur le vieux continent ont eu le même résultat : l’envolée des cours, constatée avant même le jeudi 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par les blindés russes. Les cours du blé, qui tournaient autour de 220 dollars (200,76 euros) la tonne il y a moins d’un an, se sont portés en quelques heures à plus de 330 dollars (301,14 euros) avant de baisser d’environ 20 dollars (18,25 euros), puis de repartir à la hausse dans une course folle. Le son du canon a fait s’envoler en quelques heures des matières essentielles à l’alimentation du genre humain :
Blé | + 30 % |
Orge | + 30 % |
Maïs | + 30 % |
Tourteaux de soja | + 40 % |
Huile de soja | + 50 % |
Source : Agritel
Des importations qui pèsent lourd
Le choc est mondial, mais il fait plus mal encore dans les villes arabes — surtout les capitales populeuses et dangereuses pour les pouvoirs républicains ou royaux —, qui sont nourries par des produits agricoles et alimentaires venus de loin. Leur part dans l’approvisionnement total du pays dépasse 60 % en Égypte et en Algérie, plus de 40 % au Maroc et près de 25 % en Turquie. Les quantités importées sont considérables : plus de 13 millions de tonnes en 2021-22 en Égypte, plus de 7 millions en Algérie et en Iran, autour de 5 millions dans un Maroc affligé par une sécheresse historique qui fera encore monter les achats. La Syrie, autrefois un grenier à blé, a reçu l’an dernier 1,5 million de tonnes de l’étranger, essentiellement de son protecteur russe. Son voisin libanais achète à l’Ukraine 89 % des 650 000 tonnes importées chaque année. Le Yémen en guerre survit grâce aux secours (gratuits) du Programme alimentaire mondial (PAM) qui, en 2021, a acheté dans la région de la mer Noire 70 % de ses approvisionnements. Dans la balance des paiements des pays importateurs, les importations alimentaires pèsent lourd : 24 % en Algérie, deux fois moins au Maroc, un peu plus en Égypte. Précédent de mauvais augure, en 2007-2008, des récoltes désastreuses en Australie et en Russie provoquèrent une flambée des cours suivie d’une agitation sociale record dans une quarantaine de pays ; certains analystes y discernent l’origine du Printemps arabe de 2011.
Pour les pays arabes, tous importateurs de céréales, la crise actuelle pose, à des degrés divers, trois défis : la disponibilité du produit, les prix et les moyens de paiements.
La principale inconnue porte actuellement sur ce que les céréaliers appellent la « Black Sea Region » qui regroupe, aux yeux des spécialistes, Russie et Ukraine. Moscou produit 85 millions de tonnes de céréales (blé, orge, maïs…) et en exporte 30 à 35 millions ; pour Kiev le rapport est d’une trentaine et d’une vingtaine de millions. À elle seule, la région représente au moins un tiers des exportations mondiales. Il est loin le temps où l’ex-Union soviétique importait 55 millions de tonnes comme en 1985, en provenance essentiellement de l’Amérique du Nord…
Plusieurs obstacles peuvent empêcher les cargaisons commandées d’atteindre les terminaux de leurs clients : le blocus du port d’Odessa par la flotte russe, principal point d’embarquement des céréales ukrainiennes ; des mines dans le chenal peuvent être une gêne considérable. L’absence de cargos disponibles pour les destinations retenues est une autre menace, compte tenu des hostilités qui traditionnellement effraient les armateurs. Déjà, plusieurs grandes compagnies maritimes ont annoncé qu’elles renonçaient à desservir les ports russes. Il sera aussi difficile de concentrer les récoltes sur Odessa, compte tenu de la désorganisation qui affecte le pays depuis le 24 février et paralyse les transports comme la production. Les fermiers ukrainiens sèmeront-ils à temps la prochaine récolte ?
L’Égypte, le pays le plus exposé
Le pays arabe le plus exposé à l’indisponibilité du produit est l’Égypte qui importe, selon son premier ministre, jusqu’à 80 % de son blé de la « Black Sea Region », fournisseur le plus proche. Ses stocks tiennent jusqu’en juin 2022, et il faudra compter ensuite en priorité sur la récolte locale qui augmenterait de 2 millions de tonnes selon le ministre des finances Mohamed Mait.
L’Algérie, malgré ses liens diplomatiques et militaires avec Moscou, est restée fidèle jusqu’ici à ses fournisseurs français et canadiens. La tentative d’acheter du blé russe n’en est qu’à ses débuts, et seule une commande de 300 000 tonnes de l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) aurait été passée comme mesure de rétorsion après la brouille passagère de l’automne 2021 entre les présidents Emmanuel Macron et Abdelmajid Tebboune. « L’Algérie ne sera pas affectée par les changements survenus au niveau mondial », prophétise Mohamed Abdelhafid Henni, ministre de l’agriculture. Mais il invite ses concitoyens à « augmenter la production nationale, rien ne peut la remplacer ». Déjà, des intermédiaires proposent des contrats de vente dans lesquels l’origine des céréales est « optionnelle », c’est-à-dire inconnue de l’acheteur, qui se trouve contraint de faire confiance.
