J’ai le plus grand respect pour Charles Enderlin. Journaliste israélien, il a toujours essayé d’être objectif, ce qui lui a été souvent violemment reproché par ceux qui adorent le confort des expressions binaires. S’exprimant sur Twitter le 30 octobre il disait : « En 45 ans de carrière je n’ai jamais couvert différemment les victimes israéliennes et palestiniennes. Il y a un avant et un après 7 octobre. Le Hamas a changé sa méthode de tuer. Jamais auparavant il avait massacré, violé kidnappé des civils de tous âges. Pourquoi ? Pour quel but ? »
Bien sûr qu’il y aura un avant et un après 7 octobre. Mais on doit se poser la question de savoir, si le Hamas n’a pas pu choisir cette voie terroriste atroce pour mener son combat de « libération nationale », parce que précisément les autres formes utilisées par l’OLP n’avaient abouti à rien. Et que la dérive extrémiste de l’État israélien dont le messianisme de Netanyahou est l’expression la plus récente, était porteuse de l’aggravation du sort du peuple palestinien. Le traumatisme de Charles Enderlin, largement partagé, fait penser à celui Jacques Soustelle anthropologue et humaniste, nommé gouverneur de l’Algérie colonisée et soucieux de réforme, découvrant les massacres du FLN. Soustelle ne s’en est jamais remis et trahissant de Gaulle, il a fini à l’OAS. J’ai des souvenirs très précis de cette période, et j’entends aujourd’hui, parfois au mot près les mêmes discours, les mêmes imprécations, les mêmes justifications. Après les émeutes de Sétif en 1945, le général Duval avait rétabli l’ordre au prix d’environ 15 000 morts algériens. Il avait dit : « j’ai ramené le calme, mais il faut que tout change, sinon cela recommencera dans 10 ans ». Neuf ans et demi plus tard ce fut la Toussaint rouge. L’armée française eut beau se déshonorer pendant la « bataille d’Alger », François Mitterrand alors ministre de la justice qui lui donna les pleins pouvoirs, déclarer : « il n’y a pas de négociation, la seule négociation c’est la guerre », les pieds-noirs basculer dans le terrorisme, le FLN l’a emporté et imposé l’indépendance de l’Algérie.
Israël s’est malheureusement transformé sous la conduite du Likoud en un État colonial suprémaciste. Son actuel premier ministre en a même revendiqué l’objectif en brandissant devant l’assemblée générale des Nations unies une carte d’Israël du Jourdain à la mer sans aucune trace des Palestiniens. La brutalité de sa réaction, à l’opération militaire terroriste du Hamas, avec le massacre de civils auquel le monde entier assiste, est tout sauf l’expression de la maîtrise de son destin. C’est celle d’une vengeance et d’une punition collective, qui sont autant de crimes de guerre, et plutôt le symbole de sa peur. Et lorsque l’on dit aux Israéliens que ce qu’ils font à Gaza est « impardonnable », tout à leur aveuglement, ils prennent cela pour une leçon de morale. Alors que ce n’est pas le cas, mais simplement le terrible constat que, lancé à la face du monde, le spectacle quotidien du martyre des enfants palestiniens empêche toute compréhension, toute acceptation et par conséquent empêchera tout pardon. C’est d’ailleurs probablement ce que prévoyait, voire souhaitait le Hamas, pour faire la démonstration qu’aucun compromis n’est possible.
Le démantèlement des empires occidentaux après la deuxième guerre mondiale s’est déroulé dans un contexte où l’Occident avait en face de lui la puissance de l’Union soviétique. Et dans cet Occident, les États-Unis ne voyaient aucun intérêt au maintien de ces empires. Il faut aussi rappeler que tous les mouvements de libération nationale qui durent emprunter la voie de la lutte armée utilisèrent le terrorisme. Alors, le 7 octobre 2023 renvoie au déclenchement de la campagne terroriste du FLN à Alger en 1957 provoquant en riposte les crimes de l’armée française. Cinq ans plus tard l’insurrection avait gagné et ses dirigeants s’installaient au pouvoir d’une Algérie indépendante. Mais le 7 octobre renvoie également au 30 janvier 1968, lorsque le Nord Vietnam et le Viêt-cong lancèrent une offensive qui stupéfia le monde. Elle fut écrasée par l’armée américaine. Mais provoqua aux USA une crise politique qui rendit l’impasse insupportable. Et sept ans plus tard, le 30 avril 1975 les chars de l’armée nord vietnamienne brisaient en vainqueurs les grilles du palais présidentiel de Saïgon et le Vietnam était réunifié.
La sécurité d’Israël repose depuis longtemps sur un soutien sans faille des États-Unis. Force est de constater l’affaiblissement de l’hégémon face à l’émergence organisée du Sud global, celui-là même qui se scandalise du massacre de Gaza. Les incantations que l’on entend sur le retour au plan de partage, à l’application des décisions de l’ONU ignorées par Israël, n’ont plus grand sens. Trop de morts, d’humiliations, d’occasions manquées, trop de haine. L’intronisation du duo Russie-Chine comme amiable compositeur et faiseur de paix, à l’encontre des USA disqualifiés, ne serait probablement que pansement sur une jambe de bois.
Il est malheureusement à craindre que le pari de Théodore Herztl soit perdu. Je ne sais plus qui m’a raconté une histoire touchant David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël et son premier dirigeant. J’ignore si elle est véridique ou apocryphe. Discutant avec un de ses collaborateurs il lui faisait part de ses doutes sur la pérennité d’Israël, parce qu’à son avis les Arabes n’accepteraient jamais d’être évincés de leur terre. Son interlocuteur s’offusqua alors et lui dit : « comment quelqu’un comme vous, dont l’État d’Israël est l’œuvre de la vie peut-il penser et dire une chose pareille en arrivant à dormir ? »
Ben Gourion lui répondit : « qui t’a dit que je dors ? »