Le stalinisme, et le communisme en général — car il faut appeler les choses par leur nom —, n’a jamais été condamné par l’Histoire. Pensée de gauche oblige, il a toujours été de mauvais ton de taxer ces idéologies de danger pour l’humanité. L’impérialisme soviétique a donc pu renaître de ses cendres sans problème, comme si l’Histoire n’avait jamais souffert de rien.
Il y a la surenchère de violence depuis la déclaration de guerre de la Russie à l’Ukraine. Depuis la déclaration de guerre de l’OTAN à la Russie, puis inversement. Il y a le peuple ukrainien qui résiste, l’Europe qui lui ouvre les bras et l’arme, et le reste du monde divisé en deux camps, celui du Bien, celui du Mal. Mais au-delà de ce conflit russo-ukrainien, il y a la guerre faite à la Russie depuis bien plus longtemps, en France — et ailleurs en Europe. Une guerre silencieuse mais réelle qui a voulu nous faire oublier combien la Russie a apporté à la France.
La France, et l’Occident en général, doit beaucoup aux esprits russes. À leur art d’abord, à leur fidélité ensuite, à leurs combats, aussi. Mais depuis des années, voire des décennies, la Russie fait les frais d’une censure en France et dans d’autres pays européens. Aujourd’hui, on voudrait même la voir haïe par tous. Mais elle n’a pas toujours été ainsi. Bien plus, il y a la Russie d’un côté, le soviétisme impénitent de l’autre. Il convient de ne pas les mêler.
En effet, qui ne doit pas parmi ses plus hauts sommets de moments littéraires, ou plus largement artistiques, à un Russe ?
Dostoïevski nous a fait nous sentir criminel en même temps que Raskolnikov, pouvant sentir ce que devient une âme après avoir assassiné ; sa fratrie Karamazov, elle, nous a carrément élevés, foudroyés, galvanisés et surtout terrassés — notre âme brûlant à l’intérieur. Boulgakov nous a empli le cerveau de magie, d’impressions nouvelles, fortes, russes, juste par l’ingéniosité des mots et l’imagination. Gogol nous a fait rire, mais de ce rire heureux, élevé, jamais à terre ou bas, par son humour si fin permis par un regard qui l’était tout autant. Tolstoï nous a définitivement écœurés de la franc-maçonnerie en seulement quelques lignes, la tournant en dérision dans Guerre et Paix, quand d’autres auraient eu besoin d’un pamphlet ou plusieurs. Tarkovski a transcendé le cinéma, lui donnant sa grande mission spirituelle. Et que dire de ces Français d’origine russe, Joseph Kessel, Maurice Druon, — et leur beau Chant des partisans — ou encore de Gainsbourg. Tous ont rejoint la France, ont ravivé son âme sans jamais la trahir, au contraire. Ils sont trop nombreux pour être tous nommés. La France a été infusée de l’esprit russe, d’un certain esprit russe, parce qu’il existe peu de Français qui n’aient été éblouis et construits par un de ses artistes.
Et l’on voudrait nous faire croire que la Russie n’a plus droit qu’au visage du monstre ou du déshérité ?
L’âme russe sous les décombres soviétiques
C’est sans compter la guerre qui n’a pas eu lieu, qui n’a jamais voulu avoir lieu. Celle de l’Occident contre les dérives socialistes, poursuivant la quête perpétuelle de l’avènement de l’idéal communiste — ces deux mots n’allant étrangement pas ensemble. Programme politique que la Russie soviétique a dangereusement mis en pratique et dont la condamnation n’a jamais eu lieu, ni en France, d’ailleurs. On peut encore être communiste dans ce pays , mais surtout pas nazi.
Cet autre versant de la Russie nous a déjà fait tomber — nombre de nos intellectuels de gauche ont été de fervents admirateurs de l’URSS — et il nous fait tomber encore.
Certains Russes nous avaient pourtant alertés. Mais, qui, en France, se réclame de Soljénitsyne , l’a écouté, lu ou relu — et ainsi de Ayn Rand , grande inconnue de bien d’esprits français ? Qui donc a entendu l’appel ? Pour se prémunir d’autres guerres utérines et d’autres déviances totalitaires, l’Union européenne s’est mise en place en 1992 pour se protéger d’elle-même. Elle a eu ce réflexe-là, cette intelligence-là, — contrairement à la Russie et aux pays du bloc de l’Est. Et elle s’est endormie, oubliant le reste du monde — sauf l’Afrique et le Moyen-Orient pour y mener ses guerres.
