Né en 1933, le cardinal Walter Kasper a enseigné la dogmatique avant d’être évêque de Rottenburg-Stuttgart (2001-2010). Il est président du Conseil Pontifical pour la promotion de l’unité chrétienne. Il a commis de nombreux ouvrages très remarqués, dont La Miséricorde qui a connu un très large succès. Avec sa dernière publication, Kasper revient sur la notion de la joie des chrétiens, en précisant bien qu’il s’agit de la joie de croire en l’Evangile, et non de la joie d’appartenir à l’Eglise.
Kasper confesse volontiers que « le thème de la joie l’occupe depuis longtemps ». Nous lisons avec intérêt le propos suivant : « La devise que j’avais choisie pour mon ordination sacerdotale, il y a maintenant soixante ans était : ce n’est pas que nous régentions votre foi, non, nous collaborons à votre joie (2 Co 1,24). » Il constate avec raison que « de nos jours, on voit bien peu de joie dans le monde et souvent même dans l’Eglise. J’ai voulu m’intéresser de nouveau à ce sujet. Et, une fois de plus, j’ai été frappé de constater que la joie a toujours été une aspiration fondamentale de l’homme. Tous les hommes veulent être heureux. »
Dans notre époque moderne, éprise de science, de technologie, de cybernétique, de désirs inassouvis, est-il possible d’être heureux si l’Homme mésestime ou ignore la Bonne Nouvelle ? L’auteur précise de manière pertinente que « l’Evangile est porteur d’un message de joie, joie qui n’est pas seulement céleste. Apparentée à l’espérance, la joie est l’expression de la liberté chrétienne ; elle est pour un chrétien la manière de vaincre le monde, mais également une façon d’aborder les problèmes de l’Eglise avec justesse. »
Le cardinal développe son analyse comme suit : « La joie ne se démontre pas, en revanche elle peut être contagieuse. C’est pourquoi j’ai souvent attiré l’attention sur la richesse de notre répertoire de chants, œcuméniques pour la plupart, car ils témoignent magnifiquement de la joie chrétienne. Les cantiques qui sont chantés avec joie dans toutes les paroisses ne sont pas un ornement surajouté, mais plutôt un lieu théologique trop souvent négligé. » Le chant entonné lors de l’office divin peut être une source de félicité. Cependant, il convient de ne pas succomber à cette joie et ce bonheur superficiels qui nous guettent à chaque instant. En effet, le sentimentalisme et l’émotionnel ne peuvent conduire l’Homme à l’authentique béatitude intérieure légitimement recherchée. Ce bonheur et cette joie doivent reposer sur Jésus-Christ, l’Eglise et l’Evangile, pour être pleinement et réellement vécus.
Kasper pose le constat suivant : « Beaucoup d’Européens vivent en marge du christianisme et de l’Eglise. Ce ne sont pas généralement des athées combattifs. Les grandes théories athées de Ludwig Feuerbach, Karl Marx, Friedrich Nietzche, Sigmund Freund, pour ne citer que celles-là, appartiennent au passé. » En réalité, nous pensons le contraire. Toute la société occidentale vit, entre autres, sur l’héritage marxiste, nietzschéen et freudien, qui a produit les dégâts, ravages, et dévastations que nous constatons quotidiennement. Kasper prolonge toutefois son propos en relevant que « les contemporains de différentes tendances se déclareront plutôt agnostiques ; ils ne nient pas le mystère de la vie et du monde ; ils le respectent, affirment cependant ne rien pouvoir en dire ».
Nous le rejoignons par contre tout à fait quand il énonce le fait suivant : « La majorité, en revanche, vit pratiquement dans l’athéisme ; ils vivent comme si Dieu n’existait pas (etsi Deus non daretur). Nous en connaissons tous, nous les estimons et nous les côtoyons dans notre milieu de travail. Ils ne sont pas, dans l’ensemble, plus mauvais que la moyenne des chrétiens. Ils vivent un humanisme au jour le jour, souvent d’origine chrétienne, sans le savoir. Ils n’ont pas de motivation métaphysique ou religieuse et croient ne pas en avoir besoin. Ils laissent ouvertes les questions relatives à ce qu’on appelle les fins dernières, ne s’y intéressent pas ou les ignorent. »
Nietzsche avait fanfaronné que Dieu est mort, car il voulait se croire à l’aurore d’une époque nouvelle. Avec le recul des années, nous constatons qu’il s’est lourdement trompé car « l’optimisme confiant dans le progrès est mort lui aussi ». Kasper note avec pertinence que « selon une nouvelle théorie (R.Dawkins entre autres), l’athéisme conduirait à un monde plus paisible que les religions avec leurs guerres ; il est évident que ce genre de discours, à la fois irréaliste et naïf, n’a aucune crédibilité après les événements survenus au XXème siècle et les atrocités commises par des systèmes idéologiques athées. Entre-temps, on a fait l’expérience qu’il n’y a pas de progrès sans reculs, ni difficultés nouvelles ». En définitive, il faut bien comprendre et avoir à l’esprit que la sécularisation et la laïcisation de la société ou de la sphère publique ont un prix, un prix très lourd, notamment pour les plus faibles et les plus fragiles. L’affaire Vincent Lambert – une parmi tant d’autres – est là pour en témoigner.
