Philippe Arondel, économiste et philosophe, a travaillé au bureau d’études de la CFTC (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens). Il est actuellement l’une des voix de Fréquence protestante dans l’émission culturelle quotidienne Midi Magazine. Il a publié plusieurs ouvrages dont L’homme-marché. Son dernier essai lui donne l’occasion de revenir sur le libéralisme, et de contredire l’affirmation selon laquelle le capitalisme et le catholicisme peuvent faire bon ménage.
Dès la première page du livre, pour introduire son propos, il nous soumet une pertinente interrogation : « Et si, sans en avoir toujours une perception aiguë, nous nous dirigions, lentement mais sûrement, vers une sorte de fin de l’histoire où la marchandise dicterait sa loi à toutes les relations humaines, sur fond de société du spectacle mortifère ? » En réalité, les observateurs ayant une saine vision de l’actualité savent que nous vivons déjà dans cette époque, qui érige l’insupportable marchandisation de l’homme en valeur fondatrice. Heureusement que l’Eglise, par la voix des Papes et de sa Doctrine Sociale, avait critiqué avec véhémence dès le XIXème siècle le libéralisme, tout en proposant une autre vision de l’économie : une économie au service de l’homme, de tous les hommes, de tout l’homme.
En définitive, ce n’est donc pas par hasard qu’Arondel pose une deuxième question qui fait écho à la première : « Et si, à chaque instant, via les scansions improbables d’une économie libérée de toute tutelle éthique, nous étions les témoins effarés de l’émergence d’une société de marché visant ni plus ni moins à en finir avec une certaine anthropologie humaine souvent affublée du terme méprisant et polémique de traditionnelle ? » Non seulement, nous sommes les témoins impuissants et les victimes de ce changement de paradigme imposé par les libéraux (au sens large et convenu du terme), mais en plus rien ne semble pouvoir arrêter cette mécanique implacable.
Effectivement, la force de cette idéologie libérale, qui repose sur « un techno-libéralisme », est qu’elle apparaît de prime abord comme séduisante : elle semble en effet « entrer en étroite résonance, en inquiétante complicité, à chaque instant, avec ce qui irrigue l’imaginaire contemporain : sa soif irréfragable de s’émanciper de tous les ordonnancements sociaux et moraux faisant de lui, depuis des siècles, un animal social et politique capable d’autrui… et du bien commun ». En réalité, le libéralisme s’appuie sur une vision tronquée de la liberté humaine. Qui plus est, le libéralisme nie la nature humaine, car il oublie que « l’homme est un animal politique ». Ce dernier recourt aux normes, règles et structures pour fonder et évoluer sereinement dans la société.
L’auteur est par conséquent conduit à développer le propos suivant : « L’étrangeté du moment que nous vivons tient dans le fait – plus que difficile à penser jusqu’en ses conséquences les plus disruptives – que l’apologie indiscriminée de la subjectivité et de l’autonomie comme finalité ultime de tout existence aboutit, dans la pratique, à son contraire absolu : une massification pilotée par l’affreuse dialectique d’un droit trahi dans son essence et d’un marché au statut d’idole indéboulonnable. » Nous nous retrouvons pleinement dans cette puissante analyse.
L’objectif du livre se voit alors clairement exprimé : il s’agit de « faire prendre conscience de la possibilité d’en finir avec la marchandisation de nos vies et l’aliénation qui en découle, et ce, à la condition expresse que nous sachions déconstruire subtilement les articulations subversives du discours libéral, en dynamiter les présupposés, notamment utilitaristes ». Nous pouvons dire que la finalité de l’auteur est atteinte, car il parvient avec une argumentation solide et circonstanciée à saper les fondements de l’idéologie libérale.
