14 janvier 2011, chute du président Ben Ali, début d’une année révolutionnaire ; 25 juillet 2021, suspension de l’Assemblée des représentants du peuple. Coup d’État, coup de force, coup de dés, coup de sang, coup de bluff, coup d’éclat, coup tordu... ? Assiste-t-on à la fin de la « distinction tunisienne » parmi les six pays acteurs des Printemps arabes ?
Le 25 juillet 2021, la Tunisie était-elle arrivée à une situation de péril qui justifiait la prise de mesures urgentes de « salut » par le président Kaïs Saïed ? Dans les semaines précédentes, la presse s’était fait abondamment l’écho d’une pagaille généralisée : une vie politique bloquée au plus haut niveau de l’État entre présidence, gouvernement et Assemblée des représentants du peuple (ARP) ; des mœurs dégradées jusqu’à l’étiage à l’ARP ; une situation sanitaire en passe d’exploser ; une situation sociale déplorable ; au total un pays au bord du gouffre. Cette descente aux enfers ne datait pas de peu. Au lendemain de la mort du président Beji Caïd Essebssi (le 25 juillet 2019), l’intellectuelle tunisienne Hélé Béji avait dressé l’état suivant du pays :
Maintenant, nous sommes face à ce que nous avons engendré, les élites avec leur suffisance, le peuple avec ses idolâtries, les religieux avec leur imposture, les bourgeois avec leur égoïsme, les hommes d’affaires avec leur inculture, les intellos avec leur « machine à non-sens » ; [...] les philistins des droits de l’homme avec leur hypocrisie ; les universitaires avec leur impuissance, les juristes avec leur parjure.
La rencontre des deux patriarches
Une fois démocratiquement écartée l’équipe composite — néo-bourguibienne par son second premier ministre de transition — cramponnée aux commandes politiques du pays après le 14 janvier 2011, la « Troïka » (islamistes et associés) avait investi la présidence de la République, la primature et l’Assemblée constituante. Pratiquant un spoil system en truffant de ses partisans les différents rouages de l’appareil d’État, elle entendait faire durer à son profit le « temps constituant ».
En 2013, cette mécanique s’enraya, à la suite d’une part de l’assassinat consécutif des deux députés de gauche Chokri Belaïd le 6 février et Mohamed Brahmi le 23 juillet, et d’autre part de la destitution du président islamiste égyptien Mohamed Morsi le 3 juillet. Cette conjoncture généra un électrochoc général qui permit aux adversaires de la Troïka de relever la tête et en particulier remit en selle Béji Caïd Essebssi. D’une part, elle facilita le 14 août 2013 une discrète rencontre à l’hôtel Bristol de Paris entre ce dernier et Rached Ghannouchi, et d’autre part l’entrée en scène efficace du Quartet du dialogue national1 le 5 octobre 2013.
Ces initiatives changèrent le cours du « temps constituant », ouvrirent la scène des « transactions collusives » menées dans le secret par les chefs des partis dominants (Ennahdha pour Ghannouchi, Nidaa Tounès pour Caïd Essebsi). La rencontre des « deux patriarches » selon l’expression utilisée par Hélé Béji eut pour effet immédiat de sauver l’expérience islamiste d’un mauvais sort et inaugura corrélativement un « pacte » réaliste (machiavélique ?) de partage bipartisan du pouvoir qui devait régir la vie politique nationale jusqu’à 2019 et dont les effets pervers perdurent. Le peuple qui avait fait la révolution était écarté et ignoré au profit de la reprise parallèle dans l’entre-soi partisan du projet conservateur de l’un — il devait par exemple s’opposer frontalement à son ministre de la justice sur une loi de dépénalisation de l’homosexualité — et du projet islamiste de l’autre.
