Par Yves Montenay.
Le président Emmanuel Macron a annoncé le 8 avril 2021 la suppression de l’ENA , ou plus vraisemblablement sa transformation.
Les grandes écoles françaises sont internationalement réputées, mais pas l’ENA. Pourquoi ? À mon avis parce que les défauts secondaires des grandes écoles françaises sont amplifiés à l’ENA, et dans quelques écoles sœurs, par le cocon de la fonction publique française.
Or à mon avis, l’essentiel est de s’assurer de la bonne formation des élites françaises.
La réputation mondiale des grandes écoles françaises
À 18 ans, la sélection française par les mathématiques m’a orienté dans les classes préparatoires scientifiques d’un bon lycée de province, lesquelles m’ont mené à l’École Centrale de Paris, puis à Sciences-po, qui ne voulait pas être nommée grande école mais qui l’était néanmoins.
À cette époque, ce système franco-français était totalement ignoré à l’étranger. Mais la mondialisation et un effort de communication ont renversé la situation en quelques décennies et on a vu apparaître d’anciens diplômés de nos grandes écoles dans les états-majors d’entreprises mondiales prestigieuses. Leur réputation a rejoint celle des meilleures universités américaines, japonaises, elles aussi particulièrement élitistes.
En revenant à notre sujet de la meilleure formation possible des élites françaises, une question se pose à ce stade : est-ce la qualité des élèves sévèrement sélectionnés qui leurs assurent ces débouchés, ou est-ce la formation reçue ?
Pour éviter ce délicat problème, dont je suis bien conscient qu’il est une critique indirecte de certains enseignants, la réponse classique est que ce sont les deux. Mais ayant fréquenté, comme élève puis comme enseignant, une demi-douzaine de grandes écoles, dont Sciences-Po et l’ESCP, tout en côtoyant de nombreux universitaires traditionnels, j’ai tendance à opter pour la première formule.
En effet les enseignants de grandes écoles rencontrés étaient de niveau analogue, et donc inégal, à ceux de l’université… ou alors ils n’étaient pas comparables, s’agissant de cadres supérieurs consacrant quelques heures à l’enseignement basées sur leur expérience professionnelle.
D’ailleurs la pression des classements internationaux sur les grandes écoles les pousse à recruter des enseignants ayant des titres internationalement reconnus (doctorat…), ce qui est peut-être dommage, ces titres n’étant pas forcément un bon indicateur de la connaissance du terrain professionnel qui attend les élèves.
Pour éviter tout soupçon de partialité, je précise avoir été recruté pour les deux raisons, doctorat et expérience opérationnelle en entreprise, dans les écoles ci-dessus.
On peut considérer que cet enseignement en grandes écoles est dans l’ensemble efficace du fait de sa sélection tant pour les débouchés professionnels que pour l’avancement de la recherche, et qu’il remplit donc certains critères d’une bonne formation des élites françaises. Il est donc en première approximation méritocratique, par opposition au favoritisme.
On pourrait préciser qu’il faut néanmoins l’insérer dans un écosystème, comme vient de l’illustrer la mise au point rapide des vaccins coordonnant étroitement la puissance industrielle, financière et en recherche et développement des grandes entreprises pharmaceutiques, la recherche universitaire et des jeunes startups permettant de trouver des raccourcis innovants.
Et il convient par ailleurs d’ajouter qu’il faut sans cesse veiller à ce que le vieillissement du système ne finisse pas par barrer la route à d’autres méritants. Nous y reviendrons plus bas.
En attendant, l’actualité nous mène vers le cas de l’ENA.
Le cas particulier de l’ENA
Notre président est un ancien élève de l’ENA et veut néanmoins supprimer cette école, ou du moins la transformer profondément. Comme par ailleurs il est profondément imprégné de la tradition jacobine française du gouvernement par le sommet, donc par la haute administration largement issue de l’ENA, il a tendance à attribuer les ratés de sa gouvernance à des défauts de leur formation.
Il ne lui vient pas à l’esprit qu’il existe une autre façon de gouverner, qui est pourtant en place dans un pays voisin, la Suisse .
La Suisse est peut-être le pays le mieux géré du monde et les décisions s’y prennent au niveau le plus bas possible, souvent municipal. Vous pouvez le vérifier en Suisse en demandant autour de vous qui dirige la Suisse. Personne ne le sait. Insistez : « qui est président ? Qui est Premier ministre ? ». On ne le sait pas, on ne parle jamais du sommet de la Confédération helvétique, puisque ses dirigeants n’ont aucun pouvoir.
Cette primauté de l’État n’est pas reprochée à Emmanuel Macron par la majorité des Français qui trouvent cela naturel. C’est donc dans ce cadre qu’il faut analyser notre système d’utilisation des élites.
Une formation inadéquate
Comment sont donc formés les énarques ?
Ils apprennent le droit administratif, ce qui paraît naturel pour exercer dans la fonction publique, mais c’est une compétence limitée par rapport au rôle plus général que beaucoup assument par la suite. Il y a certes eu quelques ajustements, comme le stage en entreprise privée ou en préfecture.
