Par Reiner Marcowitz
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Le chancelier social-démocrate Olaf Scholz a déclaré lors de la session extraordinaire du Bundestag du 27 février 2022, en référence à l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui avait commencé trois jours plus tôt : « Nous vivons un changement d’époque. »
Il a répété cette même formule lors du discours de politique générale européenne qu’il a prononcé le 29 août dernier à l’université Charles à Prague.
Ce changement d’époque (zeitenwende) est notamment marqué, pour Berlin, par une nouvelle politique étrangère, plus engagée dans les conflits internationaux, à commencer, bien entendu, par la guerre en Ukraine.
La fin d’une tradition bien établie de retenue
La force doit-elle permettre à celui qui en dispose d’enfreindre le droit ?
Le président russe Vladimir Poutine peut-il être autorisé à revenir à l’époque des grandes puissances du XIXe siècle ?
Ou bien « avons-nous la force de fixer des limites aux belligérants comme Poutine ? », s’est interrogé Scholz en février devant le Bundestag.
Dans la foulée de ce questionnement rhétorique, le chancelier a annoncé la participation de l’Allemagne aux livraisons d’armes à l’Ukraine – un engagement qu’il a confirmé à ses auditeurs à Prague –, ainsi qu’aux nouvelles sanctions contre la Russie et au déploiement de troupes supplémentaires sur le flanc est de l’OTAN. Il a également fait savoir que l’Allemagne allait accroître son budget de la défense de 100 milliards d’euros au cours des cinq années à venir pour se conformer à l’obligation faite à tous les pays de l’OTAN de consacrer 2 % de leur budget à leurs dépenses militaires.
Ces annonces marquent sans aucun doute un tournant dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, car elles viennent rompre avec une tradition ancrée depuis la création de l’État en matière de politique étrangère et de sécurité – tradition que même l’unification allemande n’avait que partiellement affectée.
Le fantôme de la Seconde Guerre mondiale
La politique étrangère de la RFA depuis 1949 s’est toujours efforcée de tirer les leçons de son passé : la mémoire des fautes de la politique étrangère à l’époque de l’Empire allemand et tout particulièrement des crimes du IIIe Reich pesait lourdement sur l’attitude du pays sur la scène internationale. Par conséquent, la RFA a développé, au cours des 70 dernières années, une politique étrangère et de sécurité dont les mots clés sont le rayonnement, l’intégration à l’Ouest, mais aussi la retenue et la distance par rapport aux conflits internationaux.
Par ailleurs, au moins jusqu’à la réunification, cette politique répondait parfaitement à la situation particulière – sur les plans géopolitique, militaire et psychologique – de la RFA. La diplomatie de Bonn a donc toujours été conforme à son « intérêt national » et a porté ses fruits : grâce à son intégration à l’Occident et, concrètement, aux structures multilatérales, voire supranationales, de la CEE/UE et de l’OTAN, l’Allemagne de l’Ouest a recouvré sa souveraineté et une certaine réputation internationale. En même temps, elle profita du soutien politique et militaire des alliés occidentaux face à la menace soviétique.
Au début des années 1970, la nouvelle Ostpolitik de Willy Brandt permit à l’Allemagne de l’Ouest d’une part de s’intégrer à la politique de détente, favorisée entretemps par ses alliés, et d’autre part de trouver un modus vivendi avec l’Union soviétique et le bloc de l’Est tout entier.
Cette double politique à l’égard de l’Ouest et de l’Est n’empêcha pas la RFA de devenir, au fil des décennies, une grande puissance économique, bien au contraire : son « abstention » militaire lui permettait d’établir et de développer d’excellentes relations économiques avec de très nombreux pays à travers du monde. De surcroît, le pays bénéficiait d’un crédit international considérable lorsque se présenta, en 1990, l’opportunité de la réunification.
Au cours des années suivantes, malgré l’apparition de nouveaux conflits en Europe (la guerre en ex-Yougoslavie ) et ailleurs (la deuxième guerre du Golfe ), l’Allemagne unifiée a, à la déception de ses alliés, dont les États-Unis qui lui avaient même proposé un « partnership in leadership » , maintenu sa politique de retenue internationale et d’abstention de toute intervention militaire.
Un engagement timide dans les années 1990
Il a fallu la fin des années 1990 et une coalition entre les sociaux-démocrates et les Verts menée par le chancelier Gerhard Schröder (SPD, 1998-2005) pour que l’Allemagne décide de prendre part aux raids aériens de l’OTAN menés contre la Serbie. Finalement, cet engagement militaire reste un épisode isolé et ne s’explique que par une configuration politique presque unique : l’ancienne opposition pacifiste, composée du SPD et des Verts, qui était au gouvernement, savait que ses adversaires politiques au sein de la CDU-CSU et des libéraux n’allaient pas contester cette décision. D’autant que cet engagement avait été fortement demandé par les alliés, et avant tout par les Américains.
Quant à la participation allemande à l’intervention en Afghanistan en 2001, elle fut également le résultat d’une situation particulière : les attentats du 11 septembre avaient provoqué un choc global et une solidarité unique avec les États-Unis auxquels la République fédérale ne pouvait pas se soustraire. Dans le même temps, les gouvernements fédéraux successifs, sous la direction de Gerhard Schröder puis d’Angela Merkel (2005-2021), ont toujours mis l’accent sur les objectifs sécuritaires et civils de cette mission, tout au long de la phase de participation des unités militaires allemandes à la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) .
