Lorsque les instituts de sondage les interrogent, les Français dans leur grande majorité disent s’intéresser à l’économie et plus de 70 % d’entre eux jugent moyen, élevé ou même très élevé leur niveau de connaissances dans cette discipline. En revanche, les études menées par la Banque de France ou le ministère des Finances montrent qu’ils n’ont dans ce domaine que des notions très approximatives.
Intéressés mais incompétents
Or, comme le souligne Olivier Babeau, président de l’institut Sapiens : « Le vrai problème de l’économie n’est pas que les gens n’y comprennent rien, il est que chacun est persuadé a priori d’y comprendre quelque chose ».
Cette fausse certitude alimente leur hostilité envers l’économie de marché dans laquelle ils vivent – et qui a pourtant fait leur prospérité – ainsi qu’un extraordinaire degré de défiance mutuelle.
À la question : « En règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on n’est jamais assez méfiant ? », seulement 21 % des sondés répondent faire confiance aux autres, soit plus de trois fois moins que dans les pays nordiques. Les enquêtes sur les valeurs du World Value Survey montrent aussi que 52 % des Français pensent que « de nos jours, on ne peut arriver au sommet sans être corrompu » contre 20 % des Américains.
Ces convictions nourrissent un pessimisme outrancier.
En 2022 une enquête IFOP indiquait que seulement 17 % des Français envisageaient le futur avec optimisme, soit une proportion bien moins élevée qu’au Nigéria ou en Irak. La confiance dans l’avenir, élément pourtant indispensable à la prospérité d’un pays n’est donc pas le fort de nos compatriotes, ce qui n’est pas sans lien avec leur ignorance des mécanismes économiques élémentaires.
Le poisson pourrit par la tête
Au sein des élites, la situation n’est pas meilleure.
De peur peut-être de se noyer « dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Engels et Marx), il est de bon ton d’ignorer les apports d’une discipline perçue comme triviale. Qualifiée par Flaubert de « science sans entrailles » et par d’autres de science lugubre, elle oblige à compter et donc à rendre des comptes. Elle a donc tout pour déplaire à nos responsables politiques bien persuadés qu’on ne soulève pas les foules avec une chose aussi froide que l’économie.
Ce tropisme est favorisé par le fait que l’enseignement de l’économie est quasiment absent des programmes des grandes écoles, ou n’y occupe qu’un maigre strapontin.
Le premier cas est illustré par l’école nationale de la magistrature. On l’y chercherait en vain, alors même que ses étudiants auront à connaître de nombreux litiges dont les aspects économiques et financiers sont essentiels. L’ENA relève du deuxième cas de figure, avec une tendance à ne voir l’économie que du point de vue de l’État et des finances publiques. L’école centrale de Lyon offre une variante catastrophiste à ce schéma en proposant à ses étudiants un cours dont l’objectif est de « comprendre le monde économique contemporain comme un emboîtement de crises » : « crise du capitalisme, crise de la mondialisation et des inégalités, crise planétaire des écosystèmes ». On fait mieux pour transmettre le goût d’entreprendre et affronter avec succès les défis du monde qui vient.
Une condition indispensable pour y parvenir est de faire reculer l’inculture économique dont les conséquences sont très négatives pour la démocratie (40 % votent pour des programmes aberrants en termes économiques), le dialogue social et le dynamisme des entreprises.
L’école à la rescousse
D’où l’importance de poser très tôt les bases du raisonnement en économie et de familiariser les plus jeunes avec les concepts les plus simples de la discipline.
À la fin du XIXe siècle Le Tour de France par deux enfants , un manuel scolaire tiré à des millions d’exemplaires et étudié en cours moyen dans toutes les écoles de la Troisième République, permettait de transmettre à tous les élèves du primaire un minimum de connaissances sur les activités de production et d’échange. Aujourd’hui, ce domaine a été laissé en jachère avec les conséquences négatives que l’on sait. À l’ère numérique, il n’est pas question de ressusciter les recettes du passé mais rien n’empêche de réfléchir à la manière dont on pourrait les remplacer.
Un dispositif adapté à notre époque devrait avoir pour objectif d’expliciter les mécanismes et les concepts nécessaires à la compréhension des mondes économiques.
Tout enfant a la capacité de comprendre facilement que si un jour de grande chaleur les ventes de glaces augmentent et la fréquence des coups de soleil aussi, le second phénomène n’est pas la cause du premier. La confusion entre corrélation et causalité fait pourtant bien des ravages comme je l’ai souligné dans un précédent article.
Mais il y a bien d’autres pièges comme celui que tend l’extrapolation des tendances du passé : en les prolongeant, Malthus prédisait à la fin du XVIIIe siècle une série de catastrophes qui ne se sont pas produites. Plus récemment Paul Ehrlich , auteur en 1968 de La Bombe P (pour population) aboutissait à des prédictions tout aussi apocalyptiques et tout aussi fausses.
Il faudrait également apprendre aux écoliers à se méfier de l’adjectif exponentiel, un mot utilisé à tort et à travers pour faire peur alors que son sens est précis et qualifie des phénomènes dont l’occurrence est rare.