Mais, comparé à Sciences-po, Centrale, l’ESCP, ou d’autres écoles moins prestigieuses, pour parler de ce que je connais directement, cela reste très spécialisé.
Par ailleurs les études sur l’ENA, qui se sont accumulées depuis des décennies, insistent sur l’aspect pervers du classement de sortie : si l’on est classé parmi les 15 premiers environ, on aura accès directement aux grands corps que j’évoquerai après, et donc une carrière bien meilleure que celle des suivants. Il en résultait un bachotage effréné, peu propice à la réflexion, si on en croit ces études rédigées le plus souvent par d’anciens élèves.
L’ENA a des caractéristiques proches d’autres écoles prestigieuses.
Je pense à Polytechnique et à l’École normale supérieure, qui ont en commun avec l’ENA de transformer les étudiants en fonctionnaires payés dès leur entrée dans leur école et de donner une grande importance au classement de sortie, notamment à Polytechnique où l’on a accès à d’autres grands corps à condition d’être classé parmi dans les tout premiers.
N’oublions pas non plus les autres écoles de fonctionnaires : ENAC, école nationale de la Météorologie, école de l’Équipement, école nationale de la Magistrature… Cette dernière pose d’ailleurs à mon avis un problème particulièrement important.
Rajoutons que Polytechnique, comme l’ENA, a longtemps donné une formation principalement scientifique qui ne correspond souvent pas aux fonctions où l’on trouve plus tard des anciens élèves. Heureusement, comme dans la plupart des écoles d’ingénieurs, ces programmes se sont légèrement diversifiés.
Par ailleurs, après les trois années de scolarité, est prévue une année d’application dans d’autres grandes écoles correspondant au corps de sortie (Les mines, Les ponts, l’ENSAE…).
Ayant eu à enseigner l’économie à des Polytechniciens de l’ENSAE, je peux témoigner de la grande difficulté à les faire sortir des modèles mathématiques de l’économie.
Certes, toute personne intelligente et ouverte peut utiliser l’expérience concrète pour dépasser les limites de la formation. Mais intervient alors un deuxième défaut, la diplômite et ses conséquences.
La diplômite, l’entre-soi et l’esprit de corps
La diplômite est une sorte de déformation mentale qui classe les individus ont fonction de leur diplôme.
L’importance que l’on donne en France (et dans d’autres pays, notamment au Japon) à tel ou tel diplôme, confère des droits professionnels du fait du rôle des anciens mais aussi de règlements administratifs dans le cas des fonctionnaires. Et cela même si le poste en question ne correspond pas à la formation reçue.
J’y ai été confronté dans ma carrière professionnelle, sous une forme anodine d’abord. Un polytechnicien me disait : « Nous recrutons d’autres polytechniciens car nous nous comprenons à demi-mot, ayant la même formation et les mêmes habitudes ».
Plus tard, les folies fiscales de Mitterrand ayant obligé les propriétaires de notre entreprise à vendre leurs parts pour payer leurs impôts, nous avons été rachetés par un grand groupe. J’ai alors découvert que la direction du groupe appartenait au Corps des Ponts, ensemble des polytechniciens ayant, du fait de leur classement à la sortie de leur école, choisi de faire leur année d’application dans l’école des Ponts et chaussées.
Cela a été l’occasion de découvrir que « le corps constitue l’unité de base de la gestion de carrière des fonctionnaires , bénéficie d’un statut particulier et attribue à chacun un grade à l’intérieur de ce corps » (Viepublique.fr).
Le corps est administré par une sorte de direction des ressources humaines et je fus témoin de bizarreries du genre : « On va vous donner Dupont comme adjoint, car il faut le garder en réserve pour sa nomination dans tel poste de la haute fonction publique quand ce sera le tour du corps de l’occuper ».
Plus tard, j’ai été chapeauté par une autre personne du corps des actionnaires, totalement ignorante de notre métier : « Ne le prenez pas mal, ce camarade a eu des malheurs professionnels et nous ne voulons pas qu’il termine sa carrière sur cette mauvaise passe. Il lui faut un poste prestigieux, mais rassurez-vous il ne vous dérangera pas ».
Bien entendu, pris par le vertige du pouvoir, ce vieux camarade de nos actionnaires a ensuite expliqué aux journalistes que tous les succès de l’entreprise provenaient de son action personnelle, alors qu’il ne la connaissait même pas la veille. Pour ne pas trop m’éloigner de notre sujet, je passe sur les décisions catastrophiques qu’il a ensuite prises…
De la même façon, on peut évoquer les dégâts apportés par le débarquement des énarques dans certains grands groupes français. On y retrouve les mêmes mécanismes de nomination entre soi, sans considération de la compétence des responsables de terrain non diplômés ou autrement diplômés.
Avec souvent, la catastrophe finale : le grand public se souvient de Jean-Marie Messier qui avait comme seule expérience son passage au ministère des Finances où il a participé au mécano financier, c’est-à-dire qu’il participait aux négociations de regroupements entre grandes entreprises, et parfois les suscitait. Bref, il n’avait qu’une vue financière, et non industrielle, et des grands dirigeants d’entreprise lui faisaient la cour.