De plus, l’expérience de l’échec des interventions militaires des Occidentaux en Afghanistan, en Irak et ailleurs avait encore renforcé la conviction de la plupart des Allemands qu’il vaudrait mieux s’abstenir de toute action militaire, même de celles auxquelles participent les alliés, que ce soit dans le cadre de l’UE ou dans celui de l’OTAN.
Toutefois, depuis les années 1990, la Bundeswehr a conduit une cinquantaine d’actions limitées sur des théâtres extérieurs (dont une bonne dizaine est encore en cours). Même militairement, l’Allemagne est donc bien présente sur la scène internationale.
S’il existe cependant, à l’intérieur comme à l’extérieur, une perception contraire, cela est dû au fait qu’il s’agit d’un engagement moindre d’un point de vue numérique et qualitatif en comparaison avec celui de certains des alliés de l’Allemagne. De plus, l’engagement militaire allemand se déroule en dessous du radar de l’opinion publique. À quelques exceptions près – comme lorsque le Parlement doit donner son accord sur l’une ou l’autre opération de la Bundeswehr –, ces questions ne suscitent pas de vrai débat sociétal en Allemagne, d’autant que le gouvernement n’y a pas intérêt. Cette différence de culture politico-militaire, une sorte d’« exception allemande », est sans doute l’une des raisons qui empêchent un positionnement uniforme de l’Union européenne en matière de politique étrangère et de sécurité.
L’engagement dans le conflit russo-ukrainien
Après l’occupation de la Crimée et des régions de Donetsk et Lougansk dans l’est de l’Ukraine en 2014, la République fédérale d’Allemagne a joué un rôle clé dans la médiation entre les deux parties au conflit, en collaboration avec la France, dans le cadre du « format Normandie ». En outre, malgré la forte dépendance énergétique de son pays vis-à-vis de la Russie, le gouvernement Merkel a également soutenu des sanctions économiques sévères contre l’agresseur et a participé à la sécurisation de l’espace aérien de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie par l’OTAN.
Néanmoins, la priorité donnée aux moyens diplomatiques et la volonté de ne pas perdre le fil du dialogue avec Moscou demeuraient au premier plan. C’est pourquoi la « grande coalition » formée par la CDU-CSU et le SPD a toujours maintenu le projet de gazoduc Nord Stream 2, fidèle à l’un des principes fondamentaux de l’Ostpolitik allemande : « Le changement par le commerce » (Wandel durch Handel). Il a fallu l’agression russe pour que le nouveau gouvernement abandonne enfin ce projet en février 2022.
Il est donc difficile de prévoir si le débat actuel sur un « tournant » de la politique étrangère et de sécurité allemande aura des conséquences durables, y compris dans le domaine opérationnel. Des doutes subsistent malgré les paroles fortes de Scholz et d’autres lors du débat au Bundestag du 27 février, car sur la question des livraisons d’armes à l’Ukraine, mais aussi sur celle des mesures appropriées pour améliorer l’armée allemande qui a besoin d’être assainie, des dissonances claires se font entendre même au sein de la coalition gouvernementale .
Quelle sera donc l’efficacité des aides annoncées pour l’Ukraine ?
Le budget de la défense augmentera-t-il réellement et durablement conformément à l’objectif de l’OTAN, en principe convenu, de 2 % du PIB par an ? La condamnation de l’agression russe, largement répandue dans l’opinion publique allemande, signifie-t-elle vraiment une approbation durable d’un engagement politique mondial plus fort de la République fédérale d’Allemagne ? Le gouvernement fédéral actuel sera-t-il capable d’utiliser l’élaboration d’une stratégie de sécurité nationale , également annoncée, pour établir en Allemagne une nouvelle culture en matière de politique étrangère et de sécurité – condition sine qua non aussi pour cette coopération européenne en matière de politique étrangère et de sécurité que Scholz a prônée à Prague ? Un peu plus de 30 ans après la réunification, les Allemands renoncent-ils enfin à leur « oubli du monde » (Weltvergessenheit) et arrivent-ils à la nouvelle réalité de la politique de sécurité – condition indispensable pour la mise en œuvre de la vision d’une « souveraineté européenne » propagée depuis des années par Emmanuel Macron et que le chancelier a également faite sienne à Prague ?
Depuis la fin du bipolarisme, nous sommes confrontés à un système multipolaire de plus en plus conflictuel et donc de plus en plus belliqueux, dans lequel des acteurs agressifs ne respectent plus les règles traditionnelles du jeu diplomatique et veulent imposer unilatéralement leurs intérêts respectifs au détriment des autres en recourant à la violence physique. Dans un tel monde, l’utilisation de moyens de puissance – politiques, économiques, mais aussi, si nécessaire, militaires – est indispensable à des fins de dissuasion ou, si nécessaire, d’imposition de règles. C’est sur la réaction définitive de l’Allemagne à cette évolution que se jouera la durabilité du discours d’Olaf Scholz sur le « changement d’époque » (Zeitenwende), mais aussi le futur rôle de l’Union européenne sur la scène internationale.
Reiner Marcowitz , Professeur – Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original .