Malgré la liquidation des bastions territoriaux de l’organisation de l’État islamique (OEI), le pouvoir irakien se trouve confronté à de nombreux défis, ceux de la reconstruction comme ceux de l’unité nationale. Mais ils sont d’autant plus complexes à relever que Bagdad doit faire face aux injonctions contradictoires de Téhéran et de Washington.
Plusieurs scénarios sont envisageables pour l’ancienne Mésopotamie et son gouvernement dont la formation n’est toujours pas terminée, ainsi que pour son Parlement nouvellement élu. Celui-ci, avec ses 329 députés, se présente sous diverses alliances qui ne sont pas de nature confessionnelle.
Deux blocs émergent : Al-Binaa (Construction), pro-iranienne, constituée de 145 députés, et Islah wa Al-Imar (Réforme et reconstruction), 134 députés, plus proche des pays arabes et plus distante de l’Iran. Les listes kurdes, contrairement aux habitudes, sont marquées par la dispersion, chaque parti agissant en solitaire à la suite de l’échec des tractations pour constituer un bloc uni à Bagdad.
Le scénario le plus probable et dont les éléments se mettent en place est lié à la confrontation américano-iranienne. Washington s’emploie à intégrer l’Irak dans le camp américain en œuvrant à rompre une coopération économique entre Bagdad et Téhéran qui pèse 12 milliards de dollars par an (10,65 milliards d’euros) et à stopper les échanges informels entre les deux pays.
Le jeu de Téhéran face à Washington
L’une des premières démarches des États-Unis — qui n’ignorent pas que l’Irak est le poumon de l’économie iranienne — a consisté à exiger que les Irakiens se plient aux sanctions économiques imposées à la République islamique. Une demande rejetée par un gouvernement qui n’ignore pas, pour sa part, la réaction prévisible de Téhéran ni la puissance des factions irakiennes pro-iraniennes qui contrôlent la rue et disposent d’une capacité de nuisance en matière de sécurité publique. Sans compter l’influence non négligeable dont elles disposent au sein du Parlement et qui pourrait leur permettre de bloquer la constitution du gouvernement. Ces factions pourraient même aller jusqu’au retrait de confiance au gouvernement, comme c’est arrivé avec le précédent gouvernement dirigé par Haïder Al-Abadi. La confiance ne lui avait pas été renouvelée en raison de son hésitation à se prononcer clairement pour un refus d’appliquer les sanctions imposées par Washington à l’Iran.
La seconde démarche américaine dans cette bataille contre l’Iran a consisté à inciter vigoureusement les autorités irakiennes à s’ouvrir à la Jordanie. C’est dans ce cadre qu’est intervenue la visite du roi Abdallah II à Bagdad, couronnée par la signature d’accords touchant le commerce, la finance, l’agriculture, la santé et les transports. Les accords concernent également le secteur de l’énergie, avec notamment l’extension de l’oléoduc de Bassora en Irak vers Aqaba en Jordanie, et la création d’une zone industrielle commune de 24 km2. La visite du roi de Jordanie en Irak, qualifiée d’« historique » par le pays hôte, a consacré cette nouvelle coopération.
Ces accords avec la Jordanie ont induit un changement de comportement de Téhéran à l’égard de Bagdad. Cela s’est traduit en particulier par une réduction de la présence de la Force Al-Qods, dont le chef Qassem Soleimani se rendait en territoire irakien de manière régulière, et une retenue des factions irakiennes armées qui lui sont liées.
Accords dans tous les domaines avec l’Iran
En contrepartie, le président iranien Hassan Rohani est arrivé à Bagdad le 11 mars dernier pour une visite de trois jours. Son séjour s’est terminé par une visite aux villes saintes chiites de Kerbala et Nadjaf, avec l’annonce de la gratuité des visas entre l’Iran et l’Irak — mesure qui est entrée en vigueur, comme prévu, le 5 avril.
Cette mesure sert les intérêts iraniens : 5 millions d’Iraniens entrent en Irak chaque année pour des motifs de tourisme religieux ou des raisons commerciales, avec un visa d’entrée d’un coût de 50 dollars (44 euros). À l’opposé, le nombre d’Irakiens qui se rendent en Irak n’excède pas les 2 millions par an, avec un visa d’entrée de 30 dollars (27 euros).
