L’Ukraine estime faire partie de l’Europe, Moscou estime qu’elle fait partie de la Russie , et l’envahit pour cette raison. Cela réveille l’éternelle question des limites de l’Europe, avec une question subsidiaire : la Russie est-elle en Europe ?
Outre le cas de l’Ukraine et de la Russie, la question est d’importance pour de nombreux pays européens, et l’analyse révèle les contradictions entre une vue purement juridique, assise sur des traités, et la réalité civilisationnelle, avec les données historiques et les aspirations des populations.
Commençons par nous demander ce qu’est l’Europe, un mot qui revêt beaucoup de sens différents.
L’Europe, qu’est-ce que c’est ?
Écartons d’abord une confusion courante : l’Europe, ce n’est pas « Bruxelles », terme par lequel on désigne la Commission européenne, qui n’est qu’une administration bureaucratique, avec ses qualités et ses défauts.
Son seul lien avec la notion d’Europe telle que je vais l’exposer est qu’elle est censée appliquer la libre circulation des hommes, des idées et des capitaux, ce qui se faisait naturellement en Europe depuis toujours et jusqu’au début du XXe siècle.
La définition géographique traditionnelle de l’Europe
L’Europe a d’abord une définition géographique traditionnelle : c’est le continent qui s’étend de l’Atlantique à l’Oural.
Le problème de cette définition est que l’Oural coupe la Russie en deux, et donc que cette définition n’a aucun sens politique, ni même humain : le peuplement est le même des deux côtés de l’Oural, avec une majorité de Russes physiquement européens et russophones, même s’il y a des ethnies minoritaires importantes des deux côtés (dont je ne parlerai pas ici).
Cette définition géographique ne sert donc à rien.
Mais la géographie est néanmoins intéressante. On s’aperçoit que l’Europe sans la Russie est assez originale : elle est très profondément pénétrée par des mers, contrairement à presque tout le reste du monde.
En effet l’Atlantique pénètre profondément l’Europe, et notamment entoure l’Angleterre et se prolonge au nord par la Baltique et au sud par la Méditerranée, deux mers aux contours très torturés et parsemées d’îles.
Cela a généré à la fois un fractionnement des peuples et de nombreux contacts entre eux. Sur les monuments les plus anciens on retrouve des étrangers, identifiables par leurs vêtements, et des dessins de petits bateaux pour le cabotage et le trafic sur les grands fleuves.
Ajoutez à cela un climat beaucoup plus variable qu’ailleurs dans le monde, qui oblige les sociétés locales à s’organiser face à l’imprévu et favoriserait la créativité.
Il n’en fallait pas plus pour voir se multiplier les théories décrivant une originalité et une créativité européenne, contrastant avec celle des sociétés africaine, américaine ou chinoise. Je parle bien sûr de leur état avant l’arrivée des Européens. Car ces derniers sont devenus très tôt navigateurs et se sont répandus dans le monde entier dès que leurs navires se sont perfectionnés.
Remarquons que tout cela ne s’applique pas à la Russie traditionnelle, qui n’était donc pas européenne.
Commençons par la limite nord-est de l’Europe.
De la Finlande à la Pologne
La limite de l’Europe apparaît clairement, car c’est aussi la limite entre deux civilisations : elle part au nord de la frontière entre la Russie et la Finlande, descend le long des pays baltes et de la Pologne, toujours face à la Russie.
À l’ouest de cette frontière, la culture de base est catholique ou protestante, alors qu’elle est orthodoxe à l’est.
Remarquons aussi que nous sommes dans des pays maritimes à l’ouest et continentaux à l’est.
Depuis la nuit des temps, le cabotage a mis en contact les populations de la Baltique : les Varègues puis les Suédois vers la Finlande et les pays baltes, de même pour les populations germaniques, tandis que la langue finoise se retrouve assez largement en Estonie.
Parallèlement, les Scandinaves, Normands ou Vikings, ont navigué vers l’ouest, peuplant en partie l’Angleterre, puis traversant l’Atlantique Nord en peuplant au passage l’Islande pour aboutir à des colonies dans le futur Canada, qui ont fini par péricliter.