Autant d’incertitudes sur la disponibilité du produit pèse à l’évidence sur les cours, d’autant que la volonté de garder les stocks « at home » est générale, chez les gouvernants comme chez les gouvernés. Pour rassurer ces derniers, les ministres assurent disposer de stocks suffisants. Il n’empêche, les exportateurs veulent sauvegarder leurs réserves parce que la volatilité des cours rend avantageux de reporter la décision de vendre pour profiter au maximum de la hausse. Les importateurs, comme les ménages, méfiants devant les discours officiels, s’inquiètent des pénuries à venir et se prémunissent en accumulant à l’avance stocks et autres réserves. Le Kremlin, par exemple, a taxé ses exportations de céréales dès l’été 2021 au profit de son marché intérieur. Les importateurs répondent à un souci de sécurité alimentaire et cherchent à tout prix à acheter. Le résultat est une envolée des cours dont personne ne sait où ils s’arrêteront, après avoir doublé en moins d’une année. Selon Reuters, l’Algérie aurait signé récemment un contrat à 625/630 dollars (569/574 euros) la tonne, soit au moins 50 % au-dessus des cours actuels (400 dollars, soit environ 365 euros).
Qui pourra payer ?
Les pays arabes sont-ils en mesure de payer ? C’est la question. Tous, en dehors des pétromonarchies du Golfe, affichent des balances des paiements courants déficitaires avant même le coup de chaud sur les marchés. La Tunisie est déjà à − 6 % du PIB, l’Algérie à − 4 %, l’Égypte à − 5 %, l’Iran, la Turquie et le Maroc à environ – 3 %. Où trouver les ressources pour faire face ? Les pays exportateurs de pétrole bénéficient de l’incertitude majeure que représente la guerre à l’Est. Les cours se rapprochent des maxima enregistrés en 2010-2013 à cause de la croissance exceptionnelle de la Chine. En cas d’apaisement et de négociation, « les prix du pétrole et du gaz se stabiliseront autour du prix de référence. Cependant, si le conflit perdure ou dégénère, il y aura un risque majeur de rupture d’approvisionnement en Europe », prévoit un expert reconnu, Abdelmajid Attar, ancien ministre de l’énergie et PDG de la compagnie nationale Sonatrach dans le quotidien algérien El Moudjahid du 6 mars 2022.
Personne, alors, ne peut prédire où s’arrêteront les prix. Pour les autres, il leur faut espérer un geste du Fonds monétaire international (FMI) qui accorderait des prêts supplémentaires comme il l’a fait pour la pandémie Covid-19, au prix évidemment d’une aggravation de l’endettement extérieur en devises, qu’il faudra rembourser un jour.
Nombre de pays arabes avaient entamé une réforme des subventions à la consommation des produits alimentaires de base comme le pain, la semoule, l’huile ou le lait qui devait se traduire par un relèvement des prix de détail, le tout sous la houlette du FMI. Il est bien évidemment exclu d’ajouter de l’inflation à l’inflation, et ces réformes sont renvoyées, de fait, à des jours meilleurs, de l’Algérie à l’Égypte. D’autres, dont les pays pétroliers, pourraient proposer le retour au troc, céréales contre hydrocarbures, amorce d’une déglobalisation de l’économie mondiale.
Il n’y a pas que l’alimentation des êtres humains : le bétail est également nourri par des aliments importés, et là aussi le risque de pénurie est élevé, avec comme conséquence un abattage anticipé et massif qui ruinera des millions d’éleveurs en les privant de leurs moyens d’existence.
Reste un dernier obstacle : comment payer ? Les banques russes ont été débranchées du réseau Swift qui relie 11 000 banques dans le monde et automatise les paiements qui sont quasi instantanés. En dehors de deux institutions financières russes spécialisées dans les règlements des hydrocarbures et exemptées de sanctions, les banques arabes risquent de ne pas trouver leurs correspondants à l’indicatif habituel. D’autres circuits de financement se mettront peut-être en place, mais ils seront à coup sûr plus coûteux et plus aléatoires.
L’épreuve qui attend les importateurs arabes, notamment ceux qui sont dépendants des marchés extérieurs à la fois pour leur alimentation et leur énergie, est sans précédent depuis des lustres. Comment y feront-ils face ? Que fera la communauté internationale ? Autant d’interrogations qui, pour le moment, n’ont pas de réponse.