Deux ans auparavant, le grand écrivain russe publiait Comment réaménager notre Russie ? Réflexions dans la mesure de mes forces (Fayard, octobre 1990), dans lequel il dénonçait déjà l’impérialisme de Vladimir Poutine et la mauvaise direction qu’il offrirait à l’avenir des Russes.
Le résumé du livre tient en trois phrases :
« L’horloge du communisme a sonné tous ses coups. Mais l’édifice de béton ne s’est pas encore écroulé. Et il ne faudrait pas qu’au lieu d’en sortir libérés, nous périssions écrasés sous ses décombres. »
Lucide sur le fait qu’une « société de droits sans frein est incapable de résister aux épreuves », il appelait ainsi au recours à la responsabilité individuelle, notamment pour éviter la répétition de l’Histoire. « Si nous ne voulons pas nous retrouver dominés par un pouvoir contraignant, chacun doit se mettre lui-même un frein ».
Pêchait-il par ce vœu pieux d’un excès d’esprit occidental ou par naïveté ?
Sommes-nous tous responsables ?
Car pendant ce temps-là, face à la Russie, l’UE s’est semble-t-il contentée de censure, d’une rupture de dialogue. La Russie est devenue l’ennemi des États-Unis et celui de l’Europe. Un conflit sans arme physique avançait ses pions jugés invisibles.
La guerre qu’on ne voit pas venir (octobre 2022, éditions de l’Observatoire) qu’évoque la députée européenne Nathalie Loiseau dans son ouvrage a bien eu lieu et est toujours à l’œuvre :
« Depuis près d’un demi-siècle », des « puissances autoritaires » nous déclarent « une guerre invisible » dans le but « d’affaiblir nos démocraties européennes ».
Avant de révéler que « depuis des années et notamment lorsqu’il fut député européen, Jean-Luc Mélenchon s’est montré un adversaire acharné de l’Ukraine » et un « influenceur » de premier ordre de Vladimir Poutine en France. Rappelons qu’il a récolté près de 22 % des voix au second tour des élections présidentielles 2022. Oui, l’Union européenne s’est endormie, oubliant l’autre sorte de guerre. Oubliant aussi de condamner enfin le communisme et ses agents contemporains.
Aujourd’hui, l’historien américain Timothy Snyder, professeur à l’université de Yale et spécialiste de l’Europe centrale et orientale et de la Shoah, qualifie franchement l’agression russe en Ukraine de « génocidaire » dans les colonnes du Monde (N° 24342, des 9, 10 et 11 avril 2023). Le deuxième génocide ukrainien en moins d’un siècle après l’Holodomor , donc. Répétition générale des faits d’armes staliniens. Nous ne pouvons plus ignorer la filiation.
Si l’ancien agent du KGB a eu ses sympathisants en Occident jusqu’ici, il faut y voir un attrait pour l’homme fort et autoritaire. En direct de Lviv, ce professeur souligne en effet cette tendance bien humaine. « Dans l’histoire des démocraties, il y a toujours eu des personnes fascinées par les tyrans », déclare-t-il, comme Hitler ou Staline avant Poutine. Et de rappeler que « la démocratie nécessite », au contraire, « des citoyens matures, capables de compromis, patients, et qui acceptent que des idées différentes des leurs puissent s’exprimer. Mais il faut bien reconnaître que certains n’aiment pas la liberté. Ils veulent qu’on leur mente, qu’on leur dise quoi faire. C’est aussi le cas actuellement dans mon pays. »
Alors avons-nous affaire à une guerre restée en latence contre l’esprit soviétique ? Ou bien, pris au dépourvu, à une manipulation de longue haleine de la part de la Russie ? Avons-nous eu tort de ne pas dynamiter les partis communistes que nous avions sous la main ?
Pour sortir de ce renvoi de balles, — qui ne va heureusement pas jusqu’à la chasse aux sorcières — où sont traqués ceux qui, un jour ou l’autre, ont admiré, aimé ou toléré Vladimir Poutine, rappelons-nous ce mot de Stefan Zweig , ce pacifiste incorruptible, au moment où la terreur nazie laissait enfin voir l’ampleur de son désastre noir : « Nous sommes tous responsables ». Il était pacifiste parce que lucide, refusant même le rôle de victime — qui veut la paix prépare la guerre à sa lâcheté.
Et Timothy Snyder de nous donner d’espérer :
« Les gens qui aiment la Russie devraient lui souhaiter une défaite aussi rapide et décisive que possible. La défaite est la seule solution pour que la Russie y gagne ».
Oui, l’âme russe n’est pas morte. C’est nous qui l’avons méprisée. La laissant crever sous les décombres alors que nous l’avons aimée.
2.13.0.0