Kasper remarque avec raison que « la perte d’un système social de valeurs, stable et solidement établi – système qui existait encore dans la culture du XIXème siècle, mais qui a disparu avec la Première Guerre mondiale (1914-1918) – a conduit à une situation de crise qui s’est reflétée dans les philosophies existentielles de la première moitié du XXème siècle. Les systèmes idéologiques, fascistes et totalitaires du XXème siècles voulaient établir et maintenir l’ordre par la contrainte et ont provoqué, par le fait même des catastrophes humaines et politiques. » Par un mauvais retour de balancier, les individus cèdent maintenant aux sirènes enchanteresses du libéralisme (1) …
La critique du cardinal se montre explicite et juste. Il ajoute même, et nous approuvons son propos, que « l’évolution technologique et la mondialisation ont sans aucun doute apporté de nombreux progrès auxquels personne ne voudrait renoncer ; en même temps, elles ont amené une société du risque qui porte en elle des dépendances et de grandes fragilités, engendrées non plus par la nature, mais par la culture. L’angoisse est ainsi devenue dans la deuxième moitié du XXème siècle et au début du XXIème la marque distinctive de notre époque. »
Par conséquent, l’Homme ne peut être pleinement heureux et aspirer au bonheur, s’il est éloigné de Dieu. Kasper note : « Eprouver de l’aversion envers Dieu, qui est le Bien Suprême et le bonheur de l’homme, ne peut conduire qu’à la tristesse, la morosité, le découragement, l’épuisement de l’esprit, la répugnance pour tout effort spirituel et à la paresse spirituelle. »
Il enfonce le clou en rappelant une vérité trop souvent méconnue ou oubliée : « De même, se refuser à observer le commandement de la charité, qui est le plus important, devient un péché capital, dans le sens où il conduit à d’autres péchés. » Il ne faut jamais sortir de son esprit que « la fuite et le jeu de cache-cache avec Dieu, dont il est déjà question dans le récit biblique de la chute (Gn 3, 8) entraînent lâcheté et désespoir ; l’ingratitude envers Dieu provoque de l’amertume et du ressentiment, qui peuvent engendrer de la colère et de la haine. »
L’Homme moderne retombe dans ces ornières quand « des valeurs qui, en soi, sont bonnes et dignes de respect, deviennent des idoles : dès lors qu’on en fait un absolu. Elles enferment l’homme dans un carcan, l’empêchent de voir d’autres valeurs et l’effraient ». Kasper pointe du doigt un des drames de notre époque : « La raison, la liberté, la culture, la nation, la race, la classe sociale, mais aussi le sport et bien d’autres choses encore peuvent ainsi devenir des idoles. Une fois ces idolâtries dépassées et retombé l’engouement qu’elles suscitaient, alors apparaît une nouvelle spiritualité gnostique. Ces tendances gnostiques, c’est-à-dire spiritualistes et dualistes, ont accompagné le christianisme depuis ses débuts. » Depuis l’aube de l’humanité, il existe un combat « des mêmes contre les mêmes ».
Pour éviter le grossier piège des fausses spiritualités, nous devons savoir que « chaque homme peut dire de lui-même « Dieu me connaît« , il sait quand je m’assieds ou me lève, il connaît mes pensées les plus secrètes et m’entoure de tous côtés (Ps 139). Avant même que je sois né, lorsque j’étais encore dans le sein de ma mère, Dieu pensait à moi de toute éternité (Jb 31,15 ; Ps 22,10 ; 71,6 ; 129,1) ». A l’heure où la vie humaine compte si peu pour nombre d’Etats, gouvernements, entreprises, associations, institutions, Kasper écrit : « La vie de chaque homme, parce qu’il est créé à l’image de Dieu, est sacrée. Dieu l’a placée sous sa protection particulière (Ex 20,13 ; Dt 5,17) ».
Notre seule critique porte sur le point suivant : nous sommes quelques peu étonnés de le voir citer dans son livre, et ce de manière positive, Freud, Luther et la Théologie de la Libération. Véritablement, il est difficile voire impossible en tant que catholique romain de regarder sans méfiance intellectuelle les œuvres des théoriciens précédemment cités. Avec Thomas d’Aquin, il n’y a pas à transiger, pas plus qu’entre Freud et Augustin. Quoiqu’il en soit, les idées développées par Kasper sont exprimées avec profondeur, douceur et simplicité. Il analyse la vie spirituelle chrétienne dans la société contemporaine en replaçant le concept de joie au cœur de l’Evangile et de notre quotidien. Il conclut par l’essentiel : « Nous devons être joyeux dans l’espérance et patients dans l’épreuve. Les souffrances du temps présent ne sont rien en comparaison de la gloire qui se révélera à nous… »
Franck ABED
(1) Lire de l’auteur l’article L’impasse libérale par Philippe Arondel