Quoiqu’il en soit, cette apparente victoire historique du libéralisme repose sur une vision biaisée de l’histoire, sur laquelle Arondel revient : « Sortis de leur enfance, après un long détour du côté des utopies sanguinaires, les hommes appareilleraient désormais pour les rivages sereins de la maturité. Une maturité qui prendrait la forme d’une économie de marché rendue à ses mécanismes d’horlogerie sophistiqués, à sa cybernétique spontanée, après des décennies de nuit bureaucratique et de pénuries tyranniques. »
De fait, le libéralisme n’est pas né avec l’apparition de l’internet, pas plus qu’il ne s’est imposé avec l’essor des autoroutes de la communication. Depuis son émergence, tout le monde ou presque ploie le genou devant cette pensée. Arondel écrit : « Jour après jour – depuis le tournant historique du début des années 1980 – l’idéologie libérale remodèle, selon ses canons traditionnels, l’espace économique, et imprègne les consciences les plus rétives, en tout lieu, en toute société, sans rencontrer d’autre résistance réelle que celle d’un christianisme social arc-bouté sur son discernement éthique. »
Pour comprendre les méfaits du libéralisme, il demeure important de connaître ce qui l’anime afin d’être en mesure de définir les impossibilités pratiques de cette pensée. Arondel pose le diagnostic suivant : « Le rêve secret qui est au cœur de l’utopie libérale – car il s’agit bien d’une utopie qui joue habilement de tous les registres du messianisme et du progressisme – n’est-ce point, en effet, celui d’un espace économique (modèle d’ailleurs de l’ordre social tout court) qui s’autorégulerait magiquement dans un processus complexe et ininterrompu d’ajustement automatique des intérêts privés ? » Il prolonge ensuite son raisonnement, que nous estimons très convaincant : « Plus encore que la liberté – qui est pourtant unanimement considérée comme son fondement originel et ultime – ce qui guide réellement la démarche libérale, depuis son aurore, c’est ce souci subversif d’une rupture radicale avec le péché originel du pouvoir : ce projet très cohérent, dans son horreur latente et toujours niée, d’une mercantilisation totale des rapports humains. »
Aujourd’hui, mais déjà hier aussi, nombreux sont les groupes de pression et d’influence désirant la mort des Etats. En conséquence, ils mettent tout en œuvre pour les affaiblir, dans le but de réduire leur influence au profit de structures supranationales. Nous ne sommes donc pas surpris de lire le propos suivant : « Ce modèle d’une société sans visage, matrice d’un ordre nouveau déconnecté du religieux, sera d’abord pensé comme le concurrent idéologique direct de l’ordre traditionnel, puis, très vite, par une logique conquérante, prétendra à l’hégémonie sur tous les terrains, qu’ils relèvent de la pratique ou du mouvement des idées. » Néanmoins, comme le précise très justement l’auteur, l’Etat reste l’organisation qui traverse le mieux les âges et les épreuves : « S’il est une structure politique qui, par-delà ses mutations imprévues, ses crises d’identité à répétition, semble avoir passé victorieusement l’épreuve du temps, c’est bien celle de l’Etat. »
La nature même du libéralisme vise en réalité à l’établissement d’une guerre « du tous contre tous » pour reprendre une formule connue. L’auteur le sait très bien car il stipule : « Les hérauts du marché ne théorisaient-ils pas tout, tout simplement, une sorte de guerre civile froide entre tous les acteurs de l’échange ? Les prophètes du laisser-faire/laisser passer ne se feraient-ils point, délibérément, les vecteurs intellectuels d’une forme extrême et particulièrement perverse d’anarchie : le désordre marchand ? » En ce sens, il est essentiel de lire ou relire la grande encyclique Rerum Novarum, où Léon XIII condamne autant « la misère et la pauvreté qui pèsent injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière » que le « socialisme athée ». Il dénonce pour les mêmes raisons de fond les excès du capitalisme, et encourage de ce fait le catholicisme social et le syndicalisme chrétien. Ce grand texte papal peut être considéré comme « une véritable charte fondatrice du catholicisme social » qui a marqué en son temps « une étape historique incontestable ».
En fin de compte, face à ce désastre provoqué par l’intrusion du libéralisme dans toutes les sphères de la société, les chrétiens, selon Arondel, ne peuvent rester silencieux ou passifs. Il écrit : « Comment les chrétiens, par un curieux souci de modération pouvant très vite rimer avec complaisance, pourraient-ils se désintéresser d’un domaine économique et social où se joue, quelque part, leur avenir spirituel ? Comment leur serait-il possible délaisser un terrain, certes semé d’embûches affreuses, pour vaquer à un moralisme évanescent, qui aboutit souvent au pire des désengagements ? » L’auteur constate et déplore que « les libéraux – surtout ceux qui ne se cachent pas de mener une révolution culturelle de grande intensité – n’ont pas, eux, ces états d’âme, et disent tout haut… ce qu’une certaine pensée unique laisse parfois échapper mezzo voce, comme à son insu. »
A l’heure où le libéralisme transforme totalement la société en lui imposant la marchandisation de l’homme, il est important de comprendre ce mal qui nous ronge, afin d’être en mesure de lui opposer des critiques pertinentes. L’ouvrage de Philippe Arondel participe à ce nécessaire travail intellectuel de décryptage et de condamnation du libéralisme. Cet essai ne s’embarrasse guère de formules alambiquées et faussement intellectuelles. Il est à la portée du plus grand nombre et cela lui confère une grande force. L’ubérisation de l’Homme est en marche, et l’auteur rappelle à juste titre que l’Eglise a développé depuis plus d’un siècle « une pensée sociale s’enracinant dans l’idée d’un Etat indépendant des féodalités économiques, et garant tant du bien commun que de la justice sociale. » Nécessaire clef de voûte qu’Arondel toutefois n’explicite pas, ni ne laisse deviner : pour que notre pays puisse retrouver un Etat qui défende à nouveau le bien commun – tous les hommes, en particulier les plus faibles et les démunis, et tout l’homme ! – il faut à la France son Roi Très Chrétien.
Franck ABED