Paris entretient des relations médiocres voire mauvaises avec les dirigeants marocains, algériens et tunisiens. Au-delà d’un désamour diplomatique, économique et culturel, la réduction des visas délivrés aux citoyens des pays du Maghreb et la position officielle française sur l’offensive israélienne contre Gaza ont contribué à l’amertume des populations.
Ambiance, ambiance… Rabat écarte sans ménagement la proposition d’assistance humanitaire française après le tremblement de terre du sud du Maroc (plus de 3 000 morts), Alger supprime l’enseignement du français dans les écoles privées algériennes au-delà des horaires officiels, Tunis entend interdire prochainement le financement des ONG du pays par des fonds étrangers… Entre les chefs d’États maghrébins et le président français, les relations ne sont pas bonnes. Pour le moins.
De notoriété publique, le roi du Maroc Mohamed VI et Emmanuel Macron ne s’entendent pas. Avec le voisin algérien, l’amitié affichée est à éclipses, et retenir une date pour une éventuelle visite officielle du président Abdelmadjid Tebboune à Paris relève de la mission impossible. Quant au raïs tunisien Kaïs Saïed, il est visiblement absent des préoccupations élyséennes. Dans la tumultueuse suite des relations entre la France et le Maghreb, ce n’est pas le premier coup de froid. Charles de Gaulle avait expulsé l’ambassadeur du royaume chérifien après l’assassinat de Medhi Ben Barka en 1964 , et trois ans auparavant Habib Bourguiba avait subi la colère de Paris pour avoir attaqué la base française de Bizerte . Alger avait vu son pétrole soumis à embargo par le président Georges Pompidou après la nationalisation des compagnies pétrolières françaises en 1971. Rien de tel cette fois-ci : aucun évènement n’a précipité la crise. Pourtant, c’est sans aucun doute la plus grave depuis plus d’un demi-siècle.
Le recul du « made in France »
Cette crise vient de loin, dépasse largement la région et implique en partie seulement la responsabilité du seul président Macron. La désindustrialisation de la France, survenue pour l’essentiel à partir du milieu des années 1980, a eu pour effet la réduction des produits « made in France » disponibles à l’exportation. Sa spécialisation dans les articles de luxe et l’aéronautique passe au-dessus de la tête de ses derniers clients au Maghreb. La part de l’Hexagone dans les importations des trois pays maghrébins a reculé au profit de nouvelles puissances commerciales comme la Chine, devenue leur premier fournisseur, suivie par la Turquie — Istanbul est aujourd’hui la capitale du commerce informel partout florissant.
Les compagnies pétrolières françaises, à commencer par le géant TotalÉnergies, se sont éloignées de l’Algérie, pour le plus grand bénéfice de la société italienne ENI, désormais le principal producteur étranger sur place. Même scénario pour le gaz : l’Italie importe plus des deux-tiers du gaz naturel algérien, l’Espagne le reste et Engie, l’importateur français qui a pris la relève de Gaz de France autrefois dominant, n’a plus qu’une présence secondaire.
Au Maroc, un pays de l’Union européenne — l’Espagne — a remplacé la France comme premier partenaire commercial du Royaume. En Italie, la première ministre Georgia Meloni a pris en main le périlleux sauvetage financier de la Tunisie voisine avec la collaboration de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à la recherche d’alliés pour les élections européennes de juin 2024. Selon le site spécialisé algérien ALN54DZ, bien introduit dans les milieux militaires, le partenariat et la coopération militaire entre Rome et Alger se sont renforcés ces dernières années et devraient continuer à se développer. Les arsenaux italiens livrent régulièrement des navires de guerre à la marine algérienne, alors que Paris multiplie de son côté visites et rencontres entre généraux des deux pays sans aucun résultat tangible.
Le recul est politique, commercial, économique. Les grandes entreprises nationales n’investissent plus au Maghreb, sauf au Maroc qui a accueilli le plus gros investissement industriel français dans la région, avec la construction d’une usine Renault , produisant aujourd’hui plus d’un demi-million de véhicules exportés dans toute l’Europe, et participe à la désindustrialisation de la France. La présence dans le royaume chérifien de la quasi-totalité des entreprises du CAC 40, le principal indice boursier français, ne pèse visiblement d’aucun poids dans les relations extra-économiques franco-marocaines. En réalité, chacun cherche en période de tempête à faire oublier d’où il vient. Les Chinois prennent la suite : la société chinoise CNGR a investi 2 milliards de dollars dans une usine de batteries électriques destinées au marché européen où les produits marocains sont admis en franchise de douane.
Le ratage des visas
À ce recul français est venu s’ajouter une initiative malencontreuse du président Macron, la diminution du nombre de visas accordés par la France aux ressortissants des pays maghrébins : – 30 % pour la Tunisie, – 50 % pour l’Algérie et le Maroc. La décision a été prise discrètement à l’Élysée en octobre 2019 et rendu publique l’année suivante, en septembre 2020, par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. Les explications données pour justifier cette décision sont caricaturales : les consulats maghrébins refusent de délivrer des laissez-passer consulaires pour des milliers d’immigrés illégaux faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire national (OQTF), et qui ne peuvent donc pas être expulsés. Qu’à cela ne tienne : désormais, il faudra échanger des expulsés contre des visas ! Le calcul s’avère vain, il n’y a pas de progression sensible du nombre de personnes reconduites à la frontière, l’administration française ne publie pas les chiffres d’une politique qui vise à flatter la droite et l’extrême-droite. En décembre 2022, en visite à Alger, Darmanin promet un retour à la « normale ». En réalité, il n’en sera rien et la dématérialisation des procédures de demandes de visas avant d’accéder aux consulats français rend les candidats au voyage en France prisonniers de mafias qui les rançonnent et retiennent leurs passeports pendant des mois.
Moins de visas, plus de tracasseries administratives : la querelle dépasse vite les milieux politiques pour devenir une cause nationale de l’autre côté de la Méditerranée. Des millions de Maghrébins vivent en France et la visite à la famille installée dans l’Hexagone est un « must » permettant d’oublier momentanément les pénuries et l’inflation qui sévit localement. La principale erreur des responsables français est de ne pas avoir compris que les populations, plus que les régimes, étaient les premières victimes de la chute du nombre de visas. Au-delà des milieux politiques, la rancune a gagné une grande partie des peuples de la région.
Moscou et ses réseaux de désinformation n’ont pas eu à sonner une charge anti-française : l’opinion maghrébine a basculé d’autant plus facilement qu’en pleine période électorale, à la veille des élections présidentielles du printemps 2022 en France, la presse et le secteur de l’édition ont multiplié les publications hostiles aux musulmans. Vue de Paris, par exemple, l’interdiction de l’abaya est considérée comme un (petit) geste en direction des électorats conservateurs de la part d’un gouvernement fragile et privé de majorité parlementaire. Vu de la rive sud de la Méditerranée, c’est la preuve, s’il en était besoin, d’une antipathie très répandue dans l’Hexagone contre l’islam , antipathie que les médias locaux dénoncent avec force. La guerre à Gaza illustre la rupture entre les deux rives de la Méditerranée : le Sud se montre solidaire de la Palestine, tandis qu’au Nord, les autorités publiques et les médias dénoncent en boucle les « terroristes » du Hamas et interdisent les manifestations de soutien aux Palestiniens.
Le recul économique et la perception que la société française ne goûte guère ses voisins maghrébins (à la différence des Ukrainiens accueillis sur le territoire français), marquent une nouvelle étape dans les relations entre la France et ses trois anciennes colonies : celle d’une normalisation froide basée sur les intérêts et non plus sur une histoire commune ou sur les habitudes.