L’arithmétique comme voie d’accès à l’économie
Plus essentiel encore, il faudrait amener nos enfants à manier avec aisance la règle de trois, les initier au calcul des pourcentages, et plus globalement leur faire découvrir l’utilité du calcul mental.
Cela permettrait de résoudre les difficultés que nombre de nos compatriotes rencontrent pour effectuer un calcul d’intérêts simples. À la question « Si vous avez placé 100 euros et que le compte est rémunéré à 2 %, combien aurez-vous au bout d’un an sur votre compte ? », 42 % des personnes interrogées en 2014 ne donnaient pas la bonne réponse, soit 102 euros, ce qui est consternant.
Dans le même ordre d’idées, il ne serait pas inutile de leur apprendre à distinguer une moyenne d’une médiane ou ce qui est proportionnel de ce qui est progressif.
Il ne devrait pas non plus être trop difficile de les aider à déjouer les pièges de l’addition.
Un maître expliquant que l’addition de carottes, de camions et de tubes de dentifrice n’a pas de sens préparerait ses élèves à comprendre que l’agrégation des données que pratique la comptabilité nationale pour mesurer le PIB est une opération délicate. Il pourrait aussi attirer leur attention sur les mirages de la division car tout ne se divise pas : le travail par exemple est-il toujours susceptible d’être partagé ? L’addition réserve également des surprises dans la mesure où parfois 1 + 1, c’est plus ou moins que 2 : lorsque deux élèves travaillent ensemble ou lorsque deux entreprises fusionnent, le résultat peut aller au-delà ou en deçà de l’addition de leurs performances respectives considérées séparément.
Quant à la multiplication, elle peut réserver des surprises : au-delà d’un certain seuil elle n’a pas que des effets quantitatifs, mais provoque des sauts qualitatifs et bouleverse les équilibres existants comme c’est le cas avec, par exemple, la multiplication des demandes d’asile.
Initier les élèves aux subtilités de l’arithmétique leur permettrait plus tard de repérer bien des raisonnement fallacieux.
Ainsi lorsque deux grandeurs (dépenses de fonctionnement et prestations sociales) augmentent au sein d’un tout (les dépenses publiques) mais que la première progresse moins vite que la seconde, peut-on en déduire que la première baisse et que cette diminution est à la source de tous les maux de notre société ? À l’évidence non, et c’est pourtant un argument que soutenait récemment sans vergogne le participant à un débat sur la dérive des comptes de nos administrations. Ce type de raisonnement faux est extrêmement répandu, et il faut armer les jeunes cerveaux pour leur éviter de tomber dans le piège.
Comment transmettre les notions de base ?
Quant aux concepts, il est tout aussi envisageable d’expliquer à de jeunes enfants ce que recouvrent les notions d’offre, de demande, de prix, de coût, de marge, de concurrence, de monopole, de rareté, d’emprunt, de dette, d’entreprise, d’innovation ou de valeur ajoutée .
Il serait également salutaire de leur faire saisir la différence entre inégalité et injustice .
L’Éducation nationale étant ce qu’elle est, on ne peut pas compter sur elle pour introduire une telle nouveauté, mais on peut très bien envisager de commencer à le faire dans un cadre périscolaire. Il faut donc imaginer la création de lieux alternatifs d’enseignement de la logique, du droit et de l’économie pour les petits enfants, un enseignement à rendre aussi attractif que l’équitation et moins rébarbatif que l’apprentissage du solfège.
Pour atteindre cet objectif l’enjeu est de varier les approches et de rapprocher les disciplines.
On dispose à ce titre d’un riche patrimoine d’œuvres littéraires évoquant les mondes économiques, qu’il s’agisse de fables (comme celles de La Fontaine ou Mandeville ), de poèmes (Émile Verhaeren) de contes philosophiques (Voltaire) ou d’extraits de romans (Victor Hugo ou Blaise Cendrars parmi bien d’autres).
Leur apport serait enrichi par les multiples ressources qu’offrent les arts visuels grâce à des reproductions de tableaux représentant toutes sortes d’activités humaines, de sculptures figurant des travailleurs ainsi qu’à des photographies et à des passages de films mettant en scène le monde de la production, les lieux d’échange et les acteurs qui les animent. Ce travail serait complété en évoquant l’histoire des marques ainsi que la biographie d’inventeurs célèbres et de grands capitaines d’industrie . Quant à la transmission des bases du calcul mental et du raisonnement logique, le domaine mathématique est riche d’un grand nombre de jeux et d’énigmes à résoudre.
Un enjeu vital
L’inculture économique entretient les maux de notre société en affaiblissant sa capacité à se transformer pour affronter le monde qui vient. La faire reculer est vital car sans un minimum de culture économique partagée au sein d’un pays, on ne peut y faire émerger une compréhension commune de la situation. Dès lors, on se prive de la possibilité de surmonter collectivement les obstacles à venir. Autrement dit, on fonce dans le mur en klaxonnant. Enseigner l’économie à l’école aiderait les futurs citoyens à ne pas s’y fracasser.