Dans un pays féru de poésie, la tradition littéraire exprime souvent les colères populaires. Entretenant le souvenir de ceux qui se sont battus au fil des siècles pour les libertés, les strophes des poètes sont autant de jalons d’une histoire marquée par les révoltes contre l’arbitraire depuis le début du XXe siècle.
Souviens-toi de la bougie éteinte, souviens-toi.
En Iran, ce vers est connu de tous. Si beaucoup de gens ignorent le nom du poète et le contexte dans lequel le poème a été écrit, ces mots sont subtilement entrés dans l’âme collective. Les citations et les références poétiques font partie de l’imaginaire des Iraniens. La poésie est l’un des éléments indispensables pour alimenter et transmettre les expériences individuelles et surtout collectives.
Chaque époque est illustrée par sa poésie, et chaque ébranlement historique a toujours été scandé par la poésie. Autrement dit, l’imaginaire des poètes iraniens marqué par les événements politiques a souvent contribué à mettre en mots les moments difficiles. Dans cette perspective, les images poétiques jouent un rôle primordial dans la constitution de l’imaginaire collectif iranien, dont l’un des piliers est l’œuvre épique de Ferdowsi, Le Livre des rois1 (en persan Shahnameh), rédigée au Xe siècle.
La métaphore du sang
L’un des personnages emblématiques de cette épopée s’appelle Siavash, et « le sang de Siavash » signifie métaphoriquement le sang versé par l’injustice. La figure de Siavash et la métaphore de son sang apparaissent dans plusieurs poèmes, dont les paroles d’une chanson culte du début du XXe siècle écrite par l’un des précurseurs des chansons engagées, Aref Qazvin, poète et compositeur iranien, surnommé « le Poète national » (1882-1934). Intitulé « Des tulipes ont fleuri du sang des jeunes du pays »*2, ce poème a été écrit pendant la révolution constitutionnelle (1905-1911) qui a mené à l’instauration du Parlement et à l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1906.
Cette révolte s’inscrit aussi dans un mouvement pendant lequel les intellectuels modernistes publiaient des articles mettant en cause le pouvoir du chah et mettaient la liberté et la justice au centre de débats tenus au Parlement. Ce mouvement ainsi que les intellectuels et les journalistes qui le représentaient n’étaient pas du goût de la monarchie kadjare ni des religieux qui dénonçaient le régime parlementaire. Par conséquent, plusieurs révolutionnaires ont été persécutés ; parmi eux l’un des plus brillants éditorialistes de l’époque, Mirza Jahangir Khan (1875-1908), fondateur et l’éditorialiste du journal Sur-é-Esrafil, une des figures de la révolution constitutionnelle, fut arrêté et exécuté en 1908. Le roi opérait une sévère répression et il bannit les journalistes et écrivains, dont Ali Akbar Dehkhoda (1879-1959), fondateur et auteur du dictionnaire persan en seize volumes dont le premier tome était paru en 1939.
Quelques mois plus tard, exilé en Suisse, Dehkhoda publia un long poème intitulé « Souviens-toi de la bougie éteinte, souviens-toi »*. Ce poème composé de cinq strophes est précédé d’une note dans laquelle le poète dédie son texte à son ami journaliste exécuté.
Si dans la chanson « Des tulipes ont fleuri du sang des jeunes du pays » Aref Qazvini prend le mythe de Siavash pour évoquer les jeunes révolutionnaires tués et la prolongation de leur lutte symbolisée par les tulipes, Dehkhoda souligne l’importance de « se souvenir » de ceux qui se sont sacrifiés pour la liberté.
D’un coup d’État à l’autre, de révolution en révolution, comme en 1954 lorsque le pays est bouleversé par un renversement politique et une vague d’exécutions des membres du Parti communiste iranien (Toodeh), la poésie exprime les sentiments populaires. Le coup d’État de 1953, connu sous le nom d’« Opération Ajax », a renforcé le pouvoir du chah et entraîné la destitution du premier ministre nationaliste, Mohamad Mossadegh qui avait nationalisé les gisements pétroliers d’Iran. Ce coup d’État soutenu par l’intervention des États-Unis et du Royaume-Uni a profondément marqué l’imaginaire des poètes. Nima, Akhavan-Sales, Ebtehaj, Rahmani, Chamlou3 sont parmi ceux qui écrivent à cette époque sur le sentiment d’échec, la frustration et l’accablement. Les œuvres majeures de la poésie contemporaine iranienne pour lesquelles leurs auteurs ont subi des années d’emprisonnement font toujours partie des indispensables d’une librairie.
