Par Johan Rivalland.
Pour prolonger un peu la réflexion que j’ai eu l’occasion d’ouvrir il y a quelques mois au sujet du totalitarisme où j’évoquais, entre autres, l’auteur réputé en la matière qu’est Hannah Arendt, voici la présentation d’un petit essai en hommage à la philosophe auquel j’ai fait référence il y a peu, lorsque j’évoquais le problème de l’obéissance aux lois injustes .
Passée la première déception, car je croyais qu’il s’agissait d’un ouvrage d’Hannah Arendt, alors que c’en est un SUR ce grand auteur que j’ambitionnais de lire depuis longtemps, j’ai ressenti beaucoup de plaisir à savourer cet essai très bien écrit et passionnant.
On y découvre une Hannah Arendt ayant tourné le dos à la philosophie en tant que telle, après avoir éprouvé de terribles déceptions à l’égard tant de ceux que l’on qualifie d’intellectuels que de grands philosophes à l’image d’Heidegger, dont elle comprend mal comment un esprit théorique si brillant peut se révéler en pratique insensible au sort de ses semblables persécutés, lui qui s’est rallié au nazisme et s’est rendu complice du mal absolu.
À désespérer de toute philosophie, et à se demander d’où vient le manque de jugement des « penseurs professionnels » dans la « sphère des affaires humaines » (sans négliger des attitudes méprisantes, telles celles d’un Hegel estimant la pensée « pas faite pour la populace »).
La banalité du mal
Dès lors, Hannah Arendt refuse l’appartenance au « cercle des philosophes » et se reconnaît davantage dans la démarche socratique et la « théorie politique », elle qui entend percer le mystère de la banalité du mal, ce fléau qui touche si massivement les citoyens, à partir du moment où « ils désertent l’espace publico-politique pour se réfugier dans la sécurité et la chaleur des valeurs privées » (sur ce concept, que j’ai eu la surprise et la satisfaction de retrouver ici, je conseille une nouvelle fois la lecture du magistral Un si fragile vernis d’humanité : Banalité du mal, banalité du bien de Michel Terestchenko, que j’ai déjà eu l’occasion aussi de présenter). Ou lorsqu’ils acceptent d’accomplir des ordres qu’ils désapprouvent « en s’en lavant les mains », quand ils « renoncent à penser par eux-mêmes pour suivre le mouvement ». Ou, pire encore, lorsqu’ils sont des acteurs importants du système, tels cet Eichmann, au procès duquel Hannah Arendt découvre, à sa stupéfaction, un homme qui n’a rien d’un monstre, n’a pas de tendance au meurtre et n’est ni un idéologue fanatique, ni un antisémite convaincu. Un homme qui s’est simplement démis de toute responsabilité et s’est refusé à tout jugement personnel.
Le totalitarisme intervient ainsi lorsque l’homme peut être considéré par un système comme interchangeable , ou que l’on entend ériger un « homme nouveau » (Hannah Arendt inclut bien dans ses analyses le stalinisme au même titre que le nazisme).
Face à cette situation, l’attitude d’un Socrate, « homme parmi les hommes, citoyen parmi les citoyens », chantre de la pluralité et « demandant seulement le droit de réfléchir à certaines notions rencontrées tous les jours et invitant ses interlocuteurs à en faire autant », influence grandement Hannah Arendt.
En effet :
« Le problème du nazisme ne vient pas de la conduite des nazis eux-mêmes […] mais de l’acceptation de milliers de citoyens ordinaires qui n’étaient pas des criminels, qui n’ont pas agi par conviction et qui ont pourtant suivi le mouvement. »
Le rôle de la conscience morale
Ce qui conduit au totalitarisme est l’indifférence, l’obéissance, « la faillite du jugement et la démission de la conscience morale », cette conscience à laquelle je n’oublie pas que se référait Sophie Scholl , à laquelle je ne manque jamais une occasion de me référer.
À cet égard, Socrate n’appartient pas non plus à la catégorie des philosophes et est même ici opposé à Platon, ce qui n’est pas pour me déplaire car j’avais toujours ressenti personnellement cette importante opposition malgré les apparences si l’on se réfère à l’éloge de Socrate dressé par Platon lui-même à travers son œuvre.
