Probablement jamais le Conseil d’Etat n’avait poussé aussi loin l’apparente partialité de ses avis (nous ne sommes pas ici, au contentieux, mais dans le conseil au gouvernement), que dans l’affaire du passe sanitaire. L’avis rendu hier sur le projet de loi gouvernemental, que nous reproduisons intégralement, soulève en effet de graves questions sur le sérieux du Conseil et sur sa bien étrange façon de concilier les objectifs du gouvernement avec les libertés publiques. Au passage, on notera que l’avis rendu prépare en beauté l’instauration d’une obligation vaccinale à la rentrée de septembre. Les fondamentalistes sont désormais aux manettes dans la caste.
Un avis du Conseil d’Etat n’est jamais une lecture anodine, ni légère. Mais celui qui concerne le passe sanitaire tranche étrangement par son manque d’argumentation factuelle sur la conformité des mesures proposées par le gouvernement pour lutter contre l’épidémie de COVID. Et cette inconsistance pose de graves questions sur l’apparente partialité du Conseil.
Un avis du Conseil d’Etat rédigé par un élu militant
On s’étonnera d’abord que l’avis sur un texte aussi important ait été confié à un élu de la majorité… conseiller d’Etat, certes, mais qui est maire d’Olivet, au sud d’Orléans, et accessoirement soutien affiché de Marc Fesneau aux élections régionales. Matthieu Schlesinger ne donne pas dans la discrétion, et l’on peut s’étonner de ce mélange de genres.
On dénonce parfois (à juste titre) le gouvernement des juges. Mais, dans ce dossier, les juges sont manifestement autant gouvernés qu’ils ne gouvernent.
Bref, un élu de la majorité a rendu un avis sur un texte de la majorité, avec une étiquette de conseiller d’Etat. Fin de l’histoire.
Une prorogation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 31 décembre
En l’espèce, le rédacteur de l’avis n’a apporté aucune nuance aux éléments de langage fournis par le gouvernement sur la reprise de l’épidémie. Il n’a pas cherché à tempérer le discours alarmiste par la réalité des hospitalisations, des réanimations, des décès, qui sont au plus bas depuis plusieurs semaines et ne présentent, à ce stade, aucun caractère alarmant.
le Conseil d’Etat estime que le contexte sanitaire actuel et son évolution prévisible justifient le maintien jusqu’au 31 décembre 2021 des dispositions organisant le régime de sortie de l’état d’urgence sanitaire et permettant l’édiction des mesures de police sanitaires nécessaires à la lutte contre l’épidémie.
On comprend que, en endossant sans nuance l’alarmisme gouvernemental, le Conseil d’État valide par avance toutes les mesures liberticides proposées par le gouvernement soi-disant pour juguler le fléau qu’on monte en épingle.
L’extension du passe sanitaire sans argument
Matthieu Schlesinger a assez longuement rappelé que l’extension du passe sanitaire pose un sérieux problème de libertés publiques, qu’il n’a pas hésité à détailler. Il a rappelé que cette violation des libertés ne se justifiait que dans le but de lutter contre l’épidémie.
On s’attendait ici à des conclusions un peu sévères. Et, patatras, voici cette considération venue de nulle part, sans la moindre argumentation :
Le Conseil d’Etat estime qu’au vu des éléments communiqués par le Gouvernement ainsi que des avis du Conseil scientifique précédemment mentionnés, le fait de subordonner l’accès à
des activités de loisirs, à des établissements de restauration ou de débit de boissons et à des foires et salons professionnels à la détention d’un des justificatifs requis est, en dépit du caractère très
contraignant de la mesure pour les personnes et les établissements concernés, de nature à assurer une conciliation adéquate des nécessités de lutte contre l’épidémie de covid-19 avec les libertés,
et en particulier la liberté d’aller et venir, la liberté d’exercer une activité professionnelle et la liberté d’entreprendre.