Les accords conclus entre l’Iran et l’Irak comportent des protocoles d’entente dans plusieurs domaines : pétrole, commerce, santé, et transport avec la construction d’une voie ferroviaire entre Shalamche en Iran et Bassora en Irak. Ils prévoient également la construction de villes industrielles conjointes à la frontière pour une production des biens en commun, ainsi que le transport direct des marchandises sans déchargement à la frontière pour inspection. Actuellement, les marchandises sont en effet déchargées à Bassora, Wassit, Diyala et Souleimanieh du côté irakien. Les accords touchent également les secteurs de la santé et de l’enseignement et prévoient de faire revivre les accords d’Alger du 6 mars 1975 concernant la démarcation de la frontière sur la rivière Chatt-Al-Arab, favorables à l’Iran.
Rohani a clos sa visite en Irak par une rencontre — sans précédent pour un dirigeant iranien — avec quatre hauts clercs de l’islam chiite en Irak. Il s’agit de l’ayatollah Ali Al-Sistani, pilier central de l’État irakien, son référent (marjaa) spirituel dont les propos et conseils s’imposent sans discussion aucune aux institutions irakiennes, ainsi que des ayatollahs Mohamed Saïd Al-Hakim, Bachir Al-Najafi et Mohamed Ishaq Al-Fayadh.
Ces dynamiques économiques qui font fi de la confrontation américano-iranienne s’accompagnent toutefois dans la rue irakienne de l’émergence de personnalités controversées en raison de leur hostilité à l’influence iranienne. Parmi elles, l’ayatollah Sayyid Mahmoud Al-Sarkhi, surnommé « le marjaa irakien arabe », une allusion au fait que les autres ayatollahs ne sont ni d’origine arabe ni de nationalité irakienne. Ce leader spirituel a de nombreux partisans dans des gouvernorats chiites qui ont des relations difficiles avec l’Iran — comme le montre l’incendie de son consulat en 2005 — et ces partisans sont très actifs sur les réseaux sociaux et au sein de l’agitation populaire qui dénonce le rôle de l’Iran.
Dans cette confrontation américano-iranienne, on n’a pas enregistré d’actions armées des factions pro-iraniennes contre les intérêts américains. La cible la plus évidente pour eux serait le consulat américain à Bassora, ville où la situation sécuritaire est délicate. Des entreprises américaines pourraient également être visées, ainsi que leurs employés, susceptibles d’être enlevés, comme c’est arrivé ces dernières années.
Une répression brutale
Les défis locaux ne sont pas moins importants que les conflits régionaux qui avivent les divergences entre les partis politiques. Ceux-ci s’accusent mutuellement d’être responsables de la dégradation des services publics.
L’été prochain, le gouvernement nouvellement constitué se retrouvera face à une série de défis, dont des manifestations prévisibles en juillet-août pour cause de baisse de prestations et de coupures d’électricité. Une situation qui risque d’être très tendue, car les spécialistes de la santé publique alertent déjà sur les dangers de propagation du choléra et d’empoisonnement des eaux du fait de la sécheresse.
Bassora, dans l’extrême sud de l’Irak, est une région riche en pétrole où la température dépasse les 50 degrés ; elle sera en tête de ces manifestations. Le gouvernorat pétrolier a connu l’an dernier une vague de contestation de plus de deux mois qui a fait des dizaines de victimes parmi les manifestants. Les forces de l’ordre recouru à une répression brutale après des attaques contre les sièges de certains partis et factions armées, comme après l’incendie du consulat iranien par des manifestants convaincus que l’Iran protégeait les partis et les mafias de la corruption en Irak. La dégradation de la situation a amené les autorités religieuses (marji’iyya) chiites au Najaf à interdire le recours à la violence et exiger la satisfaction des demandes des manifestants. Mais avec la baisse des températures, l’ardeur de ces derniers a reculé.