À cette époque, Ahmad Chamlou, l’un des grands poètes iraniens du XXe siècle et opposant au régime du chah a écrit une série de poèmes politiques. Parmi eux figure celui intitulé « Amour collectif » ou « Amour irradié »4 écrit après l’exécution collective des membres du parti Toodeh en 1954 :
J’ai pleuré pour ce qui vit
Versant des larmes avec toi
Et avec toi j’ai chanté des chants les plus exquis
Dans les ténèbres du cimetière
Car les morts de cette année
Ont été les vivants les plus amoureux*.
Les poèmes de Chamlou et d’Ebtehaj, comme ceux des autres poètes engagés, sont connus et ont été chantés dans la ferveur du début de la révolution de 1979. La chanson d’Aref Qazvini « Des tulipes ont fleuri du sang des jeunes du pays » fut enregistrée plusieurs fois avec différents chanteurs et fait partie des chansons inoubliables du lendemain de la révolution de 1979.
Une nouvelle génération passée par la prison
Aujourd’hui Ali Asadollahi, Mona Borzouei, Atefeh Chaharmahalian font partie de la nouvelle génération des poètes politiques et ont connu la prison pour avoir écrit ou récité leurs poèmes. Le soulèvement qui a suivi la mort tragique de Mahsa Amini, en septembre 2022, a mis en marche la révolution « Femme, Vie, Liberté » dont l’une des particularités réside dans son caractère culturel.
La poésie a toujours été omniprésente, tel un appui pour vénérer ce long combat pour la liberté. Le Livre des Rois est un ouvrage majeur que tous les Iraniens connaissent, et depuis plusieurs siècles ils n’ont cessé de le lire, de le réciter, de l’enseigner, de le raconter ou de le chanter. Certes, ceux qui l’ont lu en entier sont assez peu nombreux, mais tous les Iraniens connaissent au moins quelques personnages principaux de ce récit de plus de cinquante mille distiques, ainsi que quelques histoires marquantes de cette épopée.
Une de ces histoires est celle du Zahak, le roi-serpent. Zahak est un mythe persan transformé en un personnage marquant de l’épopée de Ferdowsi. Le roi Zahak est manipulé par le mal. Le diable embrasse les épaules du roi, et aussitôt deux serpents surgissent de là où il l’avait embrassé. Le roi se sent terriblement mal, et le seul remède pour calmer les serpents, c’est de les nourrir avec des cerveaux humains. Chaque jour, un certain nombre de jeunes sont arrêtés puis tués pour que leurs cerveaux nourrissent les serpents, jusqu’au jour où Kaveh, un forgeron dont les fils ont été tués par le tyran, se rebelle contre Zahak et obtient le soutien du peuple.
Le mythe de Zahak a toujours fait partie de l’imaginaire collectif des Iraniens. Mais depuis quelques années, sa figure est de plus en plus utilisée pour faire allusion à Khamenei, le Guide suprême. Ainsi, en 2009, la télévision iranienne a diffusé des images lors de la cérémonie de confirmation de la réélection du président sortant, qui montrait le président Ahmadinejad embrassant l’épaule du Guide. Khamenei portant des serpents sur ses épaules en allusion au mythe de Zahak a circulé sur les réseaux sociaux sous la forme d’images retouchées et de photomontages. < ![endif]—>< ![endif]—>
Source : site fozoolemahaleh.com/, image publiée le 23 juillet 2009
Depuis l’assassinat de Mahsa Amini, les poèmes évoquant Zahak circulent sur les réseaux accompagnés de photos de la révolte des femmes. Par exemple, un vers du poète Fereidoun Moshiri (1926-2000) décédé en 2000, se transforme rapidement en une des devises du mouvement « Femme, Vie, Liberté » :
Je suis déçu des hommes,
Le prochain Kaveh de l’Iran sera sans doute une femme*.
En même temps, un autre texte de l’un des plus grands poètes iraniens contemporains, Mohamad Reza Shafiei Kadekani (né en 1939), se fait remarquer et s’affiche sur les réseaux. Ce chercheur et universitaire est connu du grand public pour ses poèmes mis en musique par des musiciens et chanteurs iraniens. Dès le début des révoltes de septembre et octobre 2022, l’un de ses poèmes lyriques écrits en 1995 circule sur les réseaux sociaux, et un vers du début de ce poème de 26 vers devint viral : « Si tu es un homme, reste en Iran et sois une femme ». Le poème commence par ces deux distiques :
Viens ici mon ami et reste au pays
Partageons les joies et les chagrins de nos âmes
Ici les femmes luttent comme les braves lions
Si tu es un homme, reste ici et sois une femme*.