En rhétorique, le rapport commet ici une pétition de principe : la conciliation entre le passe sanitaire et les libertés publiques est « adéquate » parce qu’elle est adéquate. Pourquoi l’est-elle ? Parce que le Gouvernement et le Conseil Scientifique le disent.
Bref, le Conseil s’est bien gardé de contrôler effectivement, réellement, la proportionnalité de la violation des libertés, en remettant à d’autres instances le soin d’en juger à sa place, notamment au gouvernement. On en reste pantois.
Coup de pied d’âne au passe sanitaire
On notera toutefois que, s’agissant des déplacements « longs » (que le gouvernement devra définir), le Conseil d’Etat a donné un coup de pied de l’âne au passe sanitaire, en indiquant que la présentation d’un test négatif devait suffire à pouvoir voyager.
Écarter la présentation d’un test pour voyager aurait en effet une conséquence simple : elle interdirait aux non-vaccinés de prendre l’avion ou le train.
En effet, une telle mesure aurait pour effet de priver les personnes non vaccinées de toute possibilité de prendre l’avion ainsi que le train ou le bus pour de longues distances, ce qui porterait une atteinte disproportionnée à leur liberté d’aller et venir et à leur droit au respect de la vie privée et familiale.
Le rapporteur a retrouvé là un semblant d’esprit critique et de sens de l’argumentation, qui souligne bien que, in fine, le passe sanitaire sera d’une utilité secondaire, puisque la présentation d’un test négatif le remplace…
Aucun argument sérieux sur la privation d’hôpital
Mais cet effort de réflexion est à nouveau oublié lorsqu’il s’agit d’examiner l’interdiction faite aux non-vaccinés de fréquenter » certains établissements de santé, médico-sociaux et sociaux, qu’il appartiendra au pouvoir réglementaire de déterminer en fonction de la vulnérabilité du public accueilli ». Le Conseil laisse donc le gouvernement libre de choisir les établissements qui seront interdits.
Sur ce point, Schlesinger se contente d’affirmer que tout va bien, sans le moindre argument :
Eu égard aux impérieuses considérations de santé publique qui la justifient et aux restrictions ainsi apportées quant à son champ d’application, le Conseil d’Etat estime que la mesure ne se heurte à aucun obstacle constitutionnel ou conventionnel.
Nous avons pourtant longuement expliqué hier en quoi cette mesure était lourde de conséquences juridiques. Là encore, la sécheresse intellectuelle du rapporteur pose un vrai problème sur la nature partisane de l’avis qu’il rend.
Coup de pouce aux centres commerciaux
S’agissant de l’interdiction d’accès des centres commerciaux aux non-vaccinés, Schlesinger apporte un précieux coup de pouce « à la liberté d’entreprendre », en affirmant qu’il s’agirait d’une façon d’empêcher les personnes visées de se ravitailler et de faire face à leurs besoins vitaux.
Exit la mesure, donc, qui pourrait être ciblée sur les petits centres commerciaux désormais. Décidément, cette manie d’interdire est compulsive.
La vaccination obligatoire des salariés comme une lettre à la poste
Le même maire d’Olivet auteur de cet avis indigent du Conseil d’Etat n’a par ailleurs rien trouvé à redire à l’obligation vaccinale pour tous les salariés des établissements réservés aux vaccinés.
Le Conseil d’Etat estime que le fait d’imposer la détention du « passe sanitaire » à l’ensemble des professionnels et bénévoles intervenant dans les lieux, établissements, services et évènements où le dispositif trouvera à s’appliquer ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’exercice de leur activité professionnelle par les intéressés.
On notera toutefois que cet avis est bien mal ficelé puisque (pour une fois, il y a un argument), dans la phrase suivante, le rédacteur explique que le passe ne sera pas utile pour ceux qui présentent un « certificat de dépistage négatif ». Donc, le passe sanitaire est obligatoire, sauf pour ceux qui présentent un test négatif…
Schlesinger demande accessoirement au gouvernement de prévoir une exemption pour ceux qui auraient une contre-indication médicale à se faire vacciner…
Révision lorsque les tests seront payants
Le rédacteur ajoute par ailleurs une nuance étrange :
l’appréciation ainsi portée sur le caractère proportionné de l’atteinte aux libertés fondamentales résultant de l’application du dispositif devrait nécessairement être réévaluée, soit en cas
d’amélioration des perspectives sanitaires concernant les hospitalisations et admissions en soins critiques, soit s’il était décidé de rendre payants les tests de dépistage ou encore de limiter leur durée de validité.