L’actuel ministre de l’électricité ayant indiqué que cet été ne différera pas du précédent en matière d’approvisionnement en énergie électrique, il faut s’attendre à un mouvement de contestation populaire à Bassora et dans plusieurs autres gouvernorats similaire à ceux de l’année dernière : routes barrées et sit-in devant les sièges des entreprises pétrolières. La réponse gouvernementale pourrait être, comme d’habitude, le limogeage de certains responsables du secteur de l’électricité et la constitution de comités pour recenser les demandes des manifestants.
Parmi les conflits politiques non encore résolus figure la demande des forces kurdes de revenir dans les territoires disputés sur lesquels le gouvernement fédéral a imposé son contrôle dans les gouvernorats de Kirkouk, Ninive et Diyala, après le référendum séparatiste de 2017. La question a été soulevée au moment de la formation du gouvernement de la nécessité d’une participation des forces kurdes (peshmergas) dans la gestion du dossier sécuritaire dans ces régions. Ces demandes ont suscité un rejet et une menace de la part des autres communautés (turkmènes et arabes) de descendre dans les rues et d’entrer en désobéissance civile. Elles refusent en effet tout rôle militaire kurde dans la région, alors que le premier ministre Adel Abdel Mahdi (qui a des projets d’investissements communs avec des Kurdes) s’est abstenu de tout commentaire.
Un accord entre le gouvernement fédéral et la région du Kurdistan pourrait être conclu dans le sens du souhait de cette dernière d’avoir une présence des peshmergas dans les limites administratives des gouvernorats de Kirkouk et de Ninive, quitte à ce que les sièges de ces forces soient installés hors des villes et des agglomérations urbaines. Cette question pourrait susciter de nouveaux conflits entre Bagdad et le gouvernement régional du Kurdistan d’une part, et les autres communautés d’autre part, qui rejettent toute présence militaire kurde dans les territoires disputés.
Des élections très prometteuses
Même si la période de l’élection des conseils provinciaux prévue le 16 novembre 2019 est relativement éloignée, les partis politiques sont déjà en campagne pour promouvoir certaines personnalités, de l’élite ou d’origine populaire, affiliées ou proches. Le but est de les présenter d’ores et déjà comme candidats à une élection dont la réglementation et les mécanismes de répartition des voix n’ont pas été encore adoptés. Car cette élection diffère des précédentes. Pour diverses raisons, chaque parti va se jeter dans la bataille pour faire perdre les adversaires et obtenir une majorité confortable lui permettant de choisir les gouverneurs. Ces positions donneront aux pouvoirs locaux un accès important aux ressources.
Dans les régions sunnites, des contrats devraient être conclus avec des entreprises locales, arabes et étrangères dans le cadre de la reconstruction des régions touchées par le terrorisme. Les gouvernorats seront partie prenante dans la conclusion de ces contrats.
Plus important encore, la répartition des postes au sein des autorités locales s’accompagne de marchandages entre partis pour la présidence d’institutions indépendantes (non liées à des ministères), comme la Haute Commission irakienne pour les droits humains (Iraq High Commission for Human Rights, IHCHR), la Haute Commission électorale indépendante (Independent High Electoral Commission, IHEC), l’Iraq Media Network (IMN), le secrétariat de la mairie de Bagdad pour les services, et d’autres. Il faut y ajouter un transfert des prérogatives de huit ministères (municipalités-travaux publics, reconstruction-logement, travail-affaires sociales, éducation, santé- planification, agriculture, finances, jeunesse-sports) aux autorités locales. Ce transfert se fait en application de la loi 21 de 2008 sur les gouvernorats, récemment amendée et entrée en vigueur.
Les autorités locales disposent ainsi dans leurs circonscriptions d’un réel pouvoir de nomination, de gestion et d’affectation des ressources financières en fonction des besoins des directions régionales de ces ministères. Elles participent également à la gestion des points de passage frontaliers avec les pays voisins. En ayant la main sur ces dossiers, les plus à même de répondre aux demandes de citoyens loin du pouvoir central, ces pouvoirs locaux disposent de moyens importants pour renforcer leurs bases sociales.
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Traduit de l’arabe par Hamid Larbi.