Une fois parachuté à la tête de la très ancienne et très puissante compagnie Générale des Eaux, il a été surnommé « J6M » (Jean-Marie Messier Moi-Même Maître du Monde). Il débarqua en conquérant en Amérique du Nord, où les Américains n’avaient aucune raison de lui faire la révérence. Ce grand groupe français a failli disparaître.
Mon expérience a maintenant plus de 30 ans, et j’espère que dans le secteur privé la pression de la mondialisation a obligé à diversifier le profil les dirigeants. La lecture des journaux économiques semble confirmer cette impression.
C’est évidemment dans ce contexte que l’on peut évoquer les projets du président Macron, sensibilisé aux inconvénients du système : « on ne pourra plus intégrer le conseil d’État, la Cour des Comptes des inspections à 25 ans (c’est-à-dire à la sortie de l’ENA dans le système actuel), mais après s’être distingué par des résultats concrets ». Donc à l’opposé des postes prestigieuses à vie automatiquement attribués au vu des résultats scolaires de la jeunesse.
Naturellement ce projet de réforme a déclenché un contre-feu des intéressés que je résume par : « si ce n’est plus le classement de sortie qui permet de choisir son corps, les nominations seront donc politiques et la neutralité de la haute fonction publique sera menacée ».
Dépassons maintenant ces querelles qui agitent ces quelques milliers d’anciens élèves pour revenir à notre question initiale : la constitution des élites françaises.
Nos élites sont-elles bien choisies ?
Traditionnellement, nos élites ont été formées par les grandes écoles ci-dessus, censées former des fonctionnaires, militaires dans le cas de Polytechnique, enseignants dans le cas des Écoles normales supérieures.
Mais le prestige dont bénéficie l’État en France les a fait déborder de cette fonction et de nombreux cadres supérieurs et dirigeants d’entreprise en sont maintenant issus, pour le meilleur comme pour le pire.
De nombreuses études ont insisté sur l’étroitesse du recrutement social de cette élite.
Il est effectivement humainement normal que ceux qui connaissent bien le système, c’est-à-dire principalement les enseignants et les anciens élèves, guident leurs enfants et leurs donnent les meilleures chances d’accéder au sommet de la pyramide sociale.
Venant d’une famille d’autodidactes j’ai été particulièrement sensible au fait de ne pas être informé, ce qui contrastait avec la plupart de mes camarades. J’ai profondément ressenti ce handicap.
Un exemple concret récent me renforce dans cette analyse : l’ENA a imposé une épreuve d’anglais obligatoire pour le concours d’entrée, mondialisation oblige, dit-on.
Mais en pratique cela signifie que ceux qui en ont la connaissance et les moyens vont envoyer leurs enfants en vacances dans les pays anglophones. Tant pis pour ceux qui ne sont pas informés, ou dont les parents n’ont pas les moyens, ou encore ceux qui se sont passionnés pour une autre langue étrangère.
S’intéresser à d’autres langues que l’anglais est pourtant également une illustration de leur aptitude intellectuelle et peut être utile dans leurs futures fonctions. L’administration et les entreprises françaises manquent ainsi cruellement de bons locuteurs d’arabe et de mandarin.
Pourquoi ne pas faire de cours de rattrapage d’anglais APRES le concours ?
Heureusement, il n’y a pas que l’ENA et ses sœurs. Il y a aussi les autres écoles. Je peux témoigner du succès des anciens de Centrale, de Sciences-po et des grandes écoles de management dans le monde entier.
On peut faire hardiment carrière n’importe où dans le monde sans avoir le parachute de retour dans le corps d’origine, comme Pascal Sorriot le patron français de l’entreprise AstraZeneca, vétérinaire de la prestigieuse école de Maisons-Alfort et titulaire d’un MBA d’HEC.
Outre les grandes écoles, il y a également certaines branches de l’université, la médecine, le droit…
Il y a aussi, me direz-vous, des autodidactes. C’est de moins en moins vrai avec la massification de l’enseignement secondaire et supérieur en France.
Cette massification n’est par ailleurs pas une réussite et pèse sur le niveau d’une grande partie de l’université. Mais c’est un autre problème dont je vous parlerai dans un prochain article.
En conclusion
Finalement, les grandes écoles sont un actif pour la France et sélectionnent chacune à leur manière une tranche de notre élite.
Ce qui est regrettable, c’est l’interférence entre certaines, et surtout l’ENA, et le système français sur-administré qui a généré le phénomène des corps. Pourquoi l’administration ne ferait-elle pas comme les entreprises, c’est-à-dire recruter des individus pour lesquels le diplôme ne serait qu’un élément parmi d’autres ?
La concurrence entre les écoles, le meilleur de l’université, voire de l’étranger, les ferait évoluer.
Bien sûr le système des élèves devenant automatiquement fonctionnaires et abrités pour la vie devrait cesser. De nouvelles écoles et universités apparaîtraient spontanément.
Souvenons-nous que Centrale et Sciences-po étaient privées avant d’être nationalisées !
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