Une fois dans l’Atlantique, certains sont allés vers le sud, ravageant les pays longés et notamment la France, qui leur a offert la Normandie en échange de leur sédentarisation.
Quelques temps après, étant devenu francophones, ils ont conquis l’Angleterre où leur langue s’est mélangée aux langues germaniques des Angles et des Saxons.
Certains Normands ont continué vers le sud jusqu’en Sicile.
Cet ensemble nord-européen a été forgé par les invasions et le commerce, deux activités souvent simultanées pour un même peuple. C’est illustré par la Ligue hanséatique réunissant des ports de la Mer du Nord et de la Baltique et les Varègues suédois, commerçants, pillards et fondateurs de dynasties le long des grands fleuves orientaux… Ils ont notamment fondé Kyiv en 864, qui deviendra la capitale de la future Ukraine.
Remarquons au passage que cette frontière nord-orientale est aujourd’hui celle de l’OTAN.
Si on descend plus au sud, on arrive justement en Ukraine.
L’Ukraine est-elle en Europe ?
Commençons par un bref rappel historique sur ce que j’appelle « la fracture turco-orthodoxe ».
L’Europe est divisée entre une partie nord occidentale, qui a évolué en gros comme la France, et une partie sud-orientale, qui a souffert d’un double isolement : celui organisé par les Turcs (ou apparentés, comme les Khazars ou les Mongols) et celui organisé, probablement en réaction, par des églises orthodoxes restant traditionnelles et identitaires, alors que « catholique » signifie « universel » et que cette Église va profondément évoluer au cours des siècles, et notamment dès le Moyen Âge avec les réformes grégoriennes.
L’Ukraine à cheval sur cette fracture turco-orthodoxe
En effet la partie orientale, Crimée comprise, a un passé justement turco-orthodoxe, tandis que sa partie occidentale a longtemps fait partie de la Pologne et de l’empire austro-hongrois catholiques, donc de l’autre côté de cette fracture.
Cette division de l’Ukraine s’est notamment traduite en matière religieuse avec un fractionnement en trois religions principales : l’une rattachée à Rome « les Grecs-catholiques », une église orthodoxe locale et une autre, la plus importante, rattachée à Moscou. Mais cette division s’est atténuée après l’agression russe de 2022, cette troisième Église ayant rompu avec Moscou.
Deux facteurs de division ont disparu : les populations d’origine polonaise ont été expulsées par Staline et le XXe siècle a entretenu un sentiment national.
Ce sentiment national ukrainien a été exacerbé par la famine aiguë organisée par le pouvoir stalinien dans la première moitié du XXe siècle, et par les péripéties de la Seconde Guerre mondiale. La population avait alors accueilli dans un premier temps les Allemands comme des libérateurs, ce qui a déclenché une nouvelle répression soviétique à leur départ en 1944.
Cette répression a touché toute la population, des nationalistes aux Tatars de Crimée, musulmans et turcophones, qui ont été expulsés et remplacés par des populations russes et ukrainiennes, puis sont en partie revenus.
Le référendum d’indépendance ukrainienne de 1991
Le référendum d’indépendance de 1991 montre à la fois une trace de cette fracture – le pourcentage de Oui est plus fort à l’ouest – et son effacement : le pourcentage de Oui reste majoritaire partout, et largement, sauf en Crimée.
Bref, la Russie était donc déjà mal vue en Ukraine, bien avant l’éclatement de l’URSS. Et cela, y compris par des russophones.
La guerre et la candidature à l’UE
Bien entendu, l’agression de 2022 a encore renforcé l’unité nationale, et l’Église orthodoxe ukrainienne a rompu avec Moscou.
Le pays se veut maintenant européen et a fait acte de candidature pour rejoindre l’Union européenne.