Voici ce que dit, en effet, Hannah Arendt au sujet du célèbre philosophe, selon Catherine Vallée :
Platon ne pense donc pas le lien, mais le conflit entre philosophie et politique. Son œuvre creuse l’abîme entre elles deux. Il tire en effet deux conséquences essentielles de la mort de Socrate : celle-ci l’amène à douter de la vie de la cité et donc de la démocratie, et elle le conduit à rompre avec la manière socratique de faire de la philosophie.
Hannah Arendt elle-même poursuit :
Très tôt dans sa recherche, Platon a dû découvrir que la vérité, en tous les cas les vérités que l’on nomme évidentes, contraignent l’esprit et que cette contrainte, bien qu’elle n’ait pas besoin de violence pour être effective, est plus forte que la persuasion et l’argumentation.
Or, ce que recherche Socrate au contraire, grâce à l’échange et la discussion entre citoyens de la Cité (polis), est l’opinion, la persuasion et l’action.
En ce sens, la vérité a un caractère despotique. La tyrannie de la raison et de la vérité ne laissent pas de place à la liberté de refus.
Socrate, est ainsi le seul avec Kant , tout en allant bien plus loin que lui (à qui elle reproche notamment la notion d’ « impératif catégorique »), à avoir distingué pensée et connaissance, la philosophie conduisant à la seconde.
Et si l’on prolonge l’idée, nous dit Catherine Vallée :
En nous délivrant du conformisme et de l’obéissance, la pensée éduque le jugement, c’est-à-dire la capacité à discerner le bien du mal ici et maintenant au regard de la communauté et de l’action à entreprendre.
La perte de la compassion
Les vérités absolues (de type philosophiques, notamment celles portant sur les valeurs) perdent ainsi toute leur force confrontées aux situations de crise comme celles de l’époque de la montée du nazisme.
Et bien plus puissant que l’idéologie, le risque est que la plupart des gens sombrent dans cette « banalité du mal » car ne se posant plus de question, ne faisant que répéter des banalités ou des clichés sans exercer leur pensée, quand ce ne sont pas la fabrication d’images (et Hannah Arendt incrimine Platon pour celles qu’il utilise) souvent au détriment des faits, ou du vocabulaire qui détourne du vrai sens des mots ou conduit à répéter sans discernement au quotidien les paroles des autres.
Tel un Eichmann obéissant en bon fonctionnaire aux ordres et à l’autorité politique, ne distinguant plus entre légalité et légitimité, là où le jugement devrait le conduire à la désobéissance civile , et souffrant d’un cruel manque d’imagination et de compassion qui, par son refus de juger, le rendent coupable des millions de morts dus à son inconsistance.
Encore que la bonté et la compassion, comme le montre bien Hannah Arendt (voir aussi Myriam Revault d’Allonnes et son L’homme compassionnel ), relèvent de la sphère privée et ne peuvent être érigées voire « exhibées » sur la scène politique, leur généralisation risquant de mener paradoxalement à une cruauté illimitée, à l’image de la Terreur révolutionnaire d’un Robespierre à la recherche de la purification de l’être humain à travers les vertus des valeurs morales. Ce qui amène Hannah Arendt un bref instant à se référer à Machiavel, même si elle a d’autres motifs d’opposition avec lui par ailleurs, en particulier par son refus du « réalisme de l’efficacité », symbolisé par l’idée que « la fin justifie les moyens », elle qui récuse la violence, considérée comme non légitime et antipolitique.
Deux idées encore, pour terminer, mais pour lesquelles il me manque la place pour les présenter, avec d’une part la remise en cause de l’intérêt égoïste comme origine du mal, pourtant souvent évoqué par la tradition philosophique, et d’autre part la dénonciation comme dérive totalitaire de cette tendance du XXe siècle à réécrire l’Histoire comme si certains faits n’étaient que des opinions, ce qui fera le lien avec d’autres lectures comme, entre autres, le Historiquement correct de Jean Sévilla.
— Catherine Vallée,
Hannah Arendt – Socrate et la question du totalitarisme
, Ellipse, collection Polis, juin 1999, 144 pages.
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Article publié initialement le 12 avril 2014