Pour permettre à chacun de se forger une opinion sur cet épisode, avec un recul suffisant, je vous propose une réflexion plausible, dans laquelle le bon sens fondé sur des faits remplace l’émotion fondée sur des rumeurs et/ou des narratifs biaisés qui se sont avérés faux.
La leçon que je tire de tout cela, c’est qu‘il faut se garder de réagir trop vite, et à chaud, sur tout événement surprenant. Il faut se poser, réfléchir, plutôt que de se lancer à bla-blater dans toutes les directions, à la vitesse d’un pet sur une toile cirée, au risque de se ridiculiser, ce que n’ont pas manqué de faire nos journalistes et nos experts de plateau, mais pas que…
Cet événement ne jouera pas le moins du monde dans l’issue du bras de fer planétaire qui se joue aujourd’hui. C’est la résilience économique ; et rien d’autre, qui désignera le vainqueur.
Mais à chacun de se forger son opinion, bien sûr.
Dominique Delawarde
***
par le général (2S) Henri ROURE
Je ne suis pas un expert du Centre-Europe comme certains de mes camarades qui fréquentent les plateaux télé, après avoir longuement réfléchi sur la Guerre Froide et le désert des Tartares. Au cours de ma vie professionnelle, j’ai été davantage attiré par la stratégie indirecte de l’ennemi conventionnel que par le risque d’affrontement massif avec l’URSS. J’ai davantage marché sur la latérite africaine que chenillé en direction de Fulda. Aussi c’est avec beaucoup d’humilité que je m’aventure à donner mon avis sur ce qui vient de se passer en Russie.
J’ajoute cependant que la culture générale étant, comme chacun sait, la science du commandement et donc du chef qu’il m’est arrivé d’être, j’ai l’audace de me promener intellectuellement dans des paysages que je n’ai pas connus antérieurement, mais qui occupent tellement le devant de la scène géopolitique qu’ils me sont devenus familiers. Mon expérience – j’en ai une aussi – me permet de porter un regard sur les peuples, les responsables et les chefs. Ce qui selon moi n’est pas inutile.
Cette humilité s’appuyant sur la reconnaissance de mon manque d’expertise, va jusqu’à n’émettre, en fait, que des questions. Elles sont celles lancées de haut ; de Sirius..
Je m’interroge donc sur cette milice de 20 000 hommes qui aurait imaginé faire trembler une Armée de plusieurs centaines de milliers de combattants, au moins aussi expérimentée qu’elle, et d’une garde présidentielle de quelques 150 000 hommes. Je veux bien que la fortune ait l’habitude de sourire aux audacieux, mais quand même, « Il fallait oser » !
Je note que cette aventure dans un contexte de guerre, n’a pas fait entendre le moindre coup de feu et que les troupes du président Poutine se sont contentées de mettre des camions en travers des routes et de creuser quelques tranchées, sans qu’aucune unité de protection n’ait été chargée de valoriser ces obstacles. Il me semble avoir appris à le faire à l’époque où j’étais lieutenant parachutiste. Mais les temps et les mœurs militaires ont peut-être modifié ces principes… Je crois aussi savoir que la plupart des véhicules de combat peuvent se dispenser de rouler sur les routes. Au moins de temps en temps. Non ?
Un raid de 400 kilomètres, ce n’est pas rien. Mais Bon Dieu qu’a fait l’aviation ? Il me revient le souvenir d’un raid motorisé du Polisario en direction de Nouakchott que nos Jaguar avaient arrêté en quelques passes. Même type d’action de mes camarades aviateurs au Tchad… L’affaire a été rapidement traitée et le chef d’orchestre et ses musiciens ont replié leur partition. Je continue à m’étonner.
Je constate que le Président Poutine est resté en dehors de cette aventure. Il a laissé opérer le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Curieuse façon de faire où la Sainte-Russie donne tous pouvoirs de négociation dans une affaire interne à quelqu’un, soi-disant étranger. Il est probable, qu’il s’agissait de rappeler à l’OTAN l’intimité entre Russie et Biélorussie, mais aussi de témoigner de l’unité de la classe politique russe et de la solidité des armées. Mais était-ce vraiment une négociation ?
Si le président Poutine s’était impliqué il aurait donné de l’importance à un incident qui devait être traité dans une juste mesure. S’il a été effectivement le fruit d’une conception d’état-major, il aurait pu avoir pour but de mettre en évidence un personnage violent et dangereux ou présenté comme tel.
Nous pouvons également nous étonner de l’apparente surprise qui aurait entouré cette révolte. Il me semble me souvenir que le président russe est un ancien des services secrets et que l’État russe demeure sous contrôle. Il est peu vraisemblable que les intentions de Prigogine n’aient pas été connues, s’il a mené cette affaire de sa propre initiative.
Le message pourrait donc être le suivant : « regardez le type de personnage violent qui pourrait accéder au pouvoir à Moscou, vous risqueriez alors une catastrophe. Je suis- contrairement à ce que vous dites, un homme responsable. Alors avançons vers une solution négociée selon mes vœux ». Le message s’adresserait donc à Washington où certains imaginent un coup d’État en Russie et le partage du pays en plusieurs entités indépendantes, mais sous l’autorité des États-Unis. D’une autre manière c’est l’unité et la solidité de la Russie qui auront été mise en évidence. Nul à Moscou ne s’est inquiété de cette petite saute d’humeur.
Ce simple message ne peut être suffisant pour éclairer l’action de Prigojine. Il me semble difficile pour Moscou de se priver des mercenaires de Wagner. Poutine en a besoin sur le théâtre ukrainien dans les zones les plus difficiles, mais surtout, selon moi, à l’extérieur, notamment en Afrique, où l’État russe ne souhaite pas apparaître en tant que tel. La société militaire Wagner est une entreprise « commerciale » qui pille les pays qui ont fait appel à elle, tout en les liant à la Russie.
Si Prigojine s’est lancé dans cette contestation de sa propre initiative il se serait agi de défendre un outil de travail qui aurait subi quelques dommages récemment. Son but n’aurait pas été de renverser Poutine. En quelque sorte une action syndicale… en pleine guerre ?
Les Russes, nous le savons, sont de remarquables joueurs d’échecs. Ils ont véritablement conçu, avec le général Svetchine, l’art opératif qui se situe entre la stratégie et la tactique. Il vise la surprise dans l’attaque aussi bien dans sa direction que dans le choix du moment ou bien à attendre l’effondrement de l’ennemi en le mystifiant sur ses propres objectifs et situation. Faire croire à une faiblesse dans la direction de la guerre pourrait être un moyen de « décevoir » l’ennemi et de mener une opération lourde.
Enfin je constate que les pays de l’OTAN demeurent prudents dans leur appréciation de la situation. Il est vrai que les généraux ukrainiens ont été formés à l’identique des généraux russes et que leur avis peut, pour une fois, avoir compté !
J’attendrai patiemment les réponses à mes interrogations.