« Démocratie par le droit », « État de droit » ? Priorités idéales correspondant aux attentes des élites modernistes. La Constitution de 2014 consacra quelques avancées, en particulier sur les droits des femmes —, mais ne fit pas l’objet d’un jugement positif et unanime entre constitutionnalistes tunisiens eux-mêmes. L’ayant jugée « grosso modo une bonne Constitution », le constitutionnaliste Rafaa Ben Achour en écrivit cependant ultérieurement qu’« elle comporte plusieurs lacunes. Surtout des insuffisances de taille au niveau de l’ingénierie constitutionnelle, outre des choix fondamentaux contestables dont l’inopportunité s’est révélée à l’épreuve de l’application ».
L’aboutissement de la Constitution fin janvier 2014 ne fut aucunement l’effet d’un « vent de constitutionnalisme », le texte final fut « incontestablement un texte de compromis, sa force et sa faiblesse en même temps », dit Ben Achour, sorte de procès-verbal d’une cristallisation du rapport de forces de l’heure, texte obtenu au forceps après imposition par le Quartet d’une Commission ad hoc des consensus qui permit de lever les blocages politiques des derniers mois, mais introduisit en même temps les germes d’une conflictualité à venir (dyarchie au sommet de l’Etat, proportionnelle...), d’une ingouvernabilité qui éclata à la mi-mandature présidentielle de Caïd Essebssi et s’est poursuivie au-delà.
« Nous désirions la justice ; et nous n’avons obtenu que l’État de droit »
Si la « voie constitutionnelle » fut envisagée comme moyen de sortie de crise initialement par le président Ben Ali lui-même et reprise successivement par les deux premiers ministres provisoires de 2011 (Mohamed Ghannouchi et Caïd Essebssi), répondait-elle aux attentes du peuple qui a fait la révolution ? « Nous désirions la justice ; et nous n’avons obtenu que l’État de droit », cette réflexion de l’ancienne dissidente berlinoise Bärbel Bohley à propos de son pays s’applique pleinement dans la situation tunisienne, même la Constitution de 2014 n’ayant pas été appliquée intégralement. En particulier sa pièce centrale, le nouveau Conseil constitutionnel, est resté lettre morte sous la présidence Caïd Essebsi ? et jusqu’à ce jour.
L’élection iconoclaste et populaire de Kaïs Saïed vint désavouer le parcours des personnels politiques de différents bords aux commandes depuis 2011 et sonna comme un nouveau « dégagisme » (anarchisant ?) touchant cette fois directement autant la mouvance essebsiste que l’islamiste. Cette élection suscita beaucoup de réserves dans l’élite du pays, et le politologue Hamadi Redissi voit d’emblée en Kaïs Saïed un « mystagogue » sans envergure, la tyrannie étant « au-dessus de ses moyens ». L’accueil plébiscitaire de la décision du 25 juillet devait cependant confirmer ponctuellement le désaveu des gouvernants, personnels politiques et conseillers afférents s’étant succédé depuis janvier 2011.
« Populisme » de Saïed ? Revenant sur la décision du 25 juillet 2021, Taoufik Habaïeb, l’éditeur de Leaders, écrit : « Personne n’est capable de faire front à des revendications profondes des populations démunies, éprouvées et au bout du rouleau qui réclament le droit au strict minimum pour survivre et préserver leur dignité. Kaïs Saïed lui-même ne fait qu’y accéder »2. Sur quelle voie engage-t-il aujourd’hui le pays ?
Dans les polémiques récentes, une question revient souvent sur le devant de la scène publique qui alimenterait, au-delà des réactions inévitables de partis affectés, les oppositions radicales de personnalités à la décision de Saïed : en fait moins son intention d’abolir la Constitution de 2014 que son dessein solitaire, flou et jugé aventureux, d’une nouvelle Constitution. Que des militants des droits humains qui, au prix de grands sacrifices personnels, avaient engagé leur lutte sous l’État de police benalien présument d’un « coup d’État » et dénoncent les risques qu’il comporte d’une régression et en conséquence demeurent hypervigilants dans la période actuelle relève d’un combat digne, légitime et, quel que soit le régime en place, jamais achevé.