Mais jusqu’ici, l’Europe occidentale ne le concevait pas ainsi, du fait de la nature « soviétique » de son régime, comprenez oligarchique et mafieux, jusqu’à la révolution de Maïdan en 2014 . Cette révolution va rendre plus démocratique le régime ukrainien et mener à l’élection de l’actuel président Volodimir Zelinski.
Cependant cette révolution va aussi déclencher la réaction de Moscou, qui annexe la Crimée en 2014 et pousse les séparatistes du Donbass à proclamer leur indépendance, malgré le vote massif de cette région lors du référendum de 1991.
Cela accrédite la thèse vraisemblable que la crainte de Moscou est d’abord de voir une démocratie dans son voisinage immédiat et d’autant plus influente sur son sol qu’il existe des liens multiples et familiaux entre Russes et Ukrainiens.
Mais la thèse officielle russe est que cette révolution a été déclenchée par l’OTAN dans le but d’attaquer ultérieurement la Russie.
Côté européen, on salue le progrès qui rapproche le régime ukrainien des régimes européens plus libéraux, tout en insistant sur les réformes qui restent à faire avant une candidature à l’Union européenne.
Mais la solidarité face à l’agression russe de 2022 va probablement lever, à tort ou à raison, ces réserves pourtant fondamentales.
Mais si l’Ukraine se veut européenne, quid de la Russie ?
La Russie est-elle en Europe ?
À mon avis, non, et c’est illustré par son régime politique. Car les influences occidentales y ont été limitées, même si l’empereur Pierre le Grand a créé Saint-Pétersbourg pour amorcer une européanisation.
Les élites russes discutent depuis des siècles de leur « européanité », et sont divisées entre « slavophiles » et « occidentalisés », notamment par la francophonie.
Mais ces élites ont été éliminées à partir de 1917. Et leur fraction occidentalisée, qui s’était reconstituée à partir de la chute du régime en 1990, est en train d’émigrer en cette année 2022.
Quittons l’Ukraine et la Russie et continuons vers le sud. Nous arrivons dans les Balkans.
Les Balkans sont-ils en Europe ?
Ce sud-est de l’Europe géographique est un monde culturellement éloigné du noyau fondateur de l’Europe.
Ce monde est orthodoxe avec la Serbie, le Monténégro et la Macédoine. Il est musulman avec la Bosnie, l’Albanie et le Kosovo… sans parler du projet d’extension à la Turquie .
Ces pays ont gardé des États, disons, incomplètement dégagés de l’autoritarisme mafieux du communisme ou de celui, communautariste, de l’Empire ottoman.
Vous remarquerez que nous ne citons pas la Slovénie, qui, à part la langue ressemble beaucoup à l’Autriche, ni la Croatie qui a longtemps fait partie à la fois des empires vénitiens et austro-hongrois. Ces deux pays à fondement catholique sont en train de s’agréger sans gros problème à l’Europe occidentale.
Les Balkans illustrent le divorce entre une approche juridique de l’Europe via « Bruxelles », qui ignore les différences historiques culturelles au nom du politiquement correct, et la conviction profonde des fondateurs de l’Europe.
Je ne suis pas tenu par la diplomatie et rappelle qu’il est bien évident pour les « Européens occidentaux » que la Bosnie, le Monténégro, la Serbie, l’Albanie, le Kosovo, la Macédoine du Nord, posent problème. Ils sont sous-développés, mafieux… Bref ce ne sont pas des États de droit.
Ce problème avait déjà été escamoté lors de l’adhésion de la Grèce, qui, malgré des défauts analogues, avait néanmoins été admise en tant que « grand-mère culturelle de l’Europe ».
De même, l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie , n’allait pas de soi, puisqu’elles avaient un peu les mêmes caractéristiques. Mais l’Union européenne s’est sentie obligée de les accueillir pour consolider leur départ de la zone soviétique en 1990.
D’où la réaction russe disant que tout cela n’était qu’un prétexte pour rapprocher l’OTAN de ses frontières ; en fait, de celles de l’Ukraine considérée comme un État satellite de la Russie avant la révolution de Maïdan en 2014.