La dernière phrase est reprise notamment — et partiellement — en graffiti sur un mur à Téhéran : https://orientxxi.info/IMG/jpg/imag... < ![endif]—>< ![endif]—>
« Si tu es un homme, ... sois une femme »
L’effet de la poésie est exaltant, et les citations poétiques inspirent les Iraniens. Par exemple, au début du soulèvement, une citation d’Abou Said Abou Al-Kheir (967-1049), maitre spirituel et poète, qui a joué un rôle important dans la cohabitation culturelle entre les penseurs des deux langues persan et arabe, a également circulé sur les réseaux sociaux :
Faites un pas en avant d’où que vous soyez *.
Personne ne sait comment, quand et par qui cette phrase du Xe siècle a resurgi sur les réseaux soucieux, mais tout le monde l’a vue puisqu’en quelques jours elle fut twittée des milliers de fois. L’idée se transforme en message : « On ne peut pas rester indifférent ». La solidarité inouïe et inédite des Iraniens au pays et en diaspora pendant les manifestations en 2022 et 2023 serait d’une certaine manière l’interprétation de cette citation du Xe siècle.
Une forme de désobéissance civile
La poésie escorte les révoltes, et renoue sans cesse avec des créations plus anciennes. Ainsi le poème de Chamlou écrit après l’exécution collective des membres du parti de gauche Toodeh en 1954 , a fait partie en 1979 avec d’autres poèmes politiques d’un livre avec un CD récité par le poète. Certains des poèmes de ce livre ont été revivifiés à l’occasion des exécutions massives des prisonniers politiques en 1988 ainsi qu’en 2009 ; et ils resurgissent en octobre et en novembre, quand les exécutions des manifestants ont pris de l’ampleur.
Les réseaux sociaux, qui transmettent des photos et les noms des exécutés, affichent des poèmes comme cet extrait d’un texte de Chamlou :
… Les morts de cette année
Ont été les vivants les plus amoureux*. https://orientxxi.info/IMG/jpg/imag... < ![endif]—>< ![endif]—>
Les photos et les noms des manifestants exécutés en janvier 2023, avec un poème de Chamlou Source : compte Twitter/X de l’auteur-compositeur Mehdi Yarahi
Pour les Iraniens, la poésie fait partie de la vie quotidienne et pendant les moments difficiles, fonctionne comme un remède contre l’oubli, une lueur dans l’obscurité, un espoir pour survivre, une résistance face aux répressions ; l’art de raconter est l’art majeur dans ce pays. De ce fait, le conte des Mille et une Nuits n’est pas qu’un conte, c’est aussi un mode de vie : raconter pour vivre et survivre.
La poésie construit une réserve dans laquelle le peuple puise pour continuer à combattre. Le pouvoir craint les écrivains et les poètes parce qu’il est conscient de du caractère primordial de la poésie et de la fiction dans la vie de ce peuple. La preuve, entre le 18 septembre et le 18 novembre 2022, 34 écrivains et poètes ont été arrêtés.
À l’anniversaire du mouvement « Femme, Vie, Liberté » les photos des jeunes tués par le régime s’affichent sur les réseaux, accompagnées de vers comme, entres autres, « Des tulipes ont fleuri du sang des jeunes du pays » et « Souviens-toi de la bougie éteinte, souviens-toi ».
Sans aucun doute, dans les années à venir, nous pourrons lire les poèmes s’inspirant des expériences vécues depuis septembre 2022 qui ont allumé le feu poétique de cette révolution en marche.
Si les manifestations sont étouffées, si les protestataires sont tués ou en prison, la résistance iranienne est plus solide que jamais, renforcée par une opiniâtreté culturelle. Quand la répression s’abat sur la culture, la création devient l’art de la résistance. La parolière Mona Borzouei fut ainsi arrêtée en septembre 2022 pour la publication de ce poème :
Pourquoi partir ?
Reste et reprends l’Iran
Étouffe le pouvoir du tyran
Chante
Pour que l’hymne des femmes résonne partout
Pour que cette patrie redevienne celle de tous*.
1Un choix des histoires de Shahnameh a été traduit et publié en 1979 par les éditions Actes Sud, sous le titre Le Livre des Rois, et il ne cesse d’être réédité depuis. La dernière réédition date de 2002.
2Les vers distingués par une * sont traduits par nos soins.
3Nima Youchij (1895-1955) est le pionnier de la poésie persane moderne ; Nosrat Rahmani (1930-2000) ; Mehdi Akhavan-Sales (1928-1990) ; Houchang Ebtehaj (1928_2022) ; Ahmad Chamlou (1925–2000).
4Hurle-moi, traduit par Sylvie Mochiri Miller, L’Harmattan, 2021.