S’agit-il d’« un moment césariste sans César », comme dès la mi-juillet 2021 dans un article remarqué d’Orient XXI, Thierry Brésillon en avait formulé la possibilité pour la Tunisie ? La notion de « césarisme » a été conceptualisée par Antonio Gramsci pour qualifier un mouvement politique populaire à la tête duquel se trouve un chef charismatique, bénéficiant de l’appui de l’armée ou de milices, offrant une modalité de sortie de crise qui caractérisa le fascisme mussolinien et qu’il rapprochait du « bonapartisme ». Pour le moment toutes les cases de ce répertoire ne sont pas cochées dans le cas de Saïed.
Cette notion de césarisme sous d’autres plumes n’exclut d’ailleurs pas une forme de démocratie, si bien qu’on a parlé de « césarisme démocratique » pour certains épisodes de l’histoire de France, et que la presse a pu qualifier de « césariste » la gouvernance de Vladimir Poutine, de Recep Tayyip Erdogan, et même de Donald Trump.
Un « républicanisme consulaire »
S’agissant de la décision du 25 juillet de Saïed et de ses lendemains, le sociologue Mohamed Kerrou y a perçu les signes d’un « bonapartisme libéral ». Au début du retour au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958, l’écrivain français François Mauriac avait proposé l’idée d’un « républicanisme consulaire », soit un pouvoir dans lequel s’impose une individualité puissante et désintéressée : « Le désintéressement, c’est ce qui établit la différence entre cette république consulaire telle que je la conçois et le césarisme »3 dont pour lui Pierre Mendès-France avait été une autre figure.
En l’état actuel de la situation tunisienne et de ce qu’on sait du personnage présidentiel, « républicanisme consulaire » ne conviendrait-il pas ? Si « coup d’État » il y a eu, il n’en a en effet pas réuni jusqu’ici les caractéristiques typiques : arrestation et emprisonnement massifs des opposants, interdictions des partis, presse bâillonnée... La levée de l’immunité des députés a abouti à la poursuite de personnes condamnées pour corruption, des interdictions de voyage à l’étranger ont visé des individus poursuivis en justice, des magistrats ont été arrêtés pour exercice délictueux de leur fonction.
Les juges ne sont pas pour autant à la main du président : ils « font arrêter des personnalités des milieux politique, médiatique et affairiste pour de menus délits et les relâchent peu de temps après [...]. Ils laissent libres d’autres personnalités issues des mêmes milieux qui se sont rendues coupables de délits autrement plus graves, laissent traîner les dossiers de terrorisme, de corruption et de contrebande de ces derniers », écrit Ridha Kéfi qui en conclut que Saïed est « desservi par une justice instable et versatile »4.
Les risques d’erreurs et de dérapages existent bel et bien et nécessitent sûrement une veille du respect des droits humains. Quant au débat sur la Constitution, il ne doit pas masquer la nécessité d’un débat plus général auquel la pensée constitutionnaliste apportera sa part, mais ne peut aucunement prétendre valoir pour une pensée politique globale.
L’économiste Riadh Zghal a écrit récemment :
Les efforts d’après 2011 ont été consacrés à traiter de questions juridiques et institutionnelles sans trop regarder à la manière dont fonctionnent la société et l’économie. On a ainsi trahi ceux qui se sont révoltés pour cause de chômage, d’exclusion et d’humiliation par un régime autoritaire et policier. Ceux qui ont saisi le pouvoir ont répondu au mouvement des foules par la création d’institutions […]
Aujourd’hui il faut éviter « le même piège du juridisme de gestion de l’État au sommet ». Au-delà d’une pensée de l’État (ce que fut au total le nationalisme tunisien, un destourianisme ?) ne faut-il pas surtout (et enfin) une pensée de la République ? Habité par le souci de ce que « le peuple veut », qui a été selon lui trahi dès le 14 janvier 2011 et dont il prétend reprendre les attentes d’alors, le constitutionnaliste Saïed sera-t-il l’homme d’une pensée de la République, d’une République pour tous ?