Autrement dit, le resserrement de la contrainte par le passage aux tests payants devrait constituer un blocage majeur dans cet équilibre déjà très favorable au gouvernement. Le Conseil d’Etat annonce en effet que ce caractère onéreux représenterait une violation des libertés.
Des freins à l’isolement et à la quarantaine
S’agissant de l’isolement des personnes malades, le Conseil d’Etat a considéré que les propositions gouvernementales étaient trop rigoureuses et qu’elles enfreignaient le droit à la vie familiale. Les contrôles de police ne pourront donc avoir lieu après 21h, et les personnes isolées pourront sortir pour des motifs graves, en plus des deux heures de sortie auxquelles elles ont droit le matin…
Préparation de la vaccination obligatoire
C’est sans doute le passage consacré à la vaccination obligatoire des personnels qui soulèvera le plus de commentaires et de difficultés, moins par l’avis de conformité substantielle qu’il donne à la vaccination des soignants, que par l’aval qu’il prépare à la vaccination obligatoire de toute la population.
Ainsi, on lira ces phrases à l’aune de la future vaccination obligatoire :
Au vu de la situation actuelle de l’épidémie et des effets bénéfiques attendus, le Conseil d’Etat considère que l’instauration d’une obligation vaccinale est proportionnée à la lutte contre
l’épidémie de la covid-19 et ne se heurte, dans son principe, à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel.
La formulation est sans ambiguïté : lorsque le gouvernement annoncera la vaccination obligatoire de la population, le Conseil d’Etat validera. Nous incitons ici les lecteurs à lire attentivement les considérations de Matthieu Schlesinger sur la conformité de la vaccination obligatoire avec les avis de la CEDH (page 14).
Le secret médical méconnu
Dans la pratique, Matthieu Schlesinger est passé très très vite sur des dispositions qui soulèvent pourtant de vrais problèmes juridiques. En l’espèce, il s’agit de tout ce qui concerne les « modes de preuve du respect de l’obligation de vaccination », qui bouleversent l’ordre juridique établi. Jusqu’ici, seul le médecin du travail était habilité à être informé de la situation vaccinale des salariés. À l’avenir, ce secret médical sera largement enfreint par « l’obligation de contrôle » que le Conseil d’Etat recommande d’inscrire dans la loi.
Il faudra regarder de près le dispositif retenu par le gouvernement. Mais il y a là un conflit de normes qui n’a pas été vu, ni exploré, et qui pourrait réserver bien des surprises.
Licenciement automatique : une erreur de débutant
Accessoirement, le Conseil d’Etat pointe une véritable erreur de débutant commise par le gouvernement. Celui-ci n’a en effet pas consulté comme il aurait dû le Conseil commun de la fonction publique (CCFP) et le Conseil supérieur des personnels médicaux, odontologistes et pharmaceutiques. Ce défaut de consultation rend impossible, pour l’instant, la mise en place d’un licenciement automatique des salariés, car il ne saurait y avoir une inégalité de traitement entre salariés et fonctionnaires.
Cela dit, le Conseil considère que le licenciement peut intervenir dans le cadre du droit disciplinaire classique…
Bref, un bel imbroglio.
Un avis qui ne clôt pas le débat
L’ensemble de cet avis pose clairement la question de l’apparente subjectivité du Conseil d’Etat, qui n’a guère ménagé les libertés publiques sous la plume d’un élu de la majorité présidentielle à l’engagement politique affiché. La voie est désormais ouverte à la vaccination obligatoire de la population.
Toutefois, tout se jouera dans les modalités de contrôle effectif.
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