De toute façon, l’ignorance géographique et historique de beaucoup de responsables de « Bruxelles » était immense. Par exemple, beaucoup ignoraient l’existence de plusieurs millions de Roms en Roumanie et Bulgarie… qui reçurent ainsi le droit de s’installer dans l’espace Schengen.
Mais les relations officielles entre États doivent rester politiquement correctes et on ne peut pas aborder les vrais problèmes à savoir la nature de leurs régimes.
De plus, si on n’ouvre pas la porte de l’Europe aux Balkans, c’est la Russie qui va y entrer. Elle a déjà beaucoup d’influence en Serbie et Bulgarie.
Diluer le noyau occidental de l’Europe ?
On voit bien que ces considérations sur les limites de l’Europe remettent en jeu les principes de sa vocation initiale.
L’Europe a pour ciment la civilisation libérale occidentale qu’elle a transmise à une grande partie du monde par ses migrations, notamment vers les Amériques.
À mon avis c’est là que se trouve la vocation du noyau originel de l’Europe des six, plus tard agrandie aux îles britanniques qui, à ce point de vue, étaient du même état d’esprit.
Même si cette civilisation libérale est imparfaite, et attire les moqueries des autocraties, elle demeure largement supérieure à celle du reste du monde. C’est illustré par le désir de tous les peuples du monde de s’y installer, au prix d’essais d’immigration très coûteux et périlleux.
Il y a donc « un noyau européen occidental » démocrate et de culture historiquement catholique ou protestante.
La République romaine, puis l’empire ont été la première matrice de l’Europe et sa référence permanente, directe au moins jusqu’au XVIIIe siècle, et indirecte ensuite.
Nous y avons puisé notre droit, une partie de nos institutions politiques et même nos langues, y compris l’anglais, mi roman mi germanique, et dont les élites du royaume travaillèrent pendant des siècles en latin puis en français.
Cet empire romain a été latin à l’ouest, et grec à l’est, division relayée sur le plan religieux par le schisme entre le catholicisme et l’orthodoxie (lien avec les croisades).
C’est l’Empire romain qui donnera son pouvoir à l’Église catholique, deuxième matrice de l’Europe occidentale.
Les églises orthodoxes seront celles de l’Orient et leur modèle celui de l’Empire byzantin. Il est vain de se demander si elles ont « formaté » l’Europe orientale et le Proche-Orient d’alors, ou si ce sont ces sociétés orientales, et notamment la domination turco-mongole, qui ont fait évoluer leurs Églises, mais le résultat en est une assez profonde divergence avec l’Occident.
Remarquons aussi que, contrairement au monde orthodoxe, le monde catholique a été profondément modernisé par la Réforme et la Contre-réforme qui ont facilité la diffusion du libre débat, des Lumières et de leurs prolongements, tandis que l’influence autocratique russe accentuait la divergence entre l’Orient et l’Occident.
En conclusion
Les limites de l’Europe sont largement intellectuelles et culturelles, comme le montre l’exemple de l’Ukraine.
Pour moi, l’Europe doit être la déclinaison d’une civilisation de la liberté, fondée sur l’autonomie de la personne humaine.
Mais cela bute sur des réalités géopolitiques, qui poussent au contraire à intégrer des pays balkaniques plus ou moins étrangers à cette tradition, l’Ukraine et la Roumanie étant dans une situation intermédiaire du fait de l’influence historique de la partie occidentale de leur territoire, avec les régions historiquement polonaises ou autrichiennes, comme la Transylvanie.
Remarquons que rien n’est figé. Par exemple, démographiquement l’Allemagne est en train d’aspirer la population des Balkans. Est-ce l’Allemagne ou ces derniers qui évolueront culturellement ?
L’Europe va-t-elle changer de nature en intégrant des populations dont le comportement quotidien est éloigné du noyau libéral et démocratique des fondateurs ? On voit que ses dirigeants essayent de trouver des solutions juridiques préservant ce noyau, tout en acceptant les nouveaux candidats.
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