Le chef de l’État est pressé par l’opposition, l’UGTT et l’étranger occidental de nommer un gouvernement, mais avec « son tempérament buté, sa rigidité doctrinale et son refus de tout dialogue avec le "système corrompu" (mandhouma fassida) qu’il abhorre », dit Kéfi, il ne fléchit pas. Dans le discours qu’il a prononcé le 21 septembre 2021 symboliquement à Sidi Bouzid (ville de départ de l’insurrection de 2010-2011), il a déclaré qu’« il ne s’agit pas de changer de gouvernement mais de système politique ». Dans le Journal officiel du 22 septembre il a commencé à sortir du flou en publiant un « décret présidentiel relatif aux mesures exceptionnelles » qui rappelle jusque dans sa rédaction la mini-Constitution promulguée le 23 mars 2011 sous la primature de Caïd Essebsi qui, sans la légalité et légitimité de Saïed, en quelque sorte déconstitutionnalisait pour pouvoir gouverner à sa convenance. « Considérant que le principe est que la souveraineté appartient au peuple et que si le principe s’oppose aux procédures relatives à son application, la prééminence du principe sur les formes et les procédures s’impose » : s’agit-il d’une suspension de la Constitution comme avec la mini-Constitution de mars 2011 ? L’article 20 du décret stipule : « Le préambule de la Constitution, ses premier et deuxième chapitres et toutes les dispositions constitutionnelles qui ne sont pas contraires aux dispositions du présent décret présidentiel, continuent d’être appliquées ». Résultat : « Le pouvoir exécutif est exercé par le Président de la République assisté d’un Gouvernement dirigé par un Chef de gouvernement » (article 8), ce que Caïd Essebsi président avait cherché à obtenir sans succès. Aucune date n’est précisée concernant la durée de l’application de ce décret. La seconde mini-Constitution votée en décembre 2011 sous la Constituante a duré jusqu’au 27 janvier 2014 !
Le pays retient son souffle
République consulaire, dictature à l’antique sous réserve des effets potentiels de la solitude ou de l’ivresse du pouvoir ? Ce premier temps fort d’après le « coup » du 25 juillet 2021 est-il un nouveau coup de poker ? « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment », disait le cardinal de Retz. Les noms de constitutionnalistes se sont multipliés ces derniers temps sur la scène médiatico-politique, ils vont pouvoir continuer à ferrailler contradictoirement entre eux tandis que l’UGTT persistera avec difficulté dans son effort de médiation dans la perspective prioritaire d’une plus grande justice sociale. On revient en fait toujours au seul problème lancinant : « Les plus savants échafaudages constitutionnels et institutionnels ne sauraient garantir un travail décent au peuple, lui donner à manger, le soigner et assurer une bonne éducation pour ses enfants », résume Ridha Kéfi dans son article. Pour le moment, précise-t-il encore, Kaïs Saïed semble « évacuer totalement l’économie de ses préoccupations », ce qui lui fait dire que cette fois « ça passe ou ça casse ».
Pas anesthésié par la décision du 25 juillet 2021, le pays retient son souffle, les opposants radicaux attendant l’échec5, les autres y voyant pour le moment une chance. Tandis que la situation sanitaire du pays a connu une incontestable amélioration, on est dans un « "brouillamini de violences" qu’est selon Goethe l’histoire des hommes »6 pour le moment encore verbales. Une seule conclusion semble s’imposer à ce stade : la révolution tunisienne continue, sous des formes toujours imprévues la « distinction tunisienne » se poursuit.
1Union générale tunisienne du travail (UGTT), Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), Ligue des droits de l’homme et Conseil de l’ordre des avocats.
2« L’édito de Taoufik Habaieb : Résistance, rupture et refondation », Leaders, 2 septembre 2021.
3François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, Bouquins, 27 août 2020 (réed.).
4« Et si Kaïs Saïed était desservi par une justice instable et versatile ?, Kapitalis, 18 septembre 2021.
5L’ancien président « troïkiste » Moncef Marzouki a appelé à la destitution et au jugement de Saïed.
6François Mauriac, Le Bloc-notes. 1952-1962, op. cit.