Par Gérard-Michel Thermeau.
Rien n’est plus surprenant pour nos contemporains que les réactions de l’opinion, où la joie se mêlait à l’indifférence, à l’annonce du bombardement d’Hiroshima.
La presse française, L’Humanité comprise, se félicitait d’entrer dans l’ère atomique, synonyme de progrès infini et d’utilisation d’une énergie illimitée. Les Européens, et particulièrement les citadins qui avaient subi un ou plusieurs bombardements pendant la guerre, ne pouvaient qu’être indifférents au sort des civils japonais. Vu d’Europe, le Pacifique était un front d’opération lointain et périphérique et la guerre paraissait plus ou moins terminée depuis mai 1945 et la défaite de l’Allemagne.
Les Américains, de leur côté, considéraient que les Japonais avaient payé pour leurs crimes et l’agression de Pearl Harbor : la déclaration de Truman le 9 août était un fidèle reflet de l’opinion commune. Le nombre de morts n’avait rien d’extraordinaire aux yeux des contemporains insensibilisés par toutes les horreurs du conflit : des bombardements classiques avaient provoqué des pertes bien plus élevées et nul dans l’opinion publique n’imaginait le problème posé par les radiations. Tout ce qui frappait les esprits était qu’un seul bombardier avait obtenu un résultat comparable à celui des 279 bombardiers envoyés contre Tokyo quelques mois plus tôt.
D’une certaine façon, les bombardements d’août 1945 découlaient logiquement de la façon dont la guerre avait été conçue et menée depuis 1940. L’utilisation de la bombe atomique s’inscrivait dans une évolution plus large : l’industrialisation de la guerre depuis le XIXe siècle et la guerre totale inventée au début du XXe siècle.
Le bombardement stratégique, une idée anglaise
Le bombardement stratégique résulte d’une prise de conscience à l’issue de la Première Guerre mondiale. Il ne sert à rien d’infliger de lourdes pertes humaines ou matérielles à l’adversaire tant que celui-ci a la capacité de réparer les pertes et dégâts subis grâce à ses ressources propres. En fait la guerre industrielle rend le prix de la victoire toujours plus élevé. Il faut donc détruire de façon irrémédiable la structure militaire ennemie.
Le bombardement stratégique, d’une certaine façon, était une idée anglaise. Les Allemands, dont la puissance économique a toujours été singulièrement surévaluée, n’avaient pas les moyens de fournir les appareils à long rayon d’action indispensable. La Luftwaffe avait pour mission essentielle de seconder et protéger l’armée de terre. En revanche, les modestes bombardements sur le territoire allemand en 1918 avaient laissé une empreinte profonde dans l’esprit des Britanniques. Comme le déclarait le père de la Royal Air Force, Sir Hugh Trenchard à la fin de la Grande Guerre, il s’agissait de : « 1° causer des dégâts militaires et vitaux en frappant les centres de matériel de guerre ; 2° obtenir l’effet maximum sur le moral en frappant la partie la plus sensible de la population allemande – la classe laborieuse. » C’était affirmer cyniquement que l’objectif de l’aviation n’était plus seulement de viser des cibles militaires mais de tuer purement et simplement des civils en bombardant les villes. La RAF devait ainsi créer la première flotte de bombardiers stratégiques.
Si les premiers bombardements de ville avaient été le résultat d’erreur de pilotes égarés, Hitler déclara le 3 septembre 1940 : « nous raserons leurs villes ». Et les Allemands, dans un premier temps, devaient se révéler d’une efficacité plus redoutable que les Anglais (sauf dans les films de guerre britanniques traitant de cette période). Comme les chantiers et les usines du territoire allemand se révélaient trop bien protégés ou inaccessibles, les Anglais se souvinrent des propos de Trenchard. Portal, chef de l’armée de l’air écrivit le 15 février 1941 : « Il est clair que les nouvelles cibles seront les secteurs d’habitation. » Les progrès des instruments de navigation allaient permettre de détecter plus facilement les cibles. La ville hanséatique de Lübeck servit de cobaye pour tester la capacité des nouveaux bombardiers lourds dans la nuit du 28 au 29 mars 1942. Après avoir rasé ce joyau de l’architecture médiévale, la RAF s’en prit à un plus gros objectif avec le centre de Cologne, dont seule la cathédrale sortit indemne. Les Britanniques lâchaient majoritairement des bombes incendiaires sur leurs cibles.
Les Américains, désormais partie prenante dans le conflit, avaient d’autres idées. Ils avaient développé un appareil de visée, le viseur Norden, installé sur la forteresse volante, le B-17, qui devait permettre des « frappes chirurgicales » de jour sur les installations économiques. Mais le nombre de pertes subies par les bombardiers, décimés par les attaques des chasseurs allemands, refroidit l’ardeur des Yankees. Les Anglais, eux, continuaient impitoyablement leur programme de destruction. En juillet 1943, un raid nocturne sur Hambourg, pendant quatre nuits successives, associé à des vents violents, fit monter la température à 1500 degrés farenheit (environ 815°C) : tout ce qui était inflammable prit feu par combustion spontanée. Seule une minorité d’immeubles restèrent debout : 30 000 personnes avaient perdu la vie, dont 20 % d’enfants, soit la moitié des pertes civiles britanniques pendant toute la guerre. Le raid sur Dresde en février 1945 devait répéter le même « succès », avec un nombre de victimes comparable, et devenir emblématique.
Du mois de novembre 1943 au mois de mars 1944, Berlin allait subir à son tour seize raids meurtriers. Les grands espaces verts et les larges avenues permettaient de limiter les incendies et grâce aux abris le nombre de victimes fut relativement faible (6000 morts) mais la ville fut en grande partie détruite. Dans le même temps, les Américains avaient enfin réussi, avec l’aide des Anglais, à produire un chasseur à long rayon d’action capable de protéger leurs bombardiers, le P-51 Mustang. L’action conjuguée des Alliés provoqua l’effondrement économique du Reich. Au total, les bombardements anglo-saxons avaient provoqué la mort de 600 000 civils dont 60 % de femmes et 18 % d’enfants. Horrifié, le marquis de Salisbury écrivit : « ce sont les Allemands qui ont commencé mais nous ne prenons pas le diable pour exemple. »
Une arme révolutionnaire pour terminer la guerre
Les bombardements stratégiques avaient cependant révélé leurs limites : le moral de la population ne fut jamais abattu et la défaite allemande avait résulté avant tout de l’occupation du territoire allemand par les Soviétiques et les Anglo-saxons. Seule une arme révolutionnaire pouvait mettre fin à la guerre. Les Allemands avaient bien failli la réaliser : s’ils avaient pris du retard dans la question des armements nucléaires, ils étaient en revanche en pointe dans le secteur des fusées téléguidées. Les missiles balistiques, les V1 puis V2, annonçaient l’avenir mais se révélaient trop tardifs pour renverser le cours des événements. Au moment où les Américains envahirent le territoire allemand, les savants du Reich avaient établi les principes d’une fusée qui aurait permis d’atteindre le territoire des États-Unis.
On le sait, l’expérience d’Okinawa avait fortement marqué les esprits des Américains1. Les divisions de l’armée et de la Marine avait perdu 35 % de leurs effectifs lors de la conquête de l’île. La conquête du Japon promettait d’être très coûteuse en vies américaines. L’État-major prévoyait, par exemple, la perte, morts ou blessés, de 268 000 hommes pour la seule invasion de Kyushu.
Les Américains avaient renoncé à l’illusion de bombardements de précision de jour. Ils avaient repris à leur compte les principes britanniques : bombarder de nuit à basse altitude avec des bombes incendiaires. Et les villes japonaises « faites de bois et de papier » devaient brûler plus facilement que les villes allemandes.
Le 9 mars 1945, 325 bombardiers américains déversèrent leur cargaison de mort sur Tokyo. 267 000 maisons furent détruites provoquant la mort de 89 000 personnes, sans compter 180 000 blessés. En juin, de grands centres industriels (Nagoya-Kobé-Osaka-Yokohama-Kawasaki) subirent le même sort : 2 millions d’habitations détruites, 260 000 morts, des millions de sans abri. En juillet, 60 villes japonaises étaient réduites en cendres. Il n’y avait plus de nourriture pour la population, plus de carburant pour les avions, plus de charbon pour les trains, mais le gouvernement japonais refusait toujours l’idée d’une quelconque négociation.
Le 26 juillet, lassés d’attendre, les Américains menacèrent le Japon d’une « destruction complète ». Truman disposait désormais d’une « arme nouvelle d’une force de destruction incroyable ». Peut-être voulait-il aussi intimider les Soviétiques. Début août était décidée l’utilisation de la bombe sur une des quatre villes désignées : Hiroshima, Kokura, Niigata et Nagasaki. Le 6 août, le bombardement d’Hiroshima faisait 78 000 victimes et devant l’absence de réaction japonaise à l’ultimatum, une seconde bombe était lâchée sur Nagasaki tuant 25 000 personnes. Mais ce faisant, les Américains avaient lâché les deux seules bombes à leur disposition. Entre-temps, l’URSS s’était décidée à déclarer la guerre au Japon. Le 15 août, la voix de l’empereur s’éleva évoquant l’emploi d’une « arme nouvelle des plus cruelles ». Aussitôt, à quelques exceptions près, les Japonais acceptèrent leur défaite.
Ainsi, après les atroces bombardements de Hambourg, Dresde ou Tokyo, le sort réservé à Hiroshima ou Nagasaki ne pouvait guère émouvoir tous ceux qui étaient simplement heureux de la fin du conflit.
À lire : John Keegan, La deuxième guerre mondiale , éd. Perrin 1990, coll. Tempus 2010, 801 p.
(Article initialement paru le 27 mai 2016) À Okinawa, les soldats japonais refusèrent de se rendre et se battirent jusqu’à la mort : il n’y eut que 7400 prisonniers, dont des hommes trop grièvement blessés pour se suicider sur 118 000 militaires. Les Américains avaient perdu plus de 33 000 hommes et les kamikazes avaient provoqué la perte de 